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Gaël Octavia : « Dans l’asymétrie / D’un Uca pugilator / Fleurit la mangrove » (L’étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles)

  • Photo du rédacteur: Cécile Vallée
    Cécile Vallée
  • 25 mars
  • 6 min de lecture

Gaël Octavia (c) Francesca Mantovani
Gaël Octavia (c) Francesca Mantovani


Pour fêter les 25 ans de la collection « Continents noirs » de Gallimard, Gaël Octavia, qui y a déjà publié deux romans, lui offre et nous offre un beau cadeau. Les seize nouvelles qui composent ce recueil, sont à la fois de parfaits récits en eux-mêmes et des rhizomes qui font se croiser, s’éclairer, se complexifier les thématiques du recueil. Le lecteur est entraîné de nouvelle en nouvelle, porté par la vivacité des récits et du ton.



« La châtaigne confiante en l’avenir coexisterait avec la jeune mère fragile, et chacune de celles qu’elle avait été la prendrait par le bras pour la soutenir ». 


Neuf nouvelles sont écrites à la première personne. Dès la première, la narratrice semble être le double étrange de l’autrice : jeune femme martiniquaise venue faire ses études dans l’Hexagone, elle rencontre Mathilde T. et transforme sa vie en écrivant un roman dont elle est l’héroïne. Dans la nouvelle « Pour une algorithmique de la relation », elle s’en rapproche davantage puisqu’elle fait référence à un de ses romans qui commence comme La bonne histoire de Madeleine Démétrius, roman de l’autrice publié en 2020. Cependant, elle brouille ces biographèmes : la narratrice est écrivaine mais aussi ingénieure ou enseignante. Elle a une fille dans « Marie » mais un garçon dans « Nola ». Ce personnage est également diffracté dans les personnages à qui elle s’adresse à la 2e personne et ceux dont le récit est fait par un narrateur externe, exception faite de la deuxième nouvelle, « le Hun », dont le personnage est un homme qui veut être unique. Il le devient tragiquement dans l’histoire mais l’est aussi dans le recueil puisqu’il est le seul personnage masculin principal. Toutes les autres nouvelles tournent autour de personnages féminins de différents âges, dans des relations familiales, amicales, et dans leur relation aux hommes. Elles offrent des éclairages différents sur une des questions centrales du recueil : le corps féminin. 

Dans "Nola toujours", la narratrice raconte avec tendresse l'obsession de son amie pour son corps alors qu'elle n'a même pas eu le temps de le voir réellement vieillir. La narratrice estime, quant à elle, que les signes du vieillissement sur le sien lui permettent de se rendre compte des expériences heureuses qu'elle vit comme celle avec "la Descendance", son fils de quatre ans. Le personnage de la dernière nouvelle s'étonne qu'un homme la désire alors qu’elle qui a « cinquante et un ans, des rides, des kilos à perdre ». En revanche, Sylvia, qui a le même âge, est quittée par son mari pour une plus jeune :

« Sylvia éclata de rire. C’était un rire forcé, un rire calculé, un rire fomenté depuis longtemps, extrait d’un fruit amer, distillé et gardé en réserve, « si en cas ». Un rire mis en bouteille pour une grande occasion, un événement que Sylvia avait cru ne pas attendre, ne pas redouter, mais qu’on lui avait prédit, dont on lui avait juré qu’il était inéluctable. Le départ. L’abandon. »


Elle utilise ainsi l’arme défensive, le « ladja du rire » inventé par Joséphine. Une note de l'autrice explique que le ladja est un « art martial martiniquais hérité des esclaves déportés d’Afrique, semblable à la capoeira brésilienne ». Joséphine le détourne dans un tract dans lequel elle propose aux femmes d’utiliser le rire comme défense, « Riez, c’est une question de dignité ». Sylvie s’en souvient, l’expérimente et contacte Joséphine qui l’aide à se réapproprier son corps. Comme la châtaigne, la femme, en tombant, repousse. Ce ne sera pas sans souffrance. Sylvia sait qu’elle oscillera entre le « lenbé », en créole guadeloupéen, et le « gwopwel », en créole martiniquais, entre les « ombres » et « le gros poil », deux façons de désigner le chagrin d’amour, deux façons de voir le monde qui s’enrichissent quand on les met en relation. Sans héroïsation, elle tentera d’accepter ses expériences, son chagrin, en pratiquant le ladja du rire et en étant soutenue par la « solidarité féminine ». 

En revanche, le rire n’est pas toujours suffisant quand le corps est vraiment attaqué, et le soutien des femmes n’est pas toujours assuré. Dans la nouvelle « Violence », le personnage féminin, à qui la narratrice s’adresse, est confronté à un mufle dans un café. Alors qu’elle lit tranquillement en attendant une de ses amies, l’homme est insistant et l’agresse quand elle ne répond pas : « convaincu de son bon droit à t’importuner puisque ce droit lui a été garanti, certes pas par la Constitution ni par la Déclaration universelle des droits de l’homme ni par les conventions de Genève mais par d’autres femmes qui, pour cela, se sont fendues d’une tribune dans un grand quotidien national. » La réaction du personnage est spectaculaire comme l’annonce le titre. 

Toutefois, contrairement à ce que déclare la fameuse tribune de femmes, il ne s’agit ni de caricaturer les hommes en prédateurs. C’est aussi dans un café, que le personnage féminin de la dernière nouvelle rencontre un homme qui la désire et attend son consentement, et son hédonisme est interprété différemment par les femmes qu’il fréquente. Dans la nouvelle « Mordre », la narratrice se moque de sa surinterprétation d’un tableau abstrait et de la personnalité du peintre. 

