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Jean-Marc Baud : « Si la théorie a besoin d’un feu de rébellion, c’est peut-être davantage pour des raisons stratégiques que de vitalité interne »


Jean-Marc Baud (c) DR

Poursuivre l’enquête sur la théorie littéraire aujourd’hui, c’est peut-être aussi s’adresser aussi à de jeunes chercheurs qui ont placé le contemporain au centre même de leurs travaux. C’est le cas notamment de Jean-Marc Baud qui a pu s’intéresser à la manière de faire groupe au 21e siècle après le siècle des avant-gardes en se penchant sur le collectif Inculte dans son essai, Inculte : collectif littéraire paru récemment aux presses du Septentrion.

 

 

Quel rôle la théorie littéraire a-t-elle joué et joue-t-elle encore dans votre approche du domaine de vos recherches et quelle utilisation vous en avez faites ?

 

Elle a joué et joue un rôle très important bien sûr. Dans ma formation d’abord, ça a été un des moteurs de mon intérêt pour la littérature : la possibilité d’analyser une œuvre, un auteur comme une structure à étudier, démonter… Mais en passant par la case prépa, ces découvertes théoriques ont été à la fois très enthousiasmantes et assez restreintes en même temps (le fameux trio Barthes-Genette-Richard, en gros, avec Le Démon de la théorie de Compagnon en petit missel théorique indispensable à tout bon hypokhâgneux). Ces découvertes se sont étendues et diversifiées par la suite, mais j’ai le sentiment que c’est surtout pendant ma thèse que j’ai pu approfondir davantage mes connaissances théoriques en me formant un peu sur le tas et en solitaire à la sociologie de la littérature en particulier, qui est un des domaines qui m’intéressent le plus aujourd’hui : parce qu’elle permet à la fois d’appréhender la littérature de façon plus large, comme un fait social, et en même temps de mieux lire les œuvres (en y étudiant des stratégies d’auteur, des postures…), et parce qu’elle offre un vaccin contre le catéchisme critique et la survalorisation, quasi-religieuse parfois, des œuvres et des auteurs. En tant que contemporanéiste, ces outils théoriques sont indispensables (avec d’autres, qui ne relèvent pas de la théorie littéraire) pour essayer de comprendre un peu mieux « les temps incomplets où nous vivons » pour reprendre une citation de Victor Hugo.

 

 

« […] admettre l’importance de la théorie c’est s’engager sur le long terme et accepter de demeurer dans une situation où l’on ignore toujours quelque chose » écrit Jonathan Culler : vous inscrivez-vous dans cette expérience du théorique ?

 

Oui, c’est une expérience assez partagée je crois par les chercheurs et les chercheuses : on croit délimiter une parcelle critique et on se retrouve à sonder l’océan (bien profond et bien peuplé, l’océan). C’est aussi l’un des aspects les plus stimulants de ces recherches théoriques : nos ignorances se partagent, se complètent, se comblent par la discussion scientifique (ou pas scientifique du tout, parfois) avec les collègues et les avancées sont souvent collectives.

 

 

Quelle théorie pour quelle voix critique ? Autrement dit : chacun.e sa théorie afin de produire un discours théorique situé et offrir de la visibilité à des voix minorées ? Je pense à la théorie féministe, queer ou encore post-coloniale et décoloniale.

 

Ces approches font typiquement partie de ce à côté de quoi je suis passé au cours de ma formation et que je tente de rattraper aujourd’hui, même si les conditions de travail dans l’université française, les surcharges de tâches administratives et pédagogiques, le temps consacré à la préparation des cours et à la correction des copies, la course aux publications font que la recherche se vit souvent sur le mode de l’urgence, d’échéances à respecter, qui empêchent de prendre le temps et d’avoir la disponibilité mentale pour défricher des secteurs théoriques qui ne nous sont pas familiers.

