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Hamid Grine : En quête de Jean Sénac (1926-1973)

  • Photo du rédacteur: Christiane Chaulet Achour
    Christiane Chaulet Achour
  • 26 mai
  • 10 min de lecture

Jean Sénac au travail (c) IMA
Jean Sénac au travail (c) IMA

« Qu’espérait-il ce vagabond d’azur cherchant une trouvure ? La grande fraternité du soleil ? La liberté reconstruisant les rues ? L’intelligence pourchassant la bêtise ? Le socialisme et la beauté écrivant le monde ? […] Quelle Algérie mythique, et lui appartenant en propre, avait-il construit en son cœur pour constater comme un enfant que son rêve volait en éclats médiocres ? »

Jamed Eddine Bencheikh, 

Afrique-Asie, 1er octobre 1973



Après les nombreuses études et biographies, les collectifs et les articles sur Jean Sénac et son œuvre, on pourrait se demander s’il y a encore à écrire. Cette question, on se la pose pour tout créateur qui a laissé une œuvre majeure et, dans le cas de Sénac, en des temps tumultueux, propices aux passions et après une disparition mystérieuse.

On ne peut que répondre par l’affirmative lorsqu’on lit le récent ouvrage d’Hamid Grine, Sénac et son diable, édité aux éd. Les rives/Gaussen.





D’entrée de livre, peut-on dire pour la couverture, on est attiré par la photo particulièrement précieuse, fournie par Denis Martinez, « Juillet 1973, Jean Sénac sortant de chez lui à Alger ». Précieuse quand on sait qu’il sera assassiné à la fin du mois d’août. Si « le diable » du titre interroge, la mention « enquête » est clairement indicative : c’est bien une enquête que nous allons lire, enquête sur un assassinat qui a fait couler beaucoup d’encre ! Plusieurs théories ont été échafaudées à son propos et l’une d’elles, celle de Jean-Pierre Péroncel-Hugoz en 1999, a fait florès puisque d’autres en ont repris les éléments sans vérification, sans passer au crible les certitudes développées, ce que va faire Hamid Grine dans son enquête, inédite par bien des aspects.




Hamid Grine mène son enquête avec précision et minutie, éclairant les zones d’ombre et allant à la rencontre de contemporains, de témoins jamais entendus jusque là.

Un avant-propos rappelle les éléments du récit de ce crime et les concluions hâtives qui furent tirées de ce que l’on savait : « c’est peut-être à partir de ce moment que j’ai commencé à être hanté par le fantôme du poète que j’ai connu furtivement ». La disparition du poète était comme une arête dans sa gorge sans qu’il puisse en expliquer la raison : « ce récit est né de cette arête que je porte en moi, comme une écharde, depuis une cinquantaine d’années ».

Le premier mystère est que personne ne connaissait cet assassin, libéré quatorze mois après son emprisonnement. Les circonstances et sa persévérance ont permis à Hamid Grine de rencontrer Mohamed Briedj. On lira le dialogue entre un homme qui a subi le bouleversement de sa vie à cause de cette accusation  et l’enquêteur qui veut aller au bout de son enquête : « Je devais bien ça à la mémoire de Sénac, militant de la cause de l’indépendance contrairement à son maître Camus avec qui il rompit avec fracas ».

Suit un très bel éloge du poète, « porte-voix de ceux qui cherchaient une voie, celle d’une Algérie belle et fraternelle », affirmant la chance que représentait le fait de l’avoir connu. La dernière phrase éclaire le titre : « Voici le récit très personnel de cette quête derrière un fantôme qui avait désespérément cherché son diable ».


Une enquête ne se raconte pas : ou alors où est le plaisir d’en découvrir les impasses, les avancées, les aboutissements ? Donnons simplement une idée de son déploiement en onze chapitres dont les sept premiers suivent méthodiquement le parcours du poète. Hamid Grine insiste sur « Poésie sur tous les fronts » à la Chaîne III et l’enchantement que chaque émission suscitait. Son arrêt a été vécu par ses auditeurs et sûrement par Sénac comme une amputation. Hamid Grine avoue que ce n’est que quelque temps après l’arrêt de l’émission qu’il a découvert l’homosexualité du poète qui suscite sa compassion et devient, pour lui, une donnée incontournable de ses déboires : « Je le plaignais de vivre sa différence sexuelle comme un paria dans un pays de machos où la seule règle était l’hétérosexualité ». Simultanément, il découvre que l’homosexualité n’était pas aussi rare qu’il le pensait en Algérie.


