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Alexis Weinberg : « Pour moi, la puissance d’interpellation poétique de Duras n’a pas chuté, après tant d’années »

Dernière mise à jour : 16 juil.


Alexis Weinberg (c) Gallimard


Entre critique et écriture de création, entre son important travail de recherche sur Bernard Pingaud et l’écriture de son remarquable premier roman, Le Détour, Alexis Weinberg offre un travail dans lequel le verbe « écrire » prend de singuliers accents durassiens. Il n’en fallait pas davantage à Collateral pour aller à la rencontre du romancier le temps d’un entretien sur Duras, notre contemporaine.

 

Comment avez-vous découvert Marguerite Duras ? Un livre ? Un film ? Une pièce de théâtre ? Ses entretiens ? Quel a été votre réaction après la « rencontre » avec cette écrivaine ? 

Je me souviens d’avoir découvert Marguerite Duras à l’adolescence, avec la lecture d’Un barrage contre le Pacifique, puis avec Le Ravissement de Lol V. Stein et L’Amant. Je ne suis pas certain des dates, tout cela est ancien. Trois jalons, sans doute les plus connus, dans l’œuvre littéraire de Duras. Je suis venu plus tard aux films. J’essaie de me souvenir de mes premières impressions de lecteur. Il y a toujours, dans les lectures précoces de grandes œuvres, une part d’incompréhension qui, sans se résorber tout à fait, est ensuite masquée par la prise de connaissance des commentaires des œuvres ; il est précieux de pouvoir retrouver ce que d’abord ça a fait, y compris le malaise, la perplexité, la fascination – même si ce n’est pas toujours possible. Je crois que j’ai initialement été frappé par deux choses. Dans la diachronie de ces lectures successives, à quelques mois d’intervalle l’une de l’autre, par les variations des dispositifs et du « style », témoignant d’une recherche perpétuelle de la forme adéquate et toujours fuyante comme l’objet du désir. Première leçon d’écriture. Mais surtout, à chaque fois, par le voisinage si durassien de la violence et du désir : « érotisation de la pulsion de mort » qui peut parler à un adolescent qui n’a pas encore de rapport d’étude à la chose littéraire, mais qui sent que quelque chose de décisif se joue dans l’écriture, qu’elle peut faire accueil à ce qui ne trouve aucun autre lieu. La lecture d’Ecrire confirmera tant cette intuition que l’attrait mêlé d’inquiétude exercé par l’œuvre de Duras.

 

Pourriez-vous me citer : le livre, le personnage, la phrase de Duras qui vous ont le plus marqué.e ? Pourquoi ces choix ?

Outre ces trois premières rencontres, Moderato Cantabile a joué un peu plus tard un rôle important, par sa fausse simplicité (le dispositif tout en redoublements est admirable), par l’originalité de l’art que Duras élabore. Quelque chose se déplace, Moderato Cantabile se tient comme en équilibre entre l’écriture encore psycho-réaliste des débuts et la radicale originalité de la veine vers laquelle Duras se dirige. Quand j’ai commencé à vouloir écrire, je ne sais pas pourquoi, il y avait là comme une sorte de modèle. Pour ce qui est des personnages, je crois que c’est la « mendiante » du Vice-Consul, ou même plus encore le « vice-consul » lui-même, que je retiens parmi tant d’autres marquants – incarnations d’une telle crudité qu’ils ne peuvent être oubliés. Qu’est-ce que la folie du vice-consul peut dire de la « folie » de la condition humaine ? En quoi son outrance parle de chacun.e d’entre nous ? Duras se démarque des écrivain.es du Nouveau roman par la force qu’elle conserve à des personnages hantés, marqués, excédés par plus grand qu’eux. Quant à la phrase, il s’agit du fameux : « Très vite dans ma vie il a été trop tard » du troisième paragraphe de L’Amant. Il y a quelque chose de lancinant dans l’appel lancé par cet alexandrin blanc qui fait écho à la temporalité complexe du trauma et de ses après-coups. Ce « trop tard » se tient entre la fatalité universelle d’un toujours-déjà-trop-tard qui marque la condition d’être incarné et l’expérience singulière durassienne ; pour moi, sa puissance d’interpellation poétique n’a pas chuté, après tant d’années.

