La géographie de l'absence : dans les eaux océaniques de Marguerite Duras
- Sara Durantini
- 2 avr.
- 4 min de lecture

« Il y aurait une écriture du non-écrit ». Avec la fragmentation de l’écriture, le mot expérimenté par Marguerite Duras est enfermé dans les marges de la solitude, criblé par la pâleur sémantique qui deviendra plus tard une quête extatique d’une langue nouvelle, reflet d’un ressenti transformé dans le corps et dans l’âme.
« Ce fut un amour violent, très érotique, plus fort que moi, pour la première fois. J’ai même eu envie de me tuer, et cela a changé ma manière même de faire de la littérature : ce fut comme découvrir les vides que j’avais en moi, et trouver le courage de les dire. La femme de Moderato Cantabile et celle de Hiroshima mon amour, c’était moi : épuisée par cette passion que, ne pouvant la raconter, j’ai décidé d’écrire ». L’amour violent dont parle Duras se consume avec Gérard Jarlot en 1957. Ce n’est pas le premier, Gérard. Mais, peut-être, est-il le premier à s’être nourri, inconsciemment, des manques de Duras. La disparition de sa mère, survenue justement en 1957, creuse des sillons dans la fragilité de Duras dont la vie, depuis toujours, frôle les limites des expériences possibles. Marguerite s’abandonne à Gérard, à cet amour porteur de vides et de silences, cet amour affamé et jamais rassasié. Marguerite s’abandonne à ce désir lumineux et en même temps insaisissable parce que sa lumière est une révélation à peine perçue, saisie au moment de l’explosion puis arrachée sans possibilité d’être goûtée et vécue dans sa plénitude. Cet amour tourmenté pour Jarlot, que je retrouve également chez la dernière Duras avec Yann Andréa, est à la base du geste, de la recherche vers une parole vidée, écorchée, asséchée. Il s’agit de la parole cinématographique que l’on lit dans l’abandon du son et de l’image, dans le passage de la « profondeur du mal à la profondeur du bleu ». Dans ce que Laura Graziano définit comme la « syntaxe de la soustraction », je retrouve la puissance de la représentation filmique de Marguerite Duras.
Le théâtre offre à Duras la scène parfaite pour l’expérimentation linguistique, au nom d’une écriture libérée des contraintes narratives classiques. Cependant, c’est avec le cinéma, à partir des années cinquante, et plus particulièrement entre 1970 et 1980, que Marguerite Duras explore une nouvelle forme de langage.
La transposition cinématographique du texte durassien joue sur les vides narratifs déjà perceptibles dans le roman Moderato cantabile, ces élans émotionnels issus d’une réflexion profonde sur la relation entre dialogues et narration, entre présences et absences, entre exposition et intériorisation.
À travers l’œil de la caméra, la traduction du texte durassien à l’écran ne fait qu’achever un type de cinéma que Duras elle-même définit comme simple « vanité et poursuite du vent », conçu tout spécialement pour les « spectateurs ordinaires ». Le mépris de Duras pour la transposition filmique de certains de ses écrits est bien connu, et elle ne cherche nullement à le dissimuler. Endosser le rôle de réalisatrice, elle qui n’avait aucune formation de cinéaste, devient pour elle le seul moyen de faire « un autre cinéma », un geste de défi envers un type de cinématographie soumise à des règles mercantiles étroites et destinée à ceux que Duras considère comme des « spectateurs au kilogramme ».
Après les années de l’amour destructeur avec Gérard Jarlot, Duras est entièrement bouleversée par le lien qu’elle noue avec la caméra. C’est ici que la communication se dissout : des éclats métasémantiques se dispersent dans un cadre où les traces linguistiques et psychologiques sont enchaînées par une écriture immanente, incontrôlable et voluptueuse. Le mouvement de Duras est au cœur du cinéma : la compénétration entre texte et image, entre écriture et voix, est intense. Tout aussi fort sera le lien émotionnel avec les lieux d’extase créatrice, comme la maison de Neauphle-le-Château, où l’ailleurs de la langue trouve sa correspondance dans l’imaginaire. On parle, à ce propos, de « cinéma absolu », où le lecteur-spectateur est invité à remplacer ce qu’il ne voit pas par ce qu’il imagine.
Sans cesse renouvelée et interrogée, l’écriture de Duras pour le cinéma se développe dans le découpage des scènes, les gros plans, les cadrages, la profondeur de champ, le rythme lent, et plonge dans l’expérience vécue ; de cette réflexion, le mot devient tour à tour image ou son, dans un rapport dialectique constant.
Si avec Hiroshima mon amour (film d’Alain Resnais, scénario et sujet de Duras, 1959) et Une aussi longue absence (film d’Henri Colpi, scénario et dialogues écrits par Duras elle-même avec son amant Gérard Jarlot en 1961) Duras tend vers le cinéma, c’est avec la réalisation des films Détruire, dit-elle (1969), La Femme du Gange (1974), India Song (1975) et avec la pièce de théâtre Suzanna Andler (1975) que Duras circonscrira la géographie de l’absence : diaphane sera le mot qui laisse entrevoir ce qui se tient derrière le mot lui-même.
C’est précisément dans les replis de la douleur de Suzanna que je retrouve non seulement le récit d’une femme, mais aussi l’histoire d’un lieu qui plonge ses racines dans les « eaux océaniques de Duras ».
Dans Hiroshima mon amour, il s’agit d’une tragédie silencieuse, soutenue par les variations musicales de Giovanni Fusco, qui insiste sur la fragmentation de la parole et qui se reconnaît justement dans cette fragmentation : une tragédie imprégnée d’une souffrance qui n’est pas celle d’un seul individu, mais qui devient universelle, tout comme la douleur de Suzanna, qui se superpose aux mensonges et aux non-dits, transformant son histoire personnelle en une histoire qui, comme l’enseigne Duras, « passe par son absence », transcendant la parole et s’accomplissant précisément dans les vides générés par l’écriture.
Car écrire (un livre, un scénario), c’est aussi cela : « ne pas parler. C’est aussi se taire. C’est hurler sans bruit. ».