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Maïka Sondarjee : Des noms, des lieux, des origines (D’où tu viens ?)

  • Photo du rédacteur: Christiane Chaulet Achour
    Christiane Chaulet Achour
  • 25 mars
  • 11 min de lecture

Maïka Sondarjee (c) Lézard-libre
Maïka Sondarjee (c) Lézard-libre

« C'est le bruit des origines

C'est le moment c'est l'heure

De retrouver nos racines »

Okoumé



En octobre 2024 paraissait à Montréal, un essai efficace et d’une grande lisibilité de Maïka Sondarjee, D’où tu viens ? Réflexions sur le métissage et les frontières. Il se décline en deux énonciations se nourrissant l’une l’autre : l’une autobiographique et l’autre plus générale et théorique.

Le récit autobiographique se déploie en six ensembles portant tous un titre suggestif. L’essai proprement-dit, encadré par une introduction et une conclusion, propose quatre chapitres : le tout, flashes autobiographiques et chapitres, est entrelacé, soulignant l’interdépendance du récit de vie à la réflexion plus générale. Le vécu nécessairement personnel et spécifique s’ouvre ainsi, en l’éclairant, vers une prise en charge plus collective de la réflexion sur le métissage et les frontières. Pour la clarté du compte-rendu, je les présenterai séparément.


« Du pouding chômeur et des samosas » introduit l’autobiographie selon les codes de cette énonciation, en déclinant l’identité de base : « je suis issue d’une famille malgache d’origine indienne ». A cette première information s’ajoute celle de la religion : une famille musulmane partie d’Inde vers Madagascar. Une fois détaillée cette part de l’origine, vient la seconde donnée : « je suis issue aussi d’une union québécoise » ; cette fois sont mentionnés les métiers des parents dont le lecteur déduit qu’ils sont, tous deux, Canadiens l’un indo-malgache et l’autre « blanche ». Cette union « mixte » n’a pas été de soi et la narratrice souligne que le plus difficile a été pour sa mère d’être acceptée par la famille du père : « la famille de mon père préférait les mariages endogames parce que les Indiens étaient minoritaires à Madagascar. Quand on est minoritaire, l’entre-soi est une question de survie ». L’insistance porte sur les deux nourritures et affirme que la nourriture se conjugue et ne sépare pas, d’où le titre de ce premier flash autobiographique.


« Mon oncle Nazir» : l’émigration ne se fait pas à partir du plus vieux, le grand-père étant resté à Madagascar. C’est son fils qui a été le premier à émigrer car il s’est rendu compte qu’il serait toujours en seconde position, quels que soient ses mérites, à Madagascar. Nazir est arrivé au Canada le 27 octobre 1973 et son parcours nous est conté. C’est lui qui a joué le rôle de grand-père auprès des enfants de son frère, donc de la narratrice.


« Pure laine ? » : il est question de sa mère, Jocelyne, « une Québécoise de souche ». Cette famille maternelle a vécu dans la pauvreté mais « curieusement », on interroge toujours la narratrice sur la pauvreté de sa famille du côté indo-malgache et non sur la famille de sa mère. L’information sur l’intégration de chaque membre du couple dans les familles respectives du conjoint est détaillée sur fond, la concernant, d’une enfance heureuse.


« Se voir pour exister ». Comment, avec une telle richesse d’origine, s’identifier aux personnages vus à la télé puisqu’aucun n’avait la couleur de sa peau. Elle n’a pris conscience que plus tard de son amitié exclusive avec la deuxième petite fille métisse du quartier. Elle constate donc que des affinités naissent rapidement quand on rencontre des personnes qui ont des « origines transnationales et mixtes » : « Ne s’apercevoir nulle part brouille le sentiment d’appartenance […] si l’identité n’est pas partagée, elle est bien peu de choses ». Aussi a-t-elle toujours aimé la Jasmine d’Aladdin et Pacahontas. Et elle conclut : « Se voir quelque part permet d’exister un peu plus, de mieux se connaître et d’entrevoir ce qu’on pourrait devenir ».


« Le bruit des origines ». Rapporte une anecdote amusante de l’école  primaire. Son frère et elle devaient répondre à la question : « Tu viens d’où ? » pour la fête de la diversité culturelle organisée à son école. Son frère a répondu « Madagascar » et elle « Inde » : du coup, ils se sont retrouvés sur des tapis différents ! Comment répondre à une telle question quand on connaît le parcours de leur père car « l’identité mixte est loin d’être un peu de ceci additionné d’un soupçon de cela ou, pire, une  moitié de ceci et une autre de cela ».  Elle constate par ailleurs que la « blanchité » n’est pas seulement une couleur de peau mais dépend souvent du statut social que l’on a.


