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Photo du rédacteurTimothée Beaujard

L’Oreille musicale n°5 : « Musique et Littérature »



En 1920, dans son « Avant-Propos » à La Connaissance de la déesse de Lucien Fabre, Paul Valéry résume en quelques paragraphes l’histoire du symbolisme en poésie comme celle d’une tension de la poésie vers la musique qui s’installe dans la deuxième moitié du XIXème siècle. En disciple revendiqué de Mallarmé, il reconnait une forme d’envie, sinon de jalousie, des poètes vis-à-vis de ce que la musique d’alors lui semblait en mesure de susciter chez l’auditeur. Ou plutôt, il admet un dépit de ce que le poète ne pourrait jamais par ses seuls efforts, c’est-à-dire au seul moyen du langage, s’élever exactement à la pureté formelle de la musique, qu’il convoite. « C’est, peut-être, que la musique emporte avec elle une sorte de vie qu’elle nous impose par le physique, tandis que les monuments de la parole nous demandent, au contraire de la leur prêter… » et plus loin « Ce qui fut baptisé : le Symbolisme, se résume très simplement dans l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies entre elles) de « reprendre à la Musique leur bien » ». Après une musique romantique qui aurait recherché la puissance narrative de la littérature sans recourir au langage verbal viendrait donc une poésie qui chercherait à atteindre une musicalité sans recourir à une instrumentation. Un siècle plus tard les relations demeurent mal débrouillées. La folk, la pop ou le rap qui se trouvent à l’intersection des deux arts restent trop souvent regardés de haut comme imparfaite littérature ou musique de moindre valeur. Nous proposons ici quelques morceaux récents qui nous semblent poser la question de ces relations d’une façon nouvelle.


Face A1 : Efdemin – The Sound House tiré de l’album New Atlantis [Ostgut Ton] (2019)

Deep Techno, Ambient, Experimental


En 1627 parait l’utopie The New Atlantis de Francis Bacon. Dans un passage en particulier, le philosophe prédit, à travers la description des « sound houses », les développements techniques et esthétiques que pourrait accomplir la musique dans le futur. Il y évoque par exemple la musique que l’on qualifierait aujourd’hui de microtonale, l’amplifiation, les effets de synthèse et les samplers. Il utilise, en somme, la littérature pour dépasser la musique de son temps.

« We represent and imitate all articulate sounds and letters, and the voices and notes of beasts and birds.  We have certain helps which set to the ear do further the hearing greatly.  We also have divers strange and artificial echoes, reflecting the voice many times, and as it were tossing it, and some that give back the voice louder than it came, some shriller and some deeper; yea, some rendering the voice differing in the letters or articulate sound from that they receive ».

En 2019, à presque quatre siècles de distance, Philip Sollmann plus connu sous le nom d’Efdemin lui adresse une réponse en se proposant de donner un corps à cette musique hypothétique à travers l’album New Atlantis. Le titre « The Sound House » qui clôture l’opus reprend explicitement le passage cité plus haut, illustrant en actes le propos par les déformations sonores évoquées dans le texte et imposées à la voix qui le lit. La littérature est alors, tout à la fois, l’origine et la matière première de la musique.




Face A2 : Georgia + Dove – Air from Air [EM Records] (décembre 2023)

Electronic, Spoken Word, Ambient, Experimental


Plus récemment cette articulation entre littérature et musique, qui peut aussi s’inscrire dans la tradition du spoken word, a donné lieu au superbe album collaboratif du duo étatsunien Georgia et de la poétesse et productrice japonaise Dove. Là encore, le rôle assigné à la musique est de soutenir le sens de chaque poème en déformant, renforçant et exagérant les caractéristiques de l’élocution. Plutôt que de proposer une traduction des textes, Georgia et Dove invitent l’auditeur non-japonophone à interpréter les morceaux à partir des titres en anglais et de la prononciation de Dove. Il en résulte une paradoxale intimité vis-à-vis des mots qui pourtant ne sont pas non plus réduits à de simples sons matériels puisqu’ un sens, même s’il nous échappe, demeure.





Face B Kofi Flexxx – By Now (Accused of Magic) ft Anthony Joseph tiré de l’album Flowers in the Dark sorti le 1er septembre 2023 sur Native Rebel Recordings

Jazz, Hip-Hop


Enfin, alors que l’actualité est à la polémique sur des critères tous sauf musicaux ou littéraires comme le rappelle Johan Faerber dans l’éditorial de cette semaine, vient l’envie de réécouter le texte du poète londonien originaire de Trinidad Anthony Joseph posé sur le morceau « By Now » du mystérieux projet Kofi Flexxx.

Le morceau s’ouvre sur une furieuse ligne de contrebasse et des vagues de cymbales à l’arrière-plan. Après quelques mesures, Anthony Joseph profite d’un silence pour mettre le pied dans la porte avec les premières lignes d’un texte scandé comme un sermon et solidement arrimé au « By Now » répété au début de chaque strophe.

« by now there should be no need/ to measure the manifestation/ of our culture — our efforts in the realm of/ creativity against what is/ essentially/ imperial/ against the judgement of Europe/ against the image of snow/ falling on a Canefield/ against a poem/ flickering like a blade/ of autumn/ against what light/ the light of a hurricane »

A chaque reprise, un instrument nouveau (piano, flûtes, saxophone) s’ajoute au corps du morceau sans jamais venir heurter la scansion rythmique du poète mais produisant au contraire un effet d’accumulation qui donne la sensation d’un gonflement irrépressible. Et alors que dans « Avant-Propos » Valéry revendiquait comme un progrès d’éloigner la poésie de tout sujet, de tout propos philosophique ou politique au nom d’un formalisme assumé, Anthony Joseph rappelle qu’il existe d’autres traditions qui assignent à la musique et à la littérature un but social d’émancipation, de lutte contre les oppressions notamment coloniales mais aussi de consolation : « oh throw up your hands to hold up the house be free from pain, be free she should be playing lovers rock on a Sunday love against our sadness against the rain come again… by now ».

Et ce n’est pas mettre dos-à-dos ces différentes approches. Ce n’est pas qu’il s’agisse de renoncer au formalisme de la musique instrumentale d’un côté ou à la gratuité des jeux du langage d’une certaine poésie de l’autre. L’Art pour l’Art s’est aussi conçu avec Théophile Gautier et Baudelaire comme un espace-temps émancipé de l’injonction utilitaire du capitalisme industriel naissant et dont l’esprit petit bourgeois constituait un débouché commercial tout indiqué. Il ne s’agit donc pas d’imposer à toute chanson un contenu ouvertement politique pour la trouver légitime artistiquement. Il s’agit simplement de décentrer notre regard pour admettre qu’il y a d’autres approches possibles quant à la dialectique de la musique et du langage qu’une musique « savante » qui doive être apolitique et instrumentale pour être distinguée et une musique « populaire » qui doive être un peu consciente ou conservatrice pour n’être pas vulgaire.



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