Après cette plongée en 1972, on saute à l’année 2012 lorsqu’une amie l’invite avec insistance à écrire sur Sénac, lui qui a écrit sur Gide et sur Camus. Il plonge alors dans les livres à son sujet et visionne les vidéos sur You Tube : « Il n’était plus ce barbu lointain, mais un homme de chair, de sang et de passion » ; il souligne l’évidence de son amour de l’Algérie qu’on ne peut contester. Il insiste sur sa qualité première : « rebelle au conformisme, rebelle à l’hypocrisie ambiante, rebelle aux préjugés, rebelle à tout, sauf à ses valeurs d’humanité et de justice ». Son amie l’entraîne au cimetière d’Aïn Benian (ex-Guyotville) sur la tombe de Sénac. L’évocation des étapes de sa démarche et des lieux est à chaque fois l’occasion pour l’enquêteur de dessiner les espaces du poète et leur contexte. Ces élargissements donnent, tout au long du récit, des éléments de la réalité sociétale, politique et culturelle de la vie algéroise de l’époque. En effet, il faut bien comprendre la vie de Sénac pour avancer dans la compréhension de sa mort. Le lecteur est alors entraîné vers la fameuse « cave-vigie », 2 rue Elisée Reclus puisque les ouvrages antérieurs en ont fait le symbole de son exclusion. Les propos d’Hamid Grine sont beaucoup plus nuancés. C’est ensuite le voisinage qui est approché puis des personnes qui ont été au plus près de l’enquête. Des éléments d’explication s’accumulent et des contestations d’affirmations erronées.


Il est temps alors de passer à la pièce maîtresse : le présumé assassin, Mohamed Briedj, « le grand oublié des biographes qui ne lui ont consacré que quelques lignes le désignant comme un parfait bouc émissaire, sans même le connaître pour se faire une idée précise de lui ».

Les passionnés de Sénac ou, au moins, ceux qui sont interpellés par son assassinat, liront avec un grand intérêt les chapitres 5 et 6, « Sur les traces de l’énigmatique présumé assassin » et « Face au mystérieux Mohamed Briedj ». L’enquêteur honore, au-delà de tout espoir, son contrat de clarification puisqu’il le retrouve et s’entretient avec lui. Si dans les pages précédentes, on lisait un examen serré d’ouvrages précédents et le récit informé de la vie de Sénac, ces deux chapitres représentent une nouveauté absolue de l’enquête engagée : pour la première fois, on entend la voix de Briedj et sa version de l’événement. 


Le retrouver ne fut pas une sinécure. La rencontre est racontée avec vivacité : « L’homme était tel qu’on me l’avait décrit : grand, sans une once de graisse en dépit des années qui enrobent les plus sportifs, élégant, sympathique. Je le regardais, et à travers lui – me croirait-on ? – je voyais se profiler la petite silhouette du poète gesticulant. Pourquoi gesticulant ? Je ne saurais le dire. Peut-être voulait-il me dire quelque chose ? allez savoir… Voulait-il me dire que Briedj était son assassin ? Pas lui ? Je ne suis pas de ceux qui connaissent le langage muet des fantômes. Mais les fantômes parlent-ils ? Ils hantent, oui, et Briedj ne paraissait hanté par rien. C’était plutôt moi qui était hanté et par lui et par Sénac ».


La narration est particulièrement vivante car le narrateur mêlent faits vécus et attestés et impressions furtives imaginées. On comprend aussi que la raison de la rencontre Sénac/Briedj est due aux activités organisationnelles du poète à la Foire d’Alger et non à une rencontre « amoureuse » avortée. Briedj n’a toujours pas digéré le qualifiant de Paul Balta dans son article du 11 décembre 1973, le traitant de « voyou ». Il explique aussi comment la police a obtenu ses aveux et les circonstances de sa libération. Hamid Grine développe une longue incise sur les services de sécurité de l’époque : « je fus effectivement libéré le 9 novembre 1974 après 14 mois et 9 jours d’incarcération ». Il a obtenu un non-lieu, aucun dédommagement et il raconte son devenir et celui de sa famille.