Et puis, au-delà de mon intérêt critique, ces approches et celles et ceux qui les portent suscitent chez moi une grande sympathie et un fort sentiment de solidarité face à la panique woke et aux fantasmes réactionnaires de la cancel culture.

 

 

La théorie a-t-elle besoin d’un environnement institutionnel pour exister ou peut-elle en dehors des espaces adoubés ? Doit-elle produire un discours « conforme » aux normes universitaires ou doit-elle, comme lors de sa grande effervescence des années 1960-1970, revenir à des voix multiples afin qu’un véritable renouveau puisse avoir lieu ? Je pense par exemple à la création de la Revue Internationale par Maurice Blanchot accompagné de Dionys Mascolo, Elio Vittorini et Maurice Nadeau, où écrivains, traducteurs, critiques, éditeurs, philosophes étaient conviés à une réflexion commune autour de la littérature et son impact sur la société ?

 

L’orientation de la question laisse peu de choix ici : il y aurait eu une effervescence critique dans les années 60-70, due notamment à l’existence d’une pensée multiple hors de l’université, et la théorie serait aujourd’hui devenue conformiste parce qu’elle n’existe quasiment plus que dans le cadre académique. Je trouve l’opposition assez binaire et simpliste : d’une part parce que cette effervescence s’est largement faite à l’université et que les théoriciens et théoriciennes qui y ont participé étaient pour la plupart des universitaires relativement traditionnels, d’autre part parce que je pense qu’il n’y a jamais eu autant de « voix multiples » qu’aujourd’hui avec le développement d’internet notamment et que cela ne suffit visiblement pas à recréer cette « effervescence » dont vous parlez (beaucoup de ces lieux critiques et théoriques, les revues et les magazines notamment, sont eux aussi tenus par l’urgence, celle de l’actualité éditoriale en particulier, qui pousse à chroniquer les nouvelles sorties à tout-va et empêche là aussi de proposer et d’aiguiser certaines propositions théoriques), et enfin parce qu’il existe à l’université de nombreux lieux/moments de grande vitalité théorique, je pense par exemple au SLAC, le Séminaire Littéraire des Armes de la Critique qui se tient à Ulm une fois par mois et qui retravaille la théorie littéraire marxiste et plus largement la sociologie de la littérature de façon très vivante et stimulante.

 

Il faut noter deux choses encore : cette effervescence que vous évoquez n’avait rien de purement littéraire, elle concernait toutes les sciences humaines et sociales en général, c’est donc dans cette direction qu’il faut chercher, dans ce travail de nouage qui ne dégénère pas en une interdisciplinarité molle principalement propice à pomper les subsides publics.

Enfin, il me semble que la vitalité d’un moment théorique dépend aussi de la capacité à assumer (et justifier) des divergences, des antagonismes, pouvant parfois aller jusqu’à la controverse ou à la polémique et que cette dimension manque. Elle manque en particulier à l’université (je parle en tout cas de mon domaine de recherche) : les colloques sont un lieu très intéressant pour cela. Il arrive que les communications ressemblent à de véritables exégèses où l’on en vient à répéter, parfois moins bien, ce que les auteurs disent très bien de leurs livres ou bien à citer sans y croire et sans jamais s’y confronter les concepts et les théories développés par des collègues. Les moments d’analyse les plus pertinents et les plus aiguisés (les plus cruels aussi parfois) ont ainsi lieu en dehors de la salle, lors des repas ou des pauses cafés où la parole critique peut davantage se libérer, ce qui est bien dommage théoriquement mais tout à fait compréhensible sociologiquement, dans un univers professionnel aussi concurrentiel et précaire. Mais ce que je dis pour l’université est aussi valable en dehors et des revues que j’apprécie tout particulièrement comme Diacritik et Collateral peuvent aussi faire preuve d’une étonnante mansuétude critique à l’égard de certains auteurs et autrices, dont l’ethos, les stratégies, les positions théoriques pourraient être davantage interrogés ou débattus.

