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Photo du rédacteurBenoit Gautier

Catherine et les fantômes



La mort est un sommeil à l’échelle de l’Univers.

Claude Lelouch


Mois de juin meurtrier qui fauche Anouk Aimée quelques jours après Françoise Hardy. En 1976, Claude Lelouch les réunit dans Si c’était à refaire. Un Lelouch format court à l’intrigue mélo-romanesque échevelée. À l’affiche, deux égéries de Jacques Demy : Catherine Deneuve, Anouk Aimée ainsi que Françoise Hardy, le temps d’une chanson signée Pierre Barouh/Francis Lai. Son titre : Femme parmi les femmes. Un garçonnet vendéen découvre cette curiosité au cinéma, les rétines et le cœur transportés. Cette nouvelle rend hommage à Anouk et Françoise – Sleeping Beauties –, à Cathy aussi, bel(le) et bien vivante, ouf !

 

Il était un soir ou plus exactement une séance de cinéma dans un chef-lieu de l’ouest de la France, à l’architecture napoléonienne avec des croisements à angles droits. Rigueur de l’urbanisme qui escamote les passants au détour des rues, comme aux États-Unis, mais sans l’espoir d’un Eldorado. Vue du ciel, l’agglomération au quadrillage de moule à gaufre est ligotée de boulevards de ceinture dont les tracés ressemblent à une maison dessinée par un enfant. Au centre, la place municipale où trône sur un piédestal la statue équestre en bronze de Napoléon 1er, haute de 4,65 mètres, dans l’esprit pompier du XIXe siècle. L’index de la main gauche de l’empereur indique la direction des deux cinémas de la ville situés dans un mouchoir de poche, au sud et à l’est.

 

Un garçon d’à peine 10 ans et son frère adolescent arpentent le centre-ville désert. Leurs parents qui vivent à la lisière extérieure de l’un des boulevards de ceinture, aspirent parfois à se débarrasser de leur progéniture pour anesthésier leur existence dans l’alcool. Le père a donné à l’aîné un billet de 10 francs suivi d’un « Allez au cinéma, et tu rapportes la monnaie ! ». Le cadet l’a fixé de ses yeux ronds, étonnés de cette initiative car le géniteur qui excelle dans l’arbitraire, prétend toujours que le cinéma fait « mauvais genre ». Idem pour les cheveux frisés. Eux aussi font « mauvais genre ». Chaque jeudi, jour de liberté des années 1970, l’enfant passe le plus clair de l’après-midi chez le coiffeur qui s’ingénie à désépaissir puis raidir sa tignasse. Le sèche-cheveux mate les boucles rebelles, brûle la nuque. Le nuage de laque enflamme les paupières, fige la coupe au bol.

 

L’aîné, en échec scolaire, ne peut tenir un stylo sans trembler. Quand il fait ses devoirs, la mère se tient debout derrière lui. Dès qu’elle décèle une faute, une gifle s’abat sans prévenir sur la joue, l’oreille ou la tête de l’adolescent qui souffre, selon le diagnostic du médecin de famille au physique d’acteur américain, d’une « altération de la concentration ». Le grand frère, bien pourvu en testostérone, décharge sa colère à coups de conseils de discipline, de paquets de clopes fumées en douce, de conquêtes compulsives.  La carence de concentration lui procure des sueurs froides, déclenche de la tachycardie dès il ouvre un livre, regarde un film. Son esprit gruyère se creuse de trous larges et profonds, où s’engouffrent des rêves de partance qui le font s’évader de son corps.

 

Le billet dans une main, les doigts de son petit frère qu’il broie dans l’autre, l’aîné fulmine. Les garçons filent devant la bibliothèque où le cadet ingurgite les livres comme des gâteaux. Face à cette boulimie, l’employée municipale à l’accueil répète à chaque prêt : « Toutes ces lectures, ça monte à la tête ! ». Sous les réverbères, l’ombre des frères glisse sur le piédestal de Napoléon 1er, suivent l’index impérial. Le cadet euphorique à l’idée de cette soirée impromptue, ne sent pas la douleur de la poigne qui l’immobilise devant le premier cinéma, celui situé à l’est.

 



 

Le regard de l’aîné se pose sur l’affiche d’un film d’action avec le canon d’un flingue et la gueule du monstre sacré du moment : peau épaisse, chevelure de crin avec rouflaquettes, bouche ourlée, nez épaté, yeux de truand séparés par la ride du lion. La promesse musclée du programme séduit le grand. Le petit s’insurge, trépigne. La colère et les larmes ne sont pas loin, antichambres d’une sempiternelle bouderie. La poigne excédée de l’ado referme son étau. Direction l’autre cinéma, celui situé au sud. L’enfant ne touche plus le sol, manque d’équilibre à chaque pas.

Le cadet est aux anges devant une affiche qui duplique l’image d’une star à la façon des matriochkas. L’actrice, belle comme le jour, porte sa blondeur en cascade. À ses côtés, une célèbre consœur brune a tronqué le glamour pour une coupe courte. Au fond de l’affiche, minuscule, un homme en costume, les mains sur les hanches, attend de pied ferme l’amour de l’héroïne.

 

Film de garçon contre film de fille. Le petit a fait son choix. Le grand se rebiffe, menace. Le corps en béton armé du cadet résiste. Sosie d’un chanteur yéyé aux yeux verts espiègles, l’aîné fait mouche avec l’ironie de son sourire, toutes les filles en tombent à ses genoux. Hécatombe vu le nombre qu’il ramène en douce à la maison. S’il ne cède pas au film de fille, le cadet jure de tout révéler aux parents. Les gloussements, les souffles courts, le froissement des caresses, l’humidité des baisers, et surtout, les silences qui en disent long, très long derrière la porte de la chambre fermée à clef. La poigne de l’aîné relâche son emprise, pèse le pour et le contre.