Exit le coupable Briedj ! « Qui était alors le coupable ? La question reste posée » : « Mais enfin, il y a bien des romans qui se terminent en queue de poisson. L’histoire de Briedj est de celle-là : il n’y a pas de héros, que des losers avec, étrange paradoxe, Briedj lui-même, victime d’une autre victime, Sénac, avec toujours l’ombre projetée et menaçant du coupable échappant à la justice. Pareil film nous laisserait sur notre faim après avoir longtemps attendu la fin. C’est le cas présentement. »


Est-on arrivé « au bout de l’enquête » » pour parodier le titre d’une émission ? Les cinq chapitres qui suivent cette enquête proprement-dite vont tracer, autour de Sénac, des cercles pour mieux approcher son parcours et les rencontres de sa vie. 

Tout d’abord ses relations avec d’autres écrivains algériens : Mohamed Dib connu aux Rencontres de Sidi Madani en 1948, resté un ami fidèle ; Djamal Amrani rencontré à Paris en 1958 ; Mohamed Laïd Khalifa, poète arabophone. Moins cordiaux ses rapports avec Malek Haddad, franchement détestables et avec Kateb Yacine, beaucoup plus complexes : « L’un des traits de caractère de Sénac est l’absence de rancune. Il explose, vitupère, hurle, se délestant ainsi de tout ce qu’il a sur le cœur avant de passer à autre chose. Comme si de rien n’était ». 


Sont évoquées ensuite ses relations avec des personnalités artistiques et politiques aussi : comme Sauveur Galliéro, René Char, Mohamed Harbi, Jean Pélégri, Ben Bella, Abderrahmane Benhamida, Amar Ouzegane, Mouloud Belaouane. Le 19 juin marquera la perte des amis qui lui permettaient d’être introduit dans les hautes sphères de l’Algérie indépendante. Il retrouve certains amis ou connaissances sous Boumediène comme Ahmed Taleb-Ibrahimi, Mohamed Bedjaoui, Layachi Yaker et Mostefa Lacheraf : « Sénac qui n’avait pas changé, poète un jour, poète toujours, se retrouvait avec des ministres totalement différents des hommes qu’il connaissait. Le pouvoir change celui qui le possède en le dépossédant de ses anciennes connaissances et de toutes ses habitudes passées. Entre Sénac et les ministres, il y avait désormais le pouvoir qui les séparait. »

C’est le moment où le récit s’attarde sur les démarches de Sénac pour obtenir la nationalité algérienne : l’impression qu’on en retire, c’est qu’il a mis en place une scénographie de la non reconnaissance comme Algérien, pourtant largement provoquée par ses négligences en démarches administratives.


Après la rencontre avec Briedj, la seconde nouveauté de l’enquête est l’entretien qu’Hamid Grine obtient avec Ahmed Taleb-Ibrahimi qui ne s’est jamais exprimé sur cette affaire, malgré les accusations portées contre lui. Des pages intéressantes à lire à la fois pour le portrait que dessine le narrateur de cet homme politique et pour les quelques confidences de l’intéressé : « cet homme que les amis de Sénac décrivent, sans l’avoir jamais rencontré, comme le diable en personne. Diable vraiment, ce nonagénaire paisible (…) Plutôt l’allure d’un patriarche bienveillant ». Il donne aussi une explication de la distance qu’il a pu prendre avec l’encombrant poéte : « pour peu qu’elle tienne à sa réputation aucune personne socialement établie en Algérie à cette époque-là, ne pouvait fréquenter un homosexuel sous peine d’entacher son image et même de compromettre sa situation. Que dire alors d’un homme de la position de Taleb-Ibrahimi dont le père était le leader de l’Association des Oulémas musulmans et que lui-même était un politique connu et reconnu comme l’un des modèles d’une partie de la jeunesse qui prônait l’arabisation et la réappropriation des valeurs de l’Islam ».