 

Philippe Sollers dans l’entretien publié par Vincent Kaufmann en 2011 dans La Faute à Mallarmé résume ainsi l’idée directrice de cette époque d’effervescence théorique à propos de laquelle il est interrogé : « Article un : le langage. Article deux : le langage. Article trois : le langage. Article quatre : le langage. L’enjeu, c’est la pensée même du langage : là-dessus, il n’y a pas de variation, c’est-à-dire qu’on a favorisé cela de façon très constante et que c’est une question tellement importante qu’elle peut déstabiliser une culture à un moment donné ». Ce paradigme serait-il encore souhaitable ?


Je crois que Philippe Sollers n’a jamais cessé d’être un stratège : quand il enveloppe toute une époque derrière cet unique mot d’ordre martelé quatre fois, c’est encore une façon pour lui de placer l’aventure Tel Quel au cœur du réacteur et d’en faire l’unique foyer d’incandescence théorique de cette période. Il ne faut pas se laisser prendre au piège de ce genre de déclaration, d’autant que placer le langage au centre, c’était une façon fort commode de maintenir un textuallocentrisme qui permettait aux littéraires de se persuader de leur importance. Même s’il faut bien remarquer, c’est vrai, que la linguistique n’occupe plus la même place dans l’économie théorique des sciences humaines qu’hier, ni ne représente le même potentiel révolutionnaire. Mais je ne crois pas qu’on puisse résumer un moment aussi important à une idée directrice : le propre de l’effervescence, c’est l’effervescence justement.

 

L’effervescence théorique de la période 1960-1970 est fortement liée à la rébellion antiautoritaire contre le gaullisme qui a débouché sur Mai 68 : peut-on dire que la théorie actuelle aurait besoin d’un feu de rébellion pour redevenir une voix qui porte ? En 2013, réfléchissant à la vivacité de la théorie de cette époque, Claude Burgelin titre son article de manière très évocatrice « Et le combat cessa faute de combattants ? » Qui sont les combattant.es actuel.les ?


Ah l’effervescence, encore ! on dirait une campagne promotionnelle pour l’aspirine… je dois avouer que je ne me sens pas concerné par cette nostalgie : le moment 60-70 a bénéficié d’un contexte historique exceptionnel (massification de l’enseignement supérieur, centralité plus grande de la littérature…) qui ne me semble pas reproductible et, par ailleurs, il a aussi charrié, comme tout mouvement d’ampleur, de l’incompréhensible, du contestable – théoriquement et politiquement – du n’importe quoi et du psittacisme. Si bien que le portrait épique qu’on fait souvent de cette époque-là ressemble davantage à un épisode des Avengers (je conseille le 2) qu’à un tableau historique crédible. D’autre part, il faudrait réfléchir à la réalité des liaisons entre la « rébellion antiautoritaire » dont vous parlez et cette effervescence théorique, je pense qu’elles ne sont pas si évidentes que cela. Et que cette rébellion a surtout servi à une chose : à permettre l’institutionnalisation de ce moment théorique, comme en témoigne exemplairement la création de l’université de Vincennes après 68. Si la théorie a besoin d’un feu de rébellion, c’est peut-être davantage pour des raisons stratégiques, d’institutionnalisation, que de vitalité interne. Même si je suis assez d’accord avec l’idée selon laquelle l’intensité des mouvements politiques et militants ne peut que dynamiser le monde de la théorie, en lui permettant de s’alimenter ailleurs et de réfléchir à son utilité et à ses partis-pris. A ce titre, les dynamiques ne manquent pas : les études postcoloniales, féministes et queer, la question écologique, la réinvention de la critique marxiste et les nouveaux développements de la sociologie de la littérature sont des terrains théoriques extrêmement stimulants littérairement (et politiquement).


(Questionnaire de Simona Crippa / Propos recueillis par Johan Faerber)

 



Jean-Marc Baud, Inculte : collectif littéraire, postface de Mathieu Larnaudie, Presses du Septentrion, juin 2023, 320 pages, 26 euros

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