Le corps n’est pas seulement féminin, il est aussi social et racisé.



« Que soit imaginée, à l’avenir, une algorithmique de la Relation, pour un Tout-Monde enfin réalisé. »


Dans la nouvelle « Pour une algorithmique de la relation », la narratrice raconte qu’après avoir posté le lien d’un vieux documentaire sur Jean-Marie Tjibaou, elle reçoit un commentaire acerbe d’une ancienne amie N. qu’elle a perdu de vue mais qui reste dans ses contacts. La narratrice présente cette anecdote comme symptomatique de cette nouvelle forme de relation informatisée réductrice et manichéenne. Elle déplore que les algorithmes ne soient pas « nourris d’utopie glissantienne » :

« Il eût fallu qu’Edouard Glissant fût informaticien, me dis-je en contemplant le désastre. Que les machines soient entraînées à la pensée du tremblement. Ou alors, que les disciples du poète-philosophe assistent les data scientists. Que soit imaginée, à l’avenir, une algorithmique de la Relation, pour un Tout-Monde enfin réalisé. »


Cette proposition pourrait intéresser l’équipe que Yann Diener présente dans La mâchoire de Freud qui réfléchit à initier l’intelligence artificielle à la métaphore. C’est, du reste, avec une métaphore que la narratrice explique cette nécessité en distinguant deux catégories d’usagers du RER : ceux qui se battent sans s’adresser la parole pour une place assise et ceux qui entrent en communication pour céder leur place. Si dans les deux cas, il y a une personne debout et une assise, « un seul de ces scénarios produit du contentement, car là seulement se tisse quelque chose, malgré l’éphémère de la situation, là seulement se noue une relation, éclot la sensation de faire partie d’un ensemble, comme les pièces retrouvées d’un puzzle, les fragments d’une céramique brisée, « qui de se rencontrer imparfaits se trouvent solidaires parfaitement », comme dit Edouard Glissant dans Le sel noir. » Son amie N. appartient plutôt à la catégorie des usagers qui ne se regardent pas. En tant qu’expatriée, elle ne rentre pas dans la relation : 

« quelle sorte d’existence mènent N., D. et leurs enfants ? Vivent-ils dans ce genre de microcosme monochrome que nous connaissons bien, en Martinique, de juxtaposition sans mélange, où des gens peuvent résider depuis trente ans sur l’île et n’entendre goutte au créole, se nourrir de choucroute ou de magrets à la toulousaine, ignorer comment mariner le poisson avant de le cuire, suffoquer à la vue d’un piment ? »


La nouvelle centrale, « les gardiens de mémoire », montre que la relation peut être même difficile de l’intérieur. Laure, une Martiniquaise qui vit dans l’Hexagone, est revenue dans son île pour enterrer sa grand-mère qui « avait décidé de faire [d’elle] la gardienne de la mémoire de la Martinique ». Elle décide de faire le tour de l’île avant de se rendre à l’aéroport. Elle tombe sur un chauffeur de taxi étrange : Senkichi Ikeda qui connaît aussi bien la faune et la flore qu’elle. Il lui raconte l’histoire de sa mère, contre-point de l’amie N. : japonaise, passionnée par la France, amoureuse d’un Camerounais qui la quitte, elle cherche à avoir un enfant qui réalisera le métissage entre le Japon et l’Afrique. Stérile, elle adopte un enfant Kalinago de Saint-Domingue et vient vivre en Martinique. Senkichi a hérité de cette conception rhizomique du monde qui dérange Laure dans sa mission et son identité. Elle a l’impression qu’il en sait plus, qu’il est plus légitime, qu’il la dépossède de l’île. Senkichi voit une relation entre le Japon et la Martinique, terres de séisme que la narratrice souligne en introduisant plusieurs haïkus dans la nouvelle, pour montrer que la poésie rend possible cette relation. Toutefois quand Laure insiste sur son identité japonaise, Senkichi rétorque que sa mère adoptive « n’avait fait que réitérer l’erreur originelle de Christophe Colomb, transformant en habitants de Cipango les autochtones de Jouanacaera », écho de la nouvelle « deux petites indiennes » qui raconte l’histoire de deux fillettes martiniquaises qui cherchent leur racine indienne en Amérique et non en Inde. 

Dans la construction du Tout-Monde, la question de l’identité est délicate d’autant qu’elle dépend également de la classe sociale à laquelle on appartient. Ainsi, la métaphore des transports en commun pour défendre la relation glissantienne, a pour contre-point la scène au cours de laquelle la narratrice de « Marie », suit sa femme de ménage dans le périple du retour en banlieue. Elle la voit jouer des coudes, pousser, lutter pour pouvoir monter dans son train et rentrer chez elle. Dans ces conditions, l’opposition de la métaphore pourrait sembler simpliste. Cependant, Marie n’est pas que la victime de sa condition de subalterne, elle manifeste un racisme primaire envers la narratrice qui l’emploie. 

Il s’agit bien de se situer dans le « tremblement », dans l’étrangeté, comme le marque la présence du surnaturel dans plusieurs nouvelles, pour inviter le lecteur à creuser ses représentations du monde. 





Gaël Octavia, L’étrangeté de Mathilde T. et autres nouvelles, Gallimard, "Continents noirs", janvier 2025, 192 pages, 19 euros

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