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Des voix pour continuer l’œuvre-vie de Serge Martin-Ritman

Photo du rédacteur: Bastien FeryBastien Fery

Serge Martin-Ritman  (c) Claire Martin
Serge Martin-Ritman  (c) Claire Martin



Ce texte est un compte-rendu de l’hommage à Serge Martin du 29 novembre 2024, lors du colloque international DILTEC, Université Sorbonne Nouvelle : « La relation en didactique des langues ». Á partir des interventions de Nathalie Borgé, Marina Krylyschin, Marie-Claire Martin, Olivier Mouginot, Frédérique Cosnier et Charlotte Guennoc.



Il est 13h45, le 29 novembre 2024, la salle des séminaires du Centre des colloques du Campus Condorcet, ouverte sur la rue par de grandes baies vitrées, est presque pleine. Chacun gagne peu à peu sa chaise, quand les voix commencent à sonner, celle de Nathalie Borgé d’abord, elle introduit un hommage, et il manque quelqu’un. Serge n’est pas à la place qu’il aurait dû occuper, dans ce colloque qui porte presque son nom. Il était invité et devait proposer une réflexion sur « L’inséparabilité de la théorie et de la pratique. Mais aussi de l’affect, du concept, de la lecture, de l’écriture, des proses et des vers, du parler et de l’écrit », comme il l’a indiqué dans une correspondance avec M. Krylyschin. 

Ambitieux comme il sait le faire, sur ce terrain familier de la relation, ambitieux précisément parce que « général », au sens de sa revue Résonance générale – qui cherche à faire système par abattement des frontières et pensée globale, précise, toujours précise, et globale oui, parce qu’en recherche de ce qui tient tout ensemble. 


Mais il n’est pas là aujourd’hui, sa chaise est vide – or, on sait qu’il se serait déplacé, comme il s’est déplacé jusqu’au bout, contre la maladie, de plus en plus difficilement certes, mais toujours rivé en direction de nouvelles connaissances, et prêt à dépenser toute son énergie à ce que chacun puisse en faire autant. Depuis février 2024, il n’a plus le corps qui le tenait jusque-là, mais « parce que le dialogue continue, encore » (N. Borgé) et que ses valeurs d’hospitalité et de partage ne sont pas du genre à s’évaporer en un jour, c’est toute une communauté de personnes, « pour qui la présence de Serge restera vive » (M.-C. Martin), qui se réunit ici pour témoigner, se souvenir, et continuer. Donner quelques clés, initier le mouvement qu’était celui de Serge, « ouvrir des portes en grand » (M. Krylyschin), mettre un livre dans la main, démontrer par le sourire que l’amour et la passion ne sont pas incompatibles avec la pensée du pire et le scepticisme. Ainsi, c’est en étant « contre, tout contre » (M. Krylyschin) la pensée de Serge et en maintenant le regard droit, habité d’autres – tous ces autres, corps, domaines, paramètres en bataille qui habitaient son regard et habitent le nôtre –, que ses collègues, Nathalie Borgé, Marina Krylyschin, son épouse, Marie-Claire Martin, et ses anciens étudiants, désormais docteurs, Olivier Mouginot, Frédérique Cosnier, Charlotte Guennoc, se souviennent aujourd’hui à voix haute. 


« TU pars NOUS vacille » est un intitulé à la hauteur de l’homme qui manque. Il y a de quoi trembler, mais pas sans se souvenir que Serge Martin, comme Ritman, louait que l’assise vacille. Il faut le remarquer, d’abord, que tout cela s’affaisse sous nos pas ; reconsidérer, ensuite, que sans vaciller avec le monde tout cela flétrit, la fleur, le corps en jambe, la pensée. Toujours « être au commencement » était une charte, Olivier Mouginot le rappelle, et à notre commencement ici, c’est Nathalie Borgé, qui impose le « TU », car, en partant le tu reste, d’un lien à travers l’air et nous parlons. Des compagnonnages de laboratoires, de salles, où les voix résonnent encore. Au DILTEC, dans les salles de THALIM, la maison de la recherche de Paris-3, Saint-Benoît-du-Sault, depuis et pour toujours, à Poitiers, Caen, Cergy-Pontoise, comme dans les colonnes de papier que tu habites, Nu(e), Tarabuste, Le Français aujourd’hui, Europe, Le Grand tétras, Collodion… ces livres circulent aujourd’hui, de la main à la main et à travers la salle, livres sur la poésie, théories de la relation, livres de poèmes, essais sur la voix, sur l’enseignement, revues, continuent leur chemin à mesure que l’heure et quart d’hommage s’écoule, et que les voix passent. C’est une présence appuyée, dans tous ces domaines où il y avait à dire, une présence sur tous les fronts, et dont Marina Krylyschin rappelle qu’elle t’a permise de voir « l’inséparabilité de tout ce que l’on sépare habituellement ». Et c’est dans ce cadre, celui d’un commencement de plus, balisé par l’envergure de l’amitié et par l’amplitude des voix, que s’impose celle de Marie-Claire Martin. Vacillante, aussi, car inséparable. Dernière camarade d’une route suivie sur le long cours, des premiers articles à l’ultime effort d’un jardin blotti sous les arbres des hauteurs de Poitiers. Mesurant l’envergure d’un sillon tracé à travers la pensée et les amis, sûre de le continuer. 