Le titre de ce dernier flash autobiographique est un clin d’œil à une chanson québécoise de 1997 qui vaut la peine d’être citée. Elle est chantée pat Okoumé, (nom d’un arbre en Afrique qui a un fort enracinement) : groupe (1995-2002) de cinq musiciens de différents points du Canada, adeptes du folk-rock façon québécoise (auteur-compositeur : Jonathan Painchaud) :





Mondialisation perte d'identité

Paranoïa d'un monde bouleversé

Fin de siècle oblige on a tous le vertige


(Refrain) Pour savoir où l'on va

Faut savoir par où on est allé

Pour éviter les faux pas

Faut cesser d'ignorer 

C'est le cri d'un peuple

C'est le bruit des origines

C'est le moment c'est l'heure

De retrouver nos racines


Globalisation extension des marchés 

On tue la terre à force de l'exploiter 

Plaie ouverte trop vive 

On vogue à la dérive 

Conscientisation volonté de changer 

Ne pas attendre c'est à nous de bouger 

Fin de siècle oblige 

C'est vers quoi on se dirige 

L’introduction de l’essai vient après le premier flash autobiographique sous le titre, « Tout, partout, tout à la fois ». L’objet du livre est précisé : il veut aborder la question des frontières, « celles qui unissent » et non « celles qui divisent ». Cette notion est liée à celle du métissage qui n’entre dans aucune case à cause ou grâce à ses « racines transnationales ou mixtes ». Si elle s’est lancée dans cette écriture, c’est pour mieux comprendre la société canadienne « de plus en plus polychrome » et définir les espaces frontaliers à l’opposé des divisions que créent les états. La « peau mosaïque » des métissages incite à cette réflexion. Son livre est donc « une lettre de la part des biraciaux, multiraciaux, métissés et autres hétérogènes ». Maïka Sondarjee essaime ses propos de références répertoriées en bibliographie finale.

Elle constate qu’il n’y a pas un terme « universellement accepté pour décrire la mixité », ce qui rend difficile la réponse à la question récurrente : « Tu viens d’où ? »

Au Canada, le terme « métis » prête à confusion en raison de l’existence de la Nation Métis. On ne peut accepter le terme de « mulâtre » ainsi que d’autres appellations péjoratives qu’elle rejette. « Biracial » fige la réalité dans sa binarité ; « multiracial » est un terme plus acceptable mais insatisfaisant. L’essayiste opte pour « mixte » : « Je suis fille de l’océan Indien et de l’Atlantique, du canal du Mozambique et du Saint-Laurent ». Partout, la même humanité.


Le chapitre 1, « Se sentir chez soi » réfléchit sur l’espace qu’on fait sien. On peut se sentir chez soi dans beaucoup d’endroits : celui où l’on vit, celui où l’on a grandi mais aussi celui des narrations des aînés car « on ne naît pas sur un canevas vierge ». On se sent chez soi dans « le lieu d’où l’on vient et celui où l’on va ».

Ces remarques font qu’être chez soi pour les mixtes n’est jamais un lieu unique mais une pluralité de lieux où l’Histoire a sa part. Elle donne deux exemples significatifs : « Par exemple, un Algérien et un Français ne raconteront pas pareillement le conflit qui a opposé leurs pays entre 1954 et 1962. Même l’appellation varie entre guerre d’Algérie et Révolution algérienne, il y a toute une différence. De la même manière, la lecture que font un Mohawk et un allochtone des manuels scolaires canadiens sur la « découverte » du Nouveau Monde diffère. Notre imagination dépend de l’endroit d’où nous venons, de notre genre, de notre position sociale. […] Notre histoire et celle de nos ancêtres teintent notre récit de vie, mais aussi notre capacité à en inventer d’autres. Ce qui lie toutes les personnes mixtes n’est pas de voir le monde à partir d’un point géographique commun, mais à partir d’un espace frontalier […] une zone limitrophe entre plusieurs espaces (boderland) ».

Cet espace frontalier ouvre les possibilités de relations nouvelles, de cultures différentes : aussi la mixité devrait permettre « de penser différemment ».


