Il est malaisé de donner une définition satisfaisante de la musique expérimentale, laquelle recouvre une grande diversité d’approches et de compositeurs. On ne peut donc que conseiller de consulter Matthieu Saladin sur les enjeux esthétiques mais aussi politiques qui sous-tendent l’utilisation de l’expression dans la synthèse très stimulante qu’il a écrite pour Audimat en 2017.
Entre dissonances, électroacoustique et musique concrète, les musiques expérimentales ont pu apparaître, plus ou moins volontairement, comme une recherche savante difficilement accessible pour le grand public. Depuis la deuxième moitié du XXème siècle cependant, un certain nombre de compositeurs de musiques dites populaires (Pop, New Wave, Punk, Metal, Techno, Rap…) ont tendu l’oreille dans cette direction pour s’approprier des innovations, s’affranchir d’attentes inhibantes ou encore revendiquer un patronage « sérieux » comme moyen de « légitimer » leurs ambitions sur d’autres scènes (cinéma, art contemporain, défilé de mode…). De façon paradoxale, le terme « expérimental » se popularise donc en redéfinissant au fur et à mesure les limite du corpus qu’il désigne. Par ce biais, des expérimentations sonores ont été portées aux oreilles d’un public plus large mais en prenant souvent un rôle d’accessoire ou de support pour d’autres formes d’art. Nombre de films et de séries, y compris de blockbusters, empruntent ainsi à la musique bruitiste, au drone… parfois jusqu’à l’excès (vous savez, ce bourdon sombre qui accompagne toujours les travellings au ralenti). L’appellation soundscape (ou paysage sonore) illustre bien cette tension de certaines musiques expérimentales vers les arts visuels au risque de s’en rendre dépendants.
Face A : Cura Machines – Neuro sur Bedouin Records paru en février 2024
Daniel Lea qui se cache derrière plusieurs pseudonymes (dont Cura Machines qui nous intéresse ici) illustre tout à fait cette tendance. Compositeur de pièces électro-acoustiques pour des films ou des chorégraphies, il produit cependant aussi de la musique pour la musique. J’ai découvert son travail pour la première fois au festival Atonal de Berlin en 2018 où il présentait un live audiovisuel avec Rainer Kohlberger. Dans les entrailles de béton du Kraftwerk, l’usine de Mitte qui accueille aussi le Tresor, Lea pouvait expérimenter tout son saoul sur la spatialisation du son à travers la reverb synthétique mais aussi l’espace réel et l’architecture qui accueillait la performance et la soutenait en lui conférant une ampleur orchestrale. Non-enregistrée (à ma connaissance), cette musique a disparu avec les conditions de l’expérience qui l’ont rendu possible. J’en garde donc le souvenir précieux d’un des lives électroniques les plus intenses qu’il m’ait été donné de voir.
(insérer vidéo)
Depuis, Daniel Lea n’avait sorti du projet Cura Machines que les trois titres de la cassette Xenial sur le label mexicain Infinite Machine. Il a donc fallu attendre 2024 pour qu’il nous livre, enfin, un album complet sur le très bon label Bedouin Records. Il n’y a cette fois, aucune vidéo pour accompagner la musique, elle est à prendre pour elle-même et il revient à l’auditeur de forger ses propres images mentales ou d’identifier sous une pluie d’effets et de synthétiseurs analogiques le son d’une guitare ou d’une contrebasse triturée puis digérée. L’ensemble, où s’invitent Ben Frost ou encore Yair Elazar Glotman, est sombre, abrasif mais passé par un studio, un mixage et un mastering en bonne et due forme, il permet davantage de délicatesse dans le sound-design que le live explosif auquel j’ai assisté.
Face B : Sote – Ministry of Tall Tales paru sur SVBKVLT en février 2024
Derrière l’alias Sote se cache Ata Ebtekar musicien Iranien-Américain installé en Allemagne et spécialisé dans la confection d’une musique électroacoustique, polyrythmique et souvent microtonale. Auteur d’une petite dizaine d’albums depuis 2006, il a fait paraître Ministry of Tall Tales en février 2024 sur SVBKVLT. Il présente ce disque comme le reflet de sa colère, de son anxiété, de son épuisement face à la bigoterie, à la désinformation, à la violence dont il fait l’expérience quotidienne dans le monde contemporain.
Cette multitude d’émotions exsude de chaque morceau à travers différentes stratégies de composition. ‘River of Pain’ ouvre l’opus avec un motif répétitif et obstiné qui va conférer à l’ensemble une atmosphère suffocante et que l’on retrouve sur ‘Motion in Morality’. D’autres morceaux comme ‘Lips Seeking the Forbidden’ ou ‘Reign of Insanity’ laissent la part belle aux silences où des notes trébuchent dans un espace aveugle et dont on se figure mal l’architecture. Les sons s’évanouissent ainsi dans une déambulation tourmentée.
Contrairement à Cura Machine chez qui les instruments ne sont plus reconnaissables à la fin du processus créatif, on retrouve ici assez facilement les cordes et percussions malgré le traitement qui en est fait et qui leur conserve une matérialité et une distante familiarité. De ce rapprochement résulte une étrange intimité partagée avec les sons qui sont, pour ainsi dire, à portée de main. ‘Death Dealing’ est sans doute le titre qui se rapproche le plus des pionniers de la musique expérimentale en s’aventurant dans des dissonances anxiogènes auxquelles répond ‘1401 Beautiful Souls’, le seul morceau qui permette de retrouver son souffle et même le début d’une légèreté. Placé à la fin de l’album, cette respiration doit toutefois se comprendre comme l’acceptation d’un deuil.
Live de 2018 de Cura Machines @Berlinational One of the finest show I was lucky to Witness
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