
Nécessité du contemporain : sans lui, impossible de relire le passé, qui l’éclaire en retour. Ainsi des romans, nombreux, forts, dérangeants, de la nouvelle rentrée sur le thème du père, plus particulièrement sur les rapports entre pères et filles. Textes indispensables à qui veut comprendre la violence de genre et plus largement des structures patriarcales, mais textes aussi qui jettent de nouveaux regards sur des livres, des peintures, des films peut-être moins proches dans le temps mais dont l’actualité reste indiscutable.
En 1973, c’est-à-dire juste avant la fin du franquisme (1939-1975), le festival de San Sébastian couronne le premier long-métrage de Victor Erice, L’Esprit de la ruche, film à très petit budget qui s’est vite imposée comme une des créations les plus puissantes du cinéma espagnol depuis Buñuel et Dalí. L’histoire du film tourne autour d’une petite fille, Ana, de son apprentissage douloureux de la différence entre fiction et réalité, de sa prise de conscience de la réalité irrémédiable de la mort. Dans le vécu d’Ana, la mort est d’abord niée, maintenue dans les zones séparées et protectrices de la fiction. Au cinéma du village où ses parents, des vaincus de la guerre civile, essaient de refaire leur vie, Ana découvre Frankenstein, l’adaptation de 1931 (l’intrigue du film d’Erice est située en 1940, soit dix après la sortie du film de James Whale). Elle s’identifie à la petite fille tuée – accidentellement – par le monstre du docteur Frankenstein, sans pour autant vraiment croire à cette mort, puisque sa sœur aînée, qui sait déjà ce qu’il en est de la mort en fiction et de la mort dans la vraie vie, lui fait croire que les morts reviennent comme esprits, libres à convoquer à l’aide d’une formule magique. Pour Ana, la réalité va brutalement faire irruption à travers le personnage du père, mais d’un père qui est tout sauf celui que construisent les stéréotypes du patriarcat (l’ambivalence du monstre, qui tue par besoin de compagnie, en était déjà un premier indice). Le monde imaginaire d’Ana commence à se fendiller au moment où les deux sœurs, dans leurs jeux à proximité du village, font la rencontre d’un maquisard, sans doute un soldat républicain ayant refusé de rendre les armes, qu’elles aident à rester caché mais dont l’assassinat ultérieur par les gendarmes sera interprété par Ana comme le résultat d’une trahison de son père, qu’elle soupçonne d’avoir dénoncé le clandestin.
Tout cela se tient : derrière le monstre de Frankenstein vu au cinéma, comment ne pas lire une allusion au général Franco ; et dans la figure du père d’Ana, comment ne pas reconnaître une courroie de transmission du pouvoir de l’État à la discipline familiale, changement d’échelle qui affleure aussi dans le second mot-clé du titre, « ruche » ? Ce terme désigne à la fois la cellule familiale, l’organisation de la vie au village et une métaphore du fonctionnement politique et social dans son ensemble où chaque individu est appelé à se sacrifier au profit de la survie du collectif, elle-même symbolisée par l’instance suprême de la reine des abeilles ou, patriarcat oblige, du caudillo (n’oublions pas qu’à l’époque du franquisme La Vie des abeilles de Maurice Maeterlinck faisait partie des lectures au programme).