 

Qu’est-ce qui vous fascine le plus chez elle ? Sa langue hyperbolique, anaphorique, ses silences ? Ses sujets atemporels qui reflètent, comme la parole du mythe, la mémoire à la fois collective et individuelle du XXe siècle ?

Ce qui me fascine le plus chez Duras est sa force créatrice, jusque dans certains de ses textes qui me touchent moins. Si chaque écrivain.e véritable invente, dans et par son œuvre, une certaine conception de la littérature (un tel schème, on le sait, étant propre à la modernité), alors celle de Duras configure une nouvelle manière de voir, de sentir et de penser qui nous est devenue si familière qu’on peine parfois à se rappeler l’originalité de son frayage. C’est cela qui n’est donné qu’à peu d’artistes. C’est n’est pas seulement une question d’ordre poétologique, formelle, mais éthique également, au sens de ce qu’un individu est capable de prendre en charge de son époque, de sa vie, exposé à ce « dehors » qu’il ne choisit pas. C’est une œuvre qui s’est laissée traverser par l’époque tout en la transfigurant. Pour parler comme Deleuze, elle « contre-effectue » l’effraction traumatique du réel, celui de l’enfance et de l’adolescence coloniales puis celui de la guerre ; et comme ses moyens sont considérables, tout se passe comme si la quantité de réel, avec sa violence et ses excès, qu’elle était capable de prendre en charge était elle-même d’une mesure peu commune. A titre personnel, Duras en a évidemment payé le prix.

 

La « modernité » de son écriture, celle qu’elle a nommée dans les années 1980 « écriture courante », impatiente de s’exprimer, au plus près de l’intention orale et de l’inspiration créatrice a-t-elle inspirée votre œuvre ?

Pour ma part, je cherche une écriture qui se démarque tant de la platitude désinvestie du langage de la communication que d’une artificialité pseudo-littéraire. Non pas « degré zéro » de l’écriture, tentation d’une écriture blanche voire grise, mais pas non plus de littérarité évidente, qui serait à exhiber. Trouver une sorte de densité énonciative, quoique sans rien forcer… La voie est étroite. Les recherches de Duras sont exemplaires à cet égard, sans que sa solution idiosyncratique puisse être copiée. La « formule », pour chacun.e, ne peut venir que d’une recherche personnelle, témoignant certes toujours implicitement d’une certaine conscience de la langue et de l’évolution des usages, mais dont le critère, en dernier ressort, est intérieur ; la justesse de ton, le « c’est ça » de la touche, est d’ordre intime. Si l’oralité peut guider ce travail d’élaboration, elle ne peut pas être reproduite comme telle. Avec l’« écriture courante », Duras se rend capable de restituer le mouvement le plus intime de la pensée ; toutes les ressources expressives sont mises au service de l’écriture : c’est cette liberté qui, pour moi, vaut source d’inspiration.

 

Duras encore ou on la confie à l’histoire littéraire ?

Les grandes œuvres sont « intempestives ». Bien entendu, elles appartiennent à un double contexte historique, au sens le plus large de l’adjectif et relevant plus localement de l’histoire des formes (avec des effets complexes d’intrication). Si le « moment » durassien n’est plus tout à fait le nôtre, sa force de déflagration porte encore. D’une part, nous vivons encore dans les contrecoups de toute cette période (mémoire de la Shoah, luttes de décolonisation, Mai 68, destin des avant-gardes, etc.) qui infuse profondément l’œuvre de Duras, de sorte que les enjeux historiques portés par l’œuvre nous concernent encore ; d’autre part, même quand les générations à venir en seront plus éloigné.es, quand la chaîne des vivants se sera distendue par le silence des morts, chaque lecteur.rice – je pense en particulier à nouveau aux adolescent.es – sera encore susceptible d’entrer dans un commerce décisif avec l’œuvre de Duras, en ce qu’elle suscite une inquiétude d’exister que l’adulte cherche parfois, par confort, à étouffer. Tout se passe comme si Duras avait su rester fidèle au « moment adolescent », à son « danger », en approfondissant sa portée dans ses multiples après-coups existentiels, et ce, jusque dans les dernières années. Rare exigence tenue dans le temps d’une vie-écriture, exemplaire à cet égard.

 

(Questionnaire et propos recueillis par Simona Crippa)




Alexis Weinberg, Le Détour, Gallimard, mars 2021, 160 pages, 17€

 

 

 

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