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Ecopoétique, politique et hyper contemporain

Photo du rédacteur: Simona Crippa & Johan FaerberSimona Crippa & Johan Faerber

Zajercé en Istrie - campagne croate (c) Marinette Faerber

Au retour de l’une des promenades au bord de la Loire qui scandent Vivarium, son passionnant nouvel opus qui paraît cette semaine, Tanguy Viel s’interroge à voix haute sur la qualité des discours écosophiques de notre époque. Au-delà de l’évidence désormais communément partagée de l’urgence écologique d’un monde en péril face à la catastrophe climatique en marche, le romancier de L’Absolue perfection du crime ouvre à la question de savoir quel type de récit offre l’écopoétique. Quelle en est la grande qualité narrative qui lui permet de se distinguer d’autres récits ? De quel « grand récit » du monde s’agit-il quand l’écologie vient s’adresser, depuis l’effondrement de l’écosystème, non à la nature mais à ce qu’il en reste – et du langage, et du monde ? Comment venir dire un monde depuis son point d’évanescence à la mesure d’un grand récit qui ne porte plus en lui la promesse d’aucune utopie et qui, après la dystopie, voit que tous les ciels sont couleur de crime ? Est-ce que l’écopoétique peut faire l’économie d’une saisie politique de sa question même ? Et est-ce que cette saisie politique ne conduit pas immanquablement à faire de la littérature qui se mêle de l’urgence écologique notre hyper contemporain ?


Autant de questions ardentes que la semaine qui s’ouvre dans Collateral cherchera à poser au cœur d’un dossier qui, comme tous nos dossiers, commence à poser les jalons d’une réflexion sur l’écopoétique, une réflexion qui, au fil du temps, viendra à s’élargir, s’approfondir, et s’enrichir. Autant de questions qui ainsi peuvent s’amorcer selon deux pôles majeurs : poétique et politique, dans un geste souvent conjoint sinon indémêlable.

Poétique du récit tout d’abord qui voudrait conjointement se saisir de la nature et du péril de la nature : question majeure s’il en est puisque le mot « nature » lui-même s’accompagne immédiatement des guillemets (« la nature, ça n’existe pas » ponctue Philippe Descola) qui désignent combien la « nature » s’y livre comme une implicite construction culturelle, que l’écopoétique contemporaine a sans doute à charge de déconstruire – ou bien plutôt de dénaturaliser, pour parler comme les marxiens, afin d’en défaire les évidences trompeuses. Car l’écopoétique du contemporain, comme le suggèreront cette semaine Caroline Lamarche ou encore Denis Infante qu’on retrouvera tous deux, tout comme Tanguy Viel, en grand entretien, interroge avec force ce qui fait paysage, et la notion même de « paysage », peut-être toute aussi construite culturellement que la « nature ». Dans ce monde de guillemets, où chaque mot est en mode autonymique sans même le savoir, le paysage figure peut-être ce que Florent Hélesbeux dans un travail majeur sur Jean-Loup Trassard désigne comme le paysage empêché, à savoir la lutte étroite de l’écriture pour contrecarrer le devenir-image même de la « nature ».

Car, à la croisée de la poétique et de l’esthétique, comme Tanguy Viel le souligne, se pose la question esthésique de l’écopoétique : le sentir du monde, son ressentir actif, celui qui, notamment depuis les romantiques, innerve chaque saisie des atomes du monde lui-même. Peut-être, à l’heure où elle se dérobe et entre avec violence dans un effondrement aux accents crépusculaires, la question du sensible, de manière plus large, est-elle posée avec une acuité nouvelle depuis l’écopoétique, et peut-être rarement avec un tel sentiment de tragique – encore que le terme de « tragique » prête à une discussion certaine qui sera également abordée dans la semaine même. Cette esthésique paraît ainsi se poser comme un défi à tout devenir esthétique de la « nature » – comme une réponse diffractée sinon une question contractée à deux problèmes : tout d’abord la question de la nomination. Comment nommer ce qui se dérobe et comment affronter le vivant qu’on ne connaît pas ou trop mal ? Quelle est la qualité lexicale de notre perception du monde ? Enfin, la question de la promenadologie qui se donne comme un forage, syntagmatique et paradigmatique, des paysages et de leur modélisation esthétique : à l’instar de ce que suggérait avec force Lucius Burckhardt dans Promenadologie, la nature est invisible tant qu’elle n’est pas parlée hors des jardins, quand elle ne sort pas des sentiers battus avant de découvrir des chemins de traverse. Dans l’espoir de mieux voir.


S’offre alors comme le rappelle Caroline Lamarche une véritable poétique du vivant où chaque élément de la nature peut intervenir, devenir un actant et s’offrir peut-être à une démocratie du vivant que supposerait toute écopoétique. Mais qui dit démocratie dit plus que jamais partage du sensible, et aperture vers une nouvelle zone de questionnements qu’amorce notre dossier : celui de la politique qui sous-tend tout geste écocritique. Une politique de l’écopoétique qui prend plusieurs visages, à commencer par celui qui, convoquant la question de la sensibilité à l’écologie, développe surtout aussi une question politique de sensibilisation. C’est cette question cruciale qui sera abordée tout au long de la semaine en partenariat avec la Maison des écrivains et de la littérature, à travers la rubrique « Observatoire », qui mettra en évidence les actions d’éducation et de sensibilisation à la nature par les ateliers sur le vivant dont la MEL est à l’origine : « Par nature ». Menés par Sylvie Gouttebaron, des entretiens successifs de Virginie Poitrasson, Mathieu Simonet, Jean-Michel Espitallier et Stéphane Audeguy reviendront conjointement sur leurs vision de l’écopoétique et sur le travail que chacune et chacun mènent auprès des publics notamment scolaires.

Mais déclarer l’écopoétique comme hypercontemporain, en planter la racine politique, c’est peut-être également commencer à aborder d’autres questions, et non des moindres. Parler comme il est dit ici d’urgence écologique, est-ce une évidence partagée par toutes et tous ? Rien n’est moins sûr hélas. Car, en littérature, de quelle nature est cette prise de conscience ? Est-ce que la littérature écopoétique peut s’accomplir sans prise de position dans le champ politique ? Est-ce que, sans politique, sans souhait de mettre fin au capitalisme, ce vœu ne reste-t-il pas pieux ? Parler de la nature sans devenir révolutionnaire n’est-ce pas faire montre d’une récupération classique de l’extrême bourgeoisie qui fait la leçon aux autres après avoir tout saccagé elle-même pour s’enrichir pendant des siècles ? Est-ce qu’il ne faut pas, à égalité avec d’autres causes, considérer la nature comme une opprimée ? L’écoféminisme en serait le témoin qui, avec Françoise d’Eubonne qui en a forgé le concept, interroge les facteurs d’oppression à l’œuvre dans une société capitaliste exploitant l’environnement et asservissant les femmes. Grande figure écoféministe contemporaine, Vandana Shiva, nous invite à une révolution pacifique qui consisterait à sortir de la volonté de domination en tous genre, pour nous focaliser sur la nécessité de prendre soin des humains et non-humains.

Exploitation et domination sont au centre de l’écriture écopoétique qui rêve d’une société plus juste. Cécile Vallée en s’intéressant dans ce dossier à l’autrice Ananda Devi, montre à quel point l’écopoétique offre, dans un contexte colonial et post-colonial, une voix majeure pour penser le monde aujourd’hui. On ne sait pas encore où atterrir, pour reprendre Bruno Latour, on commence tout juste à repérer l’espace des possibles.

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