 

La salle est vide à l’heure de la dernière séance. La lumière s’atténue, le grand frère s’efface dans le noir. Le sang du cadet ne fait qu’un tour. Sa tête tourne, son cœur s’emballe, ses glandes lacrymales débordent, sa vision se trouble. Ivresse déjà ressentie devant le poste de télé quand sa chanteuse préférée lui sourit de toutes ses dents, chevelure opulente, hanches qui ondulent dans une combinaison-pantalon à paillettes bleu électrique. Mais pour la première fois, l’écran est devenu grand, et l’enfant, la bouche sèche, ravale ses pleurs.

 

Le film s’ouvre par un plan-séquence de 2 minutes 30 en caméra subjective. L’héroïne, la trentaine, goûte à la liberté après quinze ans de réclusion pour le meurtre de son patron, violeur impénitent. L’enfant est abasourdi. Sa mère a failli faire de la prison pour cleptomanie. Dans le film, le fiancé de la star se suicide. À la maison, la mère a subi l’abandon d’un amour de jeunesse. « Le seul, le vrai ! », clame-t-elle devant le père. L’actrice, beaucoup plus réservée dans son jeu, se fait faire un enfant au pénitencier pour donner un sens à sa vie. Le cadet, lui, a accidenté le cours du destin familial avec sa naissance non programmée, dix ans après la venue de l’aîné. Les parents depuis s’engluent dans les regrets. Le personnage féminin, lui, va de l’avant. Elle trouve du travail dans un magasin de luminaires, cohabite avec une ancienne détenue, croqueuse de diamants qui couche avec son fils devenu adolescent. Choquée mais Peace and ove dans l’âme, l’héroïne ferme les yeux, succombe au charme post-soixante-huitard du prof d’histoire de son rejeton. L’enseignant apparaît dans le film déguisé en Napoléon 1er, affirme sur un ton radical : « Une femme quitte toujours un homme qui l’ennuie, pas un homme qui la trompe ». Il retire son tricorne, lance à sa classe : « Qui a dit ces conneries ? ». La mère accuse souvent le père de dire des conneries, de la tromper aussi. Elle s’ennuie ferme à ses côtés, mais ne le quitte pas. Le couple s’accroche aux disputes alors que l’actrice transcende les épreuves, tombe amoureuse, accède à la félicité au sommet du Mont Blanc. La caméra s’envole, tournoie, s’éloigne. Reines des neiges, les deux protagonistes ne sont plus qu’un point dans l’immaculé. Le souffle du vent est chassé par la chanson du film. « L’homme est-il un Dieu vivant ?/Un Tarzan ou un être vulnérable, perdu, inconstant ? », questionnent les paroles pendant le générique de fin.

 



 

Le petit garçon a compté. En 96 minutes, le rôle principal se fait draguer sept fois par des machos qui ne pensent qu’à la bagatelle, l’un des mots favoris de la mère. « Bagatelle » : désinvolte dans sa sonorité mais lourd de sensualité, de clandestinité, telle cette nuit où, dans le lit qu’il partage avec son frère, le cadet a senti entre ses omoplates la langue de l’aîné qui s’exerçait à embrasser. Émotion capiteuse, prémonitoire d’émancipation, semblable à celle éprouvée face à cette séquence où la star regarde la télévision. Dans la lucarne magique, une chanteuse murmure le thème du film. Un crépuscule de campagne nimbe sa beauté androgyne, le châtain de sa chevelure. La comédienne l’écoute dans la pénombre, le visage éclairé par une bougie. Le petit écran dans le grand, la lueur de la flamme, la mélodie féministe, le teint de lait de l’actrice, le voile de voix de la chanteuse, tout percute le plexus solaire de l’enfant. Le cadet le sait : il « montera » à Paris, au pays de La Tour Eiffel et de Saint-Germain-des-Prés, fief de la star, libre et Parisienne, Parisienne et libre, en dépit des vicissitudes de l’existence, de la voracité des hommes, des affres de la gloire. Elle et lui en décalcomanie pour la vie.

 

Des milliers de films et dizaines d’années plus tard, le cadet quitta la capitale pour revenir s’installer dans sa ville de naissance. Aventures en pagaille et amours mortes lui avaient appris que l’homme n’est pas un Tarzan, encore moins un Dieu vivant, mais un être aveuglé qui fait le plus souvent ce qu’il peut avec ce qu’il n’a pas. Il avait fantasmé sa vie, décroché quelques timbales, modestes Austerlitz, appris à traverser ses retraites de Russie, lames de fond à répétition. La mémoire de la mère s’évaporait. Le père et l’aîné s’en étaient allés, bizarrerie transgnérationnelle, tous deux à 53 ans. L’actrice brune et la chanteuse sylphide, à quelques jours d’intervalle.  Seule la blonde et sa carrière éternelle ne l’avaient pas lâché.

 

Le cadet se tenait au pied de la statue de Napoléon 1er, observait son index. Il remarqua que l’empereur ne pointait pas le doigt de la main gauche, mais celui de la main droite. Il indiquait donc l’ouest et le nord, directions opposées à celles des deux cinémas de son enfance, aujourd’hui détruits. L’homme aux cheveux blancs sourit. L’orientation lui avait toujours fait défaut. « Complètement déboussolé », murmura-t- il au chef d’état stoïque.

 

Si c’était à refaire bande-annonce



Femme parmi les femmes Françoise Hardy



 

 

 

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