Il donne le nom, à Paris, d’un militant dont Sénac était amoureux, malgré la non-réciprocité ; ce nom, Hamid Grine le garde pour lui. Le groupe d’amis observait le manège de Sénac avec moqueries : « Sous cet éclairage on comprend mieux pourquoi Taleb-Ibrahimi n’avait jamais vraiment pris au sérieux Sénac. Au mieux, il le considérait comme une personne lunaire, au pire comme un pauvre diable dont il ne fallait pas trop s’approcher ».

Ainsi, dans cette période de sa vie, entre 1965 et 1973, Sénac perd ses appuis au plus haut niveau : « Sénac n’avait pour lui que ses auditeurs et ses supporters qui ne pesaient pas plus lourd que le vent : ça pourrait être un beau titre pour cette période de sa vie ».

Le chapitre 9 est celui du duo-duel Sénac-Camus, depuis la fameuse lettre écrite par Sénac en 1947 du Sanatorium de Rivet (aujourd’hui Meftah) jusqu’à la mort de Camus. Malgré son admiration pour Camus, Hamid Grine donne ses positions connues contre l’indépendance de l’Algérie, montrant l’opposition absolue avec Sénac. Et il énonce les différences des deux hommes par rapport à leur pays d’origine. Le chapitre 10 met en scène le point de rupture professionnel et culturel : son renvoi de la radio. Sondant les raisons de son renvoi, il récuse l’affirmation qu’il était dû à l’édition de l’Anthologie de la nouvelle poésie algérienne à Paris en 1971 ; il donne des preuves de la vraie raison : la lecture de Sénac à l’antenne d’un poème d’Hamid Skif, « Chanson pédagogique couscous » et le vers suivant : « Mon sperme chaud dans le couscous »…

Le dernier chapitre est consacré à l’ombre ou au fantôme de Sénac dans cette ville d’Alger qu’il n’a, en quelque sorte, jamais quittée.  Hamid Grine tisse une sorte d’oraison funèbre en allant sur la tombe de la mère de Jules Roy et sur le caveau familial de Jean Pélégri à Sidi Moussa, en retrouvant la « villa » Vénézia où Sénac a vécu entre 1963 et 1968 et en insérant une lettre de Sénac à Jamel Eddine Bencheikh en 1967 : « Parfois un abîme de douleur, l’ode au néant, le noir de l’ordalie – et j’érige mes Stèles du Désordre – mais ce que je veux dire c’est que la joie revient toujours comme un gosse malmené dans "sa" maison, ce que je veux dire c’est que biologiquement, je suis apte à la joie »




Voilà ce rapide parcours dans cette enquête qui offre à Sénac un bel hommage et un ancrage dans son Algérie célébrée. Comment ne pas se souvenir des phrases qui referment le si bel essai, Le Soleil sous les armes, écrit en 1957, qui trace un programme de lucidité et d’amour :

« Nous essaierons de dresser, sur tant de misères et de larmes, une culture fraternelle qui réponde à la vertu de notre peuple et à l’espérance de ce temps. En poètes libres et lucides, fiers d’être les citoyens d’un aussi beau pays, nous aiderons à bâtir la cité radieuse des hommes »


Le choix fait, dans ce livre, d’une enquête peut donner le désir d’aller vers les textes d’un poète et d’un essayiste hors pair. Il faut aussi relire Ebauche du père, ce magnifique récit autobiographique, publié longtemps après sa mort par Rabah et Yvonne Belamri. Hamid Grine écrit : « En somme, il faut chercher sa vérité dans ses poèmes »…

Et le diable dans tout cela ? Taleb-Ibrahimi « le diable en personne » ? Sûrement non. Son assassin à jamais effacé ? La part sombre du poète qui pouvait se démener comme un beau diable, qui tirait le diable par la queue, qui savait envoyer quelqu’un au diable et qui est apparu à beaucoup comme… un pauvre diable.

Les annexes photographiques nous offrent son image à différents moments de sa vie. Sur la photo de son enterrement à Aïn Benian, devant Mohamed Khadda et Bachir Hadj Ai, nous reconnaissons une femme, Eveline Safir-Lavalette qui a écrit un ouvrage autobiographique, intitulé Juste Algérienne. Comme une tissure, qui s’adapterait parfaitement à Jean Sénac.





Hamid Grine, Sénac et son diable - Enquête, Marseille, Gaussen Eds, mars 2025, 272 p., 15,09 € 

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