
Quel est ce buste en terre cuite, datant de 2013, qui orne la couverture du dernier recueil de Hélène Sanguinetti et qu'elle a nommé Poïena ?
Avec Jadis, Poïena, sous-titré une poème, qui paraît cet hiver aux éditions Flammarion, Hélène Sanguinetti nous offre une possible réponse lumineuse en forme d'ex-voto à la mémoire de cette figure de sa mythologie intime. Cette poème, donc, Poïena, est accompagnée de deux autres figures féminines, parties plus autobiographiques encore : fille de, dans un premier temps, forme deux ensembles de poèmes, sortes de petits cubes gelés de mémoire en écriture justifiée. Puis, enfin, à la demande d'Yves di Manno, le recueil est complété par Fille de Jeanne-Félicie, premier texte de l'auteure, écrit en 1986, qui nous offre ici un magnifique contrepoint à la figure déjà sous-jacente de Poïena.
Trois figures féminines qui sont comme trois reflets diffractés, séparés par quarante années d'écriture. On entend à distance dans l'entremêlement des souvenirs, des voix et des temporalités, la polyphonie des intentions familiales et des exigences de la filiation. Les lieux du passé, les mots des mères, pères et frères semblent toujours tirailler la poète en des horizons divers, bien que tenus par un même paysage : celui de la Méditerranée, Marseille, et au bout du chemin, l'île Maïre. Tout alors aurait pu en rester là, enfoui, si ce n'est cette intention première, cette ambition créatrice, ce Poiën. Hélène Sanguinetti y ajoute donc un -a marqueur du féminin, comme le -e de poème, dit-elle à la première page, est le souvenir d'un -a féminin de jadis, dont Poïena, oubliée de tous ou presque, est la figure que la poète fait revivre dans sa chair et ses souvenirs intimes.
Car comme l'indique le Jadis du titre c'est bien le temps et plus encore la mémoire d'un passé mythique qui structure l'écriture du recueil. Les poèmes de Poïena renvoient notamment à un monde antique – « rêves grecs » dits Hélène Sanguinetti, faisant surgir des images de cultes anciens et païens. Il y a de la célébration et du rituel antique dans cette poésie, quand celle-ci était tout à la fois rythmes, danses et musiques : chant collectif où se mêlent les voix pour tracer dans l'indistinct la figure de Poïena. Mais ces chants semblent toujours brisés, interrompus de cris et d'onomatopées de douceur et de rage : bris de mots et de paroles ramassés dans les chemins empierrés du passé. Cris toujours retenus pourtant, écriture et voix sortent d'un même ventre mais se faisant violence ou déchirant la violence des hommes qui tente toujours de rendre au silence. Aussi retrouve-t-on davantage Poïena dans des lieux isolés : serait-elle alors comme une de ces déesses des sources et des confins dont l'autel est enfoui dans « la forêt épaisse » ? Les poèmes de Poïena exposent à un monde autre, oublié, définitivement clos, dont on ne perçoit plus que des bribes, fragments épars du jadis. Chaque poème se clôt en effet, et parfois commence, par une série de points non pas de suspension mais littéralement en suspension, indiquant non seulement l'incomplétude de cette Vie brève de Poïena mais surtout la nécessité de ne pas en finir vraiment, de prolonger encore un peu chacun de ces morceaux prélevés dans ce passé « inscrit de toute éternité » :
Jadis, fut
Poïena
Avant jadis,
début
d'aspect céleste
et de guirlandes
(à déchiffrer)
et avant début
d'avant jadis ?
tête est fracassée
d'y penser
Or,
où
cela commence
vraiment ?
Les poèmes de Fille de qui interviennent à deux reprises dans le cours du texte et interrompent le récit de vie de Poïena, marquent une distance par un changement de forme et de police typographique. Ils sont plus directement autant de choses vues et vécues dans l'enfance, morceaux de mémoires gelés, composés comme des blocs d'une grande simplicité. Objets concrets, ils opposent à l'existence mythique de Poïena l'ordinaire de la vie quotidienne. Il y a le père et la mère, les frères et tous les objets du monde réel, présents dans toute leur immédiateté et leur existence objective et sensible de formes, d'odeurs et de sons dont les souvenirs ressurgissent ici et éclatent. Ils n'en sont pas moins pour l'enfant qui les voit des figures quasi-mythologiques, leur existence comme inexpliquée, et les sensations gardent quelque chose de l'ordre du magique :

Enfin l'ajout en fin de recueil du texte Fille de Jeanne-Félicie apporte une lumière nouvelle sur les deux principales dimensions du texte de 2025. Si, dans un court avant-propos, Hélène Sanguinetti explique l'ajout de ce texte de 1986 et semble presque s'en justifier, on ne peut que souscrire à ce choix qui non seulement ranime à quarante années de distance les images qui surgissent désormais en 2025, mais aussi font jouer le long de ces quarante années ce jadis, inscrit dès le titre, d'une vie de poésie. Car, par l'ajout en fin de recueil de ces 58 très courts textes, c'est dans cet écart double, dans la construction de ces multiples figures que se tient la poétesse et que circulent l'ensemble des vibrations et des battements, des frissonnements qui courent le long des différents textes. Il fallait peut-être encore ce dernier texte pour nommer définitivement et à nouveau celle qui allant de Poïena à Fille de ne porte que le nom de la mère : Jeanne-Félicie, comtesse de Baillehache, écrivaine française du début du XXe siècle :
Fille de Jeanne-Félicie
Fille de Louis-Joseph
Fille de France,
dans un berceau.
Et dans les bonheurs et les violences qu'imposent filiation et enfance à la nécessité créatrice, enfin, comme le dit Hélène Sanguinetti dès 1986, « Tout se mit à vivre ».

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, Flammarion, "Poésie", février 2025, 156 pages, 18 euros