Le chapitre 2, « De l’illégalité même dans l’amour ». Ce chapitre est consacré aux mariages mixtes sur la base de statistiques aux USA, au Canada, en France. Pour ce pays, elle s’appuie sur un article de Mustapha Harzoune qui conclue que les unions mixtes progressent. Toutefois, il ne faut pas se contenter de voir le présent. On doit avoir à l’esprit que « les premiers enfants bi-raciaux » sont essentiellement « issus de ces viols de femmes transformées en choses à posséder ». L’essai rappelle les « « règles » en esclavage. La règle aussi de l’unique goutte de sang noir (one drop rule) qui a maintenu les métis dans le groupe le plus défavorisé. « Les lois antimariages mixtes étaient un instrument de la suprématie blanche visant à préserver la blanchité ». Ce chapitre donne aussi de nombreux exemples de la course d’obstacles qu’était un mariage mixte se reflétant aussi dans de nombreux films.


Le chapitre 3, « Métissage : tare ou panacée ?». Il a été dit et répété que le mélange des races inférieures avec les blancs altère « la pureté de la blanchité » : « On pensait (et on écrivait) que les personnes mixtes vivaient moins longtemps, étaient moins intelligentes et moins résistantes, qu’elles étaient confuses et anxieuses ». L’idéologie nazie « a entraîné la stérilisation forcée de personnes noires et mixtes ». Une quarantaine d’années après, la perspective s’est inversée : on a fait l’éloge des bébés mixtes en les célébrant comme la preuve d’une société postraciale. S’est propagé « le fantasme d’une société postraciale plus égalitaire grâce aux amours interraciaux ». Mais l’essayiste affirme, à juste titre que cela n’a été qu’ « un multiculturalisme de façade et quelque peu désincarné ».

Pour propager cette idée, on a détaché les personnes mixtes de leur histoire :

« Cette vision à la fois réductrice et universalisante tend à taire les facettes sombres de l’histoire de la mixité, dont la mise en esclavage d’êtres humains à grande échelle, la colonisation, puis la montée des inégalités Nord-Sud. On ne peut passer sous silence le fait que l’augmentation de la mixité raciale tire aussi ses origines des viols de femmes colonisées, des raids dans des villages autochtones ainsi que de l’enlèvement et du transport forcé de personnes africaines vers le continent américain ». C’est dans la majorité des cas une mixité imposée dans la violence : « Bob Marley s’est fait traiter de "white boy" toute son enfance ». Il faut noter certains privilèges liés à une peau plus blanche mais seulement si cela se conjugue avec un statut social favorable.


Chapitre 4, « Pas tout à fait blanche ». Dans ce dernier chapitre, l’essai décortique des expressions comme « passer pour blanc » ou « paraître blanc » : opération plus facile pour certains mixtes que pour d’autres. Et il est compréhensible que certains utilisent « un arsenal de stratégies pour affronter le racisme ordinaire du quotidien ». Les personnes mixtes sont en équilibre sur une frontière imaginaire et elle-même confie : « Au fond de moi, je ne me sens jamais entièrement d’un côté ou de l’autre de la frontière ».

Que ce soit dans les pays dominés ou en Occident, l’histoire des personnes mixtes est complexe, « tissée de fils transnationaux souvent postcoloniaux ». On ne peut effacer l’Histoire de conquêtes et d’impérialisme.

« Les personnes mixtes sont à cheval sur le trait d’union (de leur définition identitaire) ». Elles appartiennent « à un entre-monde ».


Conclusion, « Au seuil d’une pensée frontalière ». Elle plaide pour redéfinir positivement l’hybridité et faire naître « un espace pluriversel ». Les personnes mixtes sont des passeurs, des interrètes. Elles acceptent et valorisent les différences. Une très belle citation de Felwine Sarr met la dernière touche à cette réflexion revigorante.



La Presse, Montréal  Noémie Mercier
La Presse, Montréal  Noémie Mercier


L’essai bénéficie d’une belle préface de Noémie Mercier (1976), journaliste et chroniqueuse connue et reconnue au Canada, elle-même de mère haïtienne et de père canadien : « Nous  faisons partie d’une vaste confrérie de personnes mixtes qui, au Québec, commencent tout juste à exprimer leur réalité singulière, parfois douloureuse, presque taboue tant elle peut être difficile à énoncer ». Sa préface met en valeur les points les plus importants que nous avons résumés précédemment.


En lisant attentivement cet essai et sa bibliographie, des titres nous ont retenue plus que d’autres pour souligner la nécessité d’aborder de façon approfondie cette question du métissage en France. En particulier l’enquête récente de Solène Brun, Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France, éditée à La Découverte en 2024.

Nous nous sommes souvenus aussi de nos lectures centrées sur le métissage ou l’abordant. Et, sans aucune exhaustivité, nous recensons, en finale, quelques titres sur lesquels il faut revenir pour nourrir une étude approfondie sur la question.