Et qui continue prend la parole, mêle les voix. D’abord Olivier Mouginot, qui s’attaque à la mise en système, entreprise par Serge, des inventions notionnelles de la relation et dont le propos souligne, avec précision, autant l’empan de ces recherches que leur ancrage, toujours dans la pratique quotidienne de l’enseignement. En somme, l'enrichissement de l’esprit par la main, et réciproquement, comme moyen de ne pas boucler un domaine sous son secteur d’autorité. Anthropologue de « la relation dans et par le langage » (formule phare de l’œuvre de Serge Martin, empruntée à Benveniste), à l’épreuve des apprentissages langagiers, toujours. Expériences, donc savoirs, pluriels et articulés par les œuvres, les voix, nourris par l’écoute, l’apprentissage de l’écoute et de ses dynamiques à travers les œuvres, leurs voix propres – c’est ce à quoi ton oreille était tendue. Et plus encore les voix du monde, des corps, sociaux, inter-subjectifs, en relations constantes – là est le sujet d’étude, jusqu’à aboutir à ce qu’Olivier Mouginot formule fort bien comme un « abouchement énonciatif ». Enfin, de l’ouverture humaine dont témoignent tes amis à l’ouverture conceptuelle et didactique, il n’y a qu’un pas, et tout converge, de l’énonciation aux réénonciations. Réinventant la lecture par la traversée de l'œuvre, l’ensemble des gestes dans des relations engageant d’infinis « passages de résonances » (Poétique de la voix, 2014), perpétués dans les « ateliers du dire » d’Olivier Mouginot, dans les vies mises au fait par ta voix, entre les murs du Centre des colloques, aujourd’hui, dans tout ce que ta présence convoque d’échos, de liens, de gestes.


Puis Frédérique Cosnier s’engage, engage et dégage, à partir de la lecture d’un article de 2003, le sens que tu donnes d’une relation critique, avant tout critique de la relation. Encore voilà que cela vacille, et il y a de quoi : forger une éthique de vie, une poétique, qui rejoue sans cesse et entier le sens. Une critique de la relation envisage et bouleverse le continuum de relations à l'œuvre, dans l'œuvre notamment mais pas que. Elle met le doigt sur le problème, le lève, non pas par seul plaisir dialectique, mais par nécessité de renversement constant pour – et Frédérique Cosnier y vient peu à peu – « une relation jubilatoire », un faire en pleine activité, et finalement : l’acte de création blotti au cœur même de la relation. « Dans et par », comme tu l’affirmes dans ta présentation de thèse. Partant de cette seule systématique – la seule acceptable –, tout s’enroule, pour prendre en charge un sujet, un corps, une société, une histoire « dans et par le langage ». In fine, un mouvement général à la fois existentiel, politique, anthropologique et amoureux. Puisque derrière ces voiles que mentionne très justement Frédérique, le « style », « l’écriture », le « texte », c’est bien un corps qui est à l'œuvre, dans l'œuvre, par l'œuvre, tu le rappelles sans cesse. Ainsi la relation critique part et revient toujours à ce corps, qui se vit en « corps-relation », accéléré (sur la « voie rapide » comme tu disais en 2003) par le poème, mais partout, partout érotique, plein de gestes, jubilatoire, et politique. 


Les voix passent, et celle qui doit conclure un nouveau commencement est celle de Charlotte Guennoc, qui traitera du partage des pratiques pédagogiques dans tes cours. Ainsi commence-continue-t-elle, par voie de poème, ou de racontage – pas d’enseignement, pas de discours ; on raconte, on écoute, de près. Par là, une relation. Intempestive, intransitive. De part et d’autre des ces corps forgés à plusieurs, on s’écoute, on se lit, on s’essaie au « défi de l’écoute relation » (C. Guennoc). Les projets de recherche deviennent des projets de vie. Les vies se mêlent à s’écouter. On parle à plusieurs, les hommages sont rendus à voix-mêlées, les bateaux de papier circulent, les livres, les marges se remplissent. On écoute « jusque dans les silences » (C. Guennoc) – ce que tu nous laisses aujourd’hui –, et on sait entendre que cela bourdonne encore. Dans ce « rapport tout ouïe » (Voix et relation, 2017), non seulement rien ne glisse du côté de la perte, mais tout reste au creux de l’oreille, perpétué dans la bouche, ressaisi, continué par voix d’autre, toujours remâché en corps à corps, passant de lire à relire. Charlotte continue, toi aussi par elle, et par tous. Tu casses ta pipe, et nous jouerons avec les morceaux. 