Cette interprétation n’est évidemment pas fausse. Mais elle risque de passer sous silence un problème de taille : la bonté et, probablement, l’innocence du père d’Ana. Dans le film d’Erice, le personnage du père ne ressemble au monstre que de l’extérieur. Lors de sa première apparition à l’écran, son visage en très gros plan est masqué par un voile et un chapeau d’apiculteur, brouillés, tachetés, noircis par un grouillement d’abeilles tout comme la face du monstre de Frankenstein au cinéma est défigurée par les sutures chirurgicales de sa peau artificielle. Or très vite ce père apparaît non pas comme représentant mais comme victime de la dictature. C’est un exilé de l’intérieur, vivant en silence à l’écart des centres du pouvoir, et qui ne communique à personne ce qu’il pense réellement. De plus, l’amour pour ses enfants – la grande absente est ici la mère, qu’on retrouve dans l’histoire mais jamais dans le même plan que son mari – ne fait aucun doute, comme en témoigne par exemple la scène où il explique aux deux sœurs la différence entre champignons comestibles et vénéneux, écho positif du refus de la sœur aînée d’orienter Ana dans ses questions sur les frontières entre vie et mort ou réalité et fiction. La confiance d’Ana en son père se brise après la mort de celui qu’elle a adopté comme « son » esprit, le maquisard, après quoi la petite fille s’enfuit du foyer, se perdant dans la forêt où la surprend le monstre de Frankenstein. Ana revit alors la scène où le personnage de fiction s’apprête à la tuer pour de vrai par trop d’amour. La scène est hallucinante, mais aussi hallucinée : il est permis de penser qu’Ana convoque le monstre comme son nouvel esprit, le soldat n’étant plus là, non pour l’adopter mais afin de se faire tuer par lui et de se libérer ainsi de son père.
À la lumière des romans d’aujourd’hui, et sans cesser d’être une réflexion profonde sur les thèmes croisés de la dictature et du patriarcat, le film d’Erice révèle des singularités qui élargissent les débats contemporains. Deux leçons au moins peuvent en être tirées.
La première concerne l’étagement du dispositif paternel : l’État, le groupe, la famille, certes, mais avec ici une insistance sur les possibles fractures entre ces échelles, les solutions de continuité voire les contradictions d’un niveau ou cercle à l’autre. Les ruptures sont plus complexes encore quand on y superpose la question du genre : le roi de la ruche est une reine ; dans la famille d’Ana, le véritable père est moins le père que la sœur aînée, dont le « savoir » sur la vie et la mort se transforme en un « pouvoir » maléfique qui maintient la petite Ana dans une ignorance mortifère ; quant à la mère, elle aussi multiple car proche de la bonne et vice-versa, son absence du couple parental semble moins due à quelque rejet par le père que par son propre refus d’être à ses côtés.
La seconde touche au rôle de la fiction, autre maillon de la chaîne symbolique que tisse le patriarcat autour de chacun des personnages. Introduit par le bonimenteur qui délivre une morale un peu plate sur le coupable désir prométhéen de l’homme (séquence reprise in extenso dans L’Esprit de la ruche, qui par ailleurs ne cite le Frankenstein de 1931 que de manière très elliptique), le film de Whale est non seulement le déclencheur de l’intrigue, il en est aussi une clé de lecture essentielle, quand bien même son réemploi se révèle tout sauf mécanique. Erice ne propose pas de remake, sa continuation change radicalement l’original, notamment par ses multiples lacunes et silences (ainsi ne voit-on ni le docteur Frankenstein, ni la scène de la noyade de la petite fille, ni la fuite du monstre). Chez Erice, le père n’est plus l’inventeur du monstre, il finit par se confondre lui-même avec le monstre au moment où Ana se met à le suspecter (à tort, autre couche de complexité ajoutée par le film au texte cinématographique de départ), tandis que les questions relatives à la vie et à la mort sont replongées dans des strates pré-rationnelles de la conscience, c’est-à-dire l’imagination d’une fille sensible qui refuse de grandir.
1808 (le roman de Shelley), 1931 (le film de Whale), 1940 (date de l’intrigue de L’Esprit de la ruche), 1973 (le film d’Erice), 2025 (les romans de « notre » rentrée) : l’histoire fait des plis ; elle est aussi et ainsi faite par eux. À nous de bien relire.
Victor Erice, L’Esprit de la ruche, Espagne / 1973 / 106 min. Avec Fernando Fernán Gómez, Teresa Gimpera, Ana Torrent.