De Christian Bobin (Le Très Bas) à Patrick Autréaux (La Sainte de la famille) en passant par Pierre Michon (Mythologies d’hiver), Philippe Le Guillou (La Sainte au sablier), Gérard de Cortanze (Une jeune fille en feu), Claude-Louis Combet (Christine l’admirable) ou Véronique Olmi (Bakhita), on ne compte plus les auteurs qui, ces dernières années, renouent avec un genre hérité de l’Antiquité tardive et du Moyen Age : la vie de saint. Aujourd’hui largement privé de sa dimension apologétique et exhortative, en d’autres termes laïcisé, ce genre se fond dans un espace générique plus vaste, fort en vogue depuis les années 1980 et remarquablement cartographié par la critique universitaire, celui de la fiction biographique, ou tout simplement de la « vie », pour ne pas dire de la « vie minuscule », tant l’influence de Michon a été décisive en la matière.
C’est bien du côté du minuscule, en tout cas, que se tourne Guillaume Marie en retraçant la vie de Benoît Labre (1748-1783), d’une part parce qu’il s’agit là d’un saint sans lettres de noblesse historiques (comme Jeanne d’Arc) ou littéraires (comme saint Antoine), d’autre part et surtout parce que son récit souligne à l’envi la marginalité de cet homme qui « observait sa loi qui était celle d’être petit, sans nom » : aspirant dès son adolescence à la vie monastique mais rejeté par les moines qui s’inquiètent de « son délabrement », Benoît consacre sa courte existence aux pèlerinages et à l’errance, finit par « jur[er] de ne plus se laver » pour « rester pur, mais le plus sale possible », avant de mourir dans la plus grande misère à Rome, aux côtés des vagabonds, des « putes » et des « poivrots ».
Singulier parcours, pas très catholique si l’on ose dire, et d’autant moins catholique que Guillaume Marie s’affranchit d’un certain nombre de passages obligés de l’écriture hagiographique : on ne trouvera dans Je vais entrer dans un pays ni récit de conversion, ni miracle (ou miracle posthume), ni sermon (ou alors sous la forme d’un discours narrativisé aussi sommaire que déroutant : « Il conversait avec ses puces, avec ses poux. […] Il leur parlait d’amour, leur faisait des sermons, comme François aux oiseaux […]. »), ni mort édifiante donnant lieu à des ultima verba, ni références appuyées à Dieu. Ici, le récit se fait à hauteur d’homme : Benoît apparaît moins comme un saint que comme un anarchiste avant l’heure (une lecture politique de l’œuvre étant évidemment possible) ou, plus exactement, comme un être appliquant point par point un projet existentiel défini par lui seul (« il voulait s’effacer », « il observait sa loi qui était d’être petit, sans nom ») en dehors de tout cadre religieux, et consistant in fine en une dissolution dans le monde animal, végétal et minéral : « Il aimait les petites fleurs moches, les piquants des chardons. […] Il regardait les choses intensément. Il voyait bien cela, que tout complotait à prier, que tout avait un chant, même les pierres. […] Il aimait les orties, les corbeaux. Il se mettait à l’écoute de la grande joie des êtres. » Et il est très significatif, à cet égard, que cet homme n’aspirant qu’à l’effacement perde jusqu’à son nom dans le récit, puisqu’il n’est jamais désigné que par le pronom personnel « il » (seules exceptions, deux passages où l’archive documentaire est exhibée – et donc tenue à distance – par le narrateur : une lettre authentique de Benoît Labre et le texte d’une plaque apposée sur la façade d’une maison, à Rome). Non moins significatif, le fait que Benoît soit longuement comparé à un poulpe ou, à la faveur d’une rêverie sur les noms, à « quelque 330 espèces » de poissons formant la famille des labridés : tout se passe comme si le personnage se livrait à ce « devenir-animal » qu’appelaient de leurs vœux Deleuze et Guattari dans Mille plateaux.
« Si l’homme a un destin, écrivaient en effet les deux philosophes, ce sera plutôt d’échapper au visage, défaire le visage et les visagéifications, devenir imperceptible, devenir clandestin […], par des devenirs-animaux très spirituels et très spéciaux ». Voilà, de fait, qui définit assez bien la démarche prêtée par Guillaume Marie à son héros. On pourrait même dire qu’à rebours de bien des fictions biographiques, toute l’entreprise romanesque de l’auteur consiste non pas à rendre son visage à un individu du passé, mais, en quelque sorte, à « défaire » son visage. C’est ce qu’invite à penser, outre l’effacement du nom, la manière dont se répondent l’ouverture et la clôture de l’œuvre. Si les deux premières sections portent précisément sur le visage de Benoît (après une description physique assumée par le narrateur sont évoquées trois images réelles : deux portraits et un masque mortuaire, conservé à Rome), l’explicit, lui, met en évidence la disparition de ce même visage :
« Aujourd’hui dans Sainte-Marie-des-Monts il y a un gisant sculpté un peu plus de cent ans après sa mort. Il est protégé par une vitre de plexiglas. La vitre n’épouse pas complètement la pierre et dans les interstices, les gens glissent des papiers, pages arrachées à un carnet, facturettes de bar […], avec des prières écrites dessus, des demandes, ou simplement un mot. […] Derrière le plexiglas qui a de gros reflets et sous tous ces papiers, on ne le voit plus. »
« On ne le voit plus » : ainsi s’achève la destinée d’un homme pour qui, d’après les toutes premières pages du livre, « exister était presque trop ». L’admirable, ici, est la cohérence avec lequel s’harmonisent l’élaboration psychologique du personnage et des procédés de structure et d’écriture.
C’est même là, pourrait-on dire, qu’est le véritable miracle de ce récit qui n’en raconte aucun – ou sa grâce. Guillaume Marie a la grande habileté de se tenir au plus près de son sujet : c’est à une prose marcheuse, tout en déambulations et en digressions, qu’il a recours pour raconter l’histoire d’un vagabond ; c’est une langue volontairement pauvre, tout en répétitions et en énoncés paratactiques (rareté des conjonctions de subordination, sauf peut-être « quand »), qu’il déploie pour évoquer la figure d’un mendiant ; c’est une voix hésitante et pleine de doutes (« je n’arrive pas à connaître la date », « je ne sais », « je n’arrive pas à savoir si cela fait partie de la légende ou si c’est vraisemblable ») qu’il adopte pour épouser la candeur et l’humilité d’un saint ; c’est une écriture du délabrement, atomisée en courts paragraphes qui ont parfois l’allure de versets, qu’il met en place pour rendre justice à un Benoît Labre dont il écrit, avec quelque malice, que, « littéralement, il se délabrait ».
Enfin et surtout, il n’est pas jusqu’à l’extrême brièveté du livre qui ne s’accorde à merveille avec son sujet. À vouloir tout expliquer, à vouloir, comme dirait Walter Benjamin, priver le récit de son « pouvoir germinatif » en explicitant les faits et gestes du personnage, Guillaume Marie aurait couru le risque de faire perdre à ce dernier sa puissance de surgissement et sa stupéfiante radicalité. Mais ici, c’est bien la brièveté, parce qu’elle va de pair avec la densité, la force de suggestion et la poésie, qui permet de dire l’ardeur et la singularité absolue d’un fou de Dieu profondément humain.
Guillaume Marie, Je vais entrer dans un pays, Corti, février 2024, 80 p., 15 €
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