Il est 15h00, le relais passe, et les discussions se poursuivent dans le hall. La certitude s’installe qu'avec de pareils passeurs de voix, tu peux te coucher – même pour la vie – sûr de n’avoir pas fait tout cela pour rien. Quelques femmes et hommes installent irrémédiablement des frémissements contagieux. Encore senti aujourd’hui, le séisme de ton pas, il se réverbère ça et là. À y tendre bien l’oreille, c’est une voix, qui intime que tout est vrai : ce corps brûlant et qui demande qu’on l’écoute, la forme de ces tourbillons d’être, que ce que l’on donne vaut la peine d’être donné, et l’assurance folle d’y parvenir, que le papier a quelque chose de la peau, et l’œil renferme son atome de lumière. Nous repartons le cœur léger, et continuerons la marche jusqu’à ce que tout cela tourne rond, car tu as raison de l’écrire dans ton dernier livre, il faudra bien un jour « la boucle, la boucler ».






En écho à ce texte : « TU pars, NOUS vacille : trois voix pour écouter-dire une œuvre-relation (hommage à Serge Martin) » par Olivier Mouginot, Frédérique Cosnier-Laffage, Charlotte Guennoc, colloque « La relation en didactique des langues », DILTEC (EA 2288), Université Sorbonne nouvelle Paris 3, Nov 2024, Paris, France. [hal-04813218].


Œuvres citées de Serge Martin-Ritman

• Résumé de thèse de Serge Martin [https://theses.fr/2002CERG0161] (cité par Frédérique Cosnier).

• Serge Martin, « Pour une poétique de la relation », dans Henri Meschonnic, la pensée et le poème, actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 12-19 juillet 2003, sous la direction de Gérard Dessons, Serge Martin et Pascal Michon, Paris, In Press, 2005 (Cité par Frédérique Cosnier).

• Serge Martin, Poétique de la voix en littérature de jeunesse. Le racontage de la maternelle à l’université, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 109 (Cité par Olivier Mouginot).

Résonance générale : cahiers pour la poétique, revue dirigée par Serge Martin-Ritman, Laurent Mourey et Philippe Païni, dix numéros de 2007 à 2018.

• Serge Martin, Voix et relation. Une poétique de l’art littéraire où tout se rattache, Marie Delarbre Éditions, Taulignan, 2017, p. 58 (Cité par Charlotte Guennoc).

• Serge Ritman, Monique Tello, Tu me tourneboules, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, « Au-revoir les enfants », 2024, p. 28.

• Olivier Mouginot, Les ateliers du dire (lectures, écritures, littératures) : enjeux et expériences de la voix en langue(s) étrangère(s), thèse de doctorat en didactique des langues, Sorbonne Paris-Cité, dir. Serge Martin, 2018.


Intervenants : 

– Nathalie Borgé, MCF en sciences du langage, didactique des langues, Sorbonne Nouvelle, chercheur associé DILTEC (Didactique des langues des textes et des cultures) et LanguenAct.

– Bastien Fery est poète, jeune chercheur et éditeur pour le collectif d'artistes Congre. Il travaille sur le livre et la question du corps dans la poésie contemporaine et réalise des catalogues pour le Centre des livres d'artistes et Tschann Libraire. 

– Marina Krylyschin MCF en sciences du langage, Département DFLE (Didactique du français et des langues étrangères) de la Sorbonne Nouvelle, et chercheur associé au DILTEC.

– Marie-Claire Martin, formatrice à l’IUFM de Versailles et enseignante de la littérature de jeunesse à l’université de Cergy-Pontoise.

– Olivier Mouginot est MCF en sciences du langage et didactique du Fle-Fls à l’Université de Franche-Comté (France), membre titulaire du laboratoire CRIT (Centre de recherches interdisciplinaires et transculturelles, UR 3224). Travaux de recherche : rapports entre apprentissages linguistiques et arts du langage ; les parcours expérientiels avec les œuvres de langage et de culture en classe de Fle-Fls ; les ateliers du dire à l’École et dans un vaste entour social ; le faire atelier en éducation et en formation.

– Frédérique Cosnier-Laffage est professeure agrégée de Lettres Modernes, Docteure en Littérature et Civilisation françaises (Paris 3 Sorbonne Nouvelle), rattachée à l'UMR 7172 Thalim (Théorie et histoire des arts et des littératures de la modernité). Université de Franche-Comté. Poétesse et romancière.

–Charlotte Guennoc enseignante de théâtre et de français langue étrangère aux Cours Florent. Enseignante de français de communication à l'IUT Paris Rives de Seine, auprès d'étudiants en sciences des données. Thèse en littératures sous la direction de Serge Martin, autour de la notion d'écoute.

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