Métisse blanche (1989, éd. de l’aube) de Kim Lefèvre (1935-2021) : « Tout changea avec la parution du livre. En l’écrivant, j’avais mis en marche, sans en avoir conscience, la machine à remonter le temps. Et les années-lumière que j’avais voulu jeter entre mon enfance et moi, comme un grand espace d’oubli, se retrouvèrent tout à coup abolies. […] Raconter ainsi mon enfance au Viêt-Nam pendant la période coloniale m’a fait me pencher sur un passé vis-à-vis duquel j’étais assez distante. Cela a entraîné un retour vers la langue d’origine, que je n’avais plus pratiquée pendant vingt-cinq ans… »





Tassadit Imache (1958), Une fille sans histoire (réédition du récit autobiographique Calmann-Lévy en 1989), Marseille, éditions Hors d’atteinte de Marseille, 2021 : « Doit-on construire une généalogie de vies fracassées ou fêlées? Toute identité personnelle est mouvante, on ne fige bien que les morts. Quel que soit l’héritage familial, historique, se construire en tant qu’individu est un défi ».




Robert Lalonde (1947), Le diable en personne, Le Seuil, 1989 Magnifique roman sur l’impossible place du métis et son irréductible soif de liberté. Le romancier a donné deux arbres généalogiques – certitudes dérisoires des racines ? –  des familles des deux amours de Warden et de l’amour incompris qu’est Mathilde. Comme si ces arbres généalogiques des Choinière et des Bazinet accentuaient encore l’absence de filiation ou la rupture dans la généalogie qu’a voulu le jeune métis lorsqu’il s’est enfui de la réserve le jour même de son initiation





Trevor Noah (1984), Trop noir trop blanc. Une enfance sud-africaine dans la peau d’un Métis, traduite par Michael Belano et Marie Hermann, éd. Hors d’atteinte, 2021 [Born a Crime : Stories From a South African Chilhood, New York, 2016]. Il fait parler de lui, le 17 juillet 2018, en faisant un commentaire, dans son émission, sur l’équipe de France de football : « l'Afrique a gagné la Coupe du monde […] ils sont obligés de dire que c'est l'équipe de France. Mais regardez ces gars : tu n'obtiens pas ce genre de bronzage en te baladant dans le sud de la France ».


 



Dorothée-Myriam Kellou, Nancy-Kabylie, Grasset, octobre 2023. Aux Etats-Unis, elle a adopté la manière de se désigner des Américains : « I am French-Algerian » car, remarque-t-elle, le trait d’union y est plus qu’un signe de ponctuation ; il est le signe d’une « appartenance  multiple, la possibilité de se mouvoir entre plusieurs cultures, histoires ». Elle affirme que l’identité trait d’union a fait son chemin avec ses aspects positifs (ne pas masquer une appartenance multiple) et ses aspects négatifs (risque d’être assigné à « des aires géographiques et culturelles »). En France, la double appartenance a du mal à être admise : alors pour pallier les inconvénients du trait d’union, elle propose de le remplacer par un astérisque. Ce qu’elle applique dans la suite de son texte : « je suis française* algérienne* […] Cet astérisque devient le point manifeste de mon utopie politique en France. Peut-être naïvement ». 




Beata Umubyeyi Mairesse, Le Convoi, Flammarion, janvier 2024 : « Mon métissage, qui m’a donné l’impression, enfant, d’être toujours renvoyée à une différence trop visible, a créé chez moi le complexe d’un déficit d’appartenance. J’ai pensé, après 1994, que l’expérience extrême du génocide, vécue avec les autres, m’autoriserait enfin à être totalement rwandaise. Cela reste fragile cependant. On m’invite à parler de mes livres, on me félicite pour ma connaissance de notre langue, le kinyarwanda, auquel j’ai donné une véritable place dans mes textes littéraires. Mais ».




Gaël Faye, Jacaranda, Grasset, 2024 : une histoire de conquête de son origine rwandaise par un jeune Français qui se croyait simplement Français. C’est aussi une réflexion sur l’acceptation enrichissante d’une double appartenance, non pas moitié-moitié mais addition de deux origines, si difficile à comprendre et accepter dans nos sociétés d’aujourd’hui qui posent la question de la filiation et de la transmission en termes trop binaires, surtout lorsqu’il s’agit d’une addition entre la part française et la part d’un pays du Sud. 






Maïka Sondarjee, D’où tu viens ? Réflexions sur le métissage et les frontières : avec une préface de Noémie Mercier, Montréal, Lux éditeur, janvier 2025, 176 p., 14 euros

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