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Marie Fremin : « L'esclavage : un sujet sensible voire marginalisant dans l’Université française »

Photo du rédacteur: Christiane Chaulet AchourChristiane Chaulet Achour

Marie Fremin (c) DR


Marie Fremin est enseignante de Lettres Modernes au collège de La Fontaine du Vé à Sézanne (51). Elle est Docteure es-Lettres depuis 2011, date de la brillante soutenance de sa thèse : « Le récit d’esclave entre témoignages et fictions. France, États-Unis, Caraïbe. XVIIIe - XXe siècles » (présélectionnée au Prix du Monde de la Recherche universitaire en Sciences Humaines. 1053p.). Elle est capétienne et a participé et dirigé de nombreux collectifs dont un ouvrage sur Aimé Césaire.


Vous avez mené vos recherches pour vos diplômes (du master à la thèse) sur des corpus de textes qui ne sont pas vus, dans l'université française, comme essentiels et légitimes au point d'avoir droit de cité plein et entier. Pourriez-vous rappeler tout d'abord le titre, le contenu résumé et la date de soutenance de votre thèse. Puis vos essais pour être recrutée dans une université.

 

Après un baccalauréat littéraire dans un lycée rural, je suis arrivée à l’Université de Cergy-Pontoise en septembre 1997. Elève studieuse et scolaire, j’avais hésité entre les langues et la littérature. Grande lectrice et éveillée au goût de l’analyse littéraire par mes deux professeurs de collège et lycée, j’avais finalement opté pour la deuxième voie, dans la perspective, encore lointaine pour moi à ce moment-là d’enseigner. Interroger les textes, percer les intentions de l’auteur, interroger la construction d’un regard sur le monde, la société à travers la fiction l’avaient donc emporté tandis qu’enseigner était une motivation ancrée depuis longtemps. Je pensais alors au primaire ou au secondaire.

Quant au choix de Cergy, il était purement pragmatique : acceptée en hypokhâgne, j’avais eu peur de ne pas résister à la pression, Rouen et son université était alors la destination de la plupart de mes camarades de lycée mais Cergy était plus facilement accessible en termes de transport. C’est donc ignorante de la spécialité de son Département de Lettres que j’y suis arrivée. Les cours des Professeurs Bernard Mouralis, Daniel Delas, Christiane Chaulet Achour et de madame Brodziak, maître de conférence, ont alors été un véritable choc, doublé d’une remise en question. Ouverture à d’autres espaces, d’autres cultures, d’autres enjeux : c’était un décentrement à la fois excitant et déstabilisant, un bouleversement et une ouverture stimulante de ma perception de la littérature. Rien ne m’y avait préparée dans ma formation au secondaire : l’écriture d’autres littératures en langue française et l’Histoire qui en était à l’origine ne m’avait même jamais traversé l’esprit … L’étude passionnante et si révélatrice des manuels scolaires en TD ont éclairé mes questionnements : comment un élève peut-il rester aveugle à un tel pan de la littérature ? Le choix de Cergy qui n’avait été motivé que par des préoccupations logistiques n’était donc pas si anodin.

C’est la rencontre d’une professeure passionnée, Christiane Chaulet-Achour, qui savait transmettre sa passion autant que sa rigueur et la découverte, dans son cours, d’une autrice guadeloupéenne, Maryse Condé, qui ont alors déterminé l’orientation de la suite de mon parcours. Après une licence de Lettres modernes, c’est naturellement sous sa direction que je me suis engagée dans la recherche. Avec une maîtrise intitulée « L’environnement littéraire de Moi, Tituba sorcière…Noire de Salem, roman de Maryse Condé » soutenue en juin 2001, j’ai commencé à fonder et à étayer mes propres questionnements : comment et pourquoi raconter l’esclavage, un sujet historique lui aussi bien peu étudié et peu traité dans les manuels d’histoire ou de Littérature ? C’était en effet un roman qui faisait parler une esclave à la première personne, une esclave accusée de sorcellerie dans les célèbres procès de Salem aux Etats-Unis. Là encore, j’étais face à un sujet dont je ne connaissais que l’existence sans jamais avoir eu l’occasion, à l’école, d’en comprendre le mécanisme ni même véritablement son déroulement.

Si j’avais donc conscience qu’il s’agissait d’une thématique encore peu interrogée, je ne mesurais pas alors, malgré les avertissements de ma directrice de recherche, combien c’était un sujet sensible voire marginalisant dans l’Université française. Je me suis ainsi lancée dans un parcours aussi long que passionnant de lectures de fictions évoquant cette période de l’Histoire mais aussi de témoignages d’esclaves aux Etats-Unis qui a donné lieu, en juin 2003, à un DEA Langues Littératures et Civilisations Comparées, sous la direction de la même enseignante : « Le récit d’esclave au féminin. De la constitution d’une mémoire de l’esclavage».

Le sujet d’une thèse s’est ensuite imposé en même temps que le besoin impérieux de comprendre comment la gestion et l’écriture de la mémoire ou de l’Histoire de l’esclavage s’étaient constituées des deux côtés de l’Atlantique, leur impact sur les sociétés et la construction des regards. Dans cette perspective littéraire et citoyenne, il me semblait nécessaire de mesurer l’impact de l’absence de témoignages d’esclaves du côté français : là aussi (encore !) un manque auquel j’étais confrontée et qu’il me fallait interroger. C’est en 2011 que j’ai finalement soutenu ma thèse « Le récit d’esclave entre témoignages et fictions. France, États-Unis, Caraïbe. XVIIIe - XXe siècles » qui a été présélectionnée au Prix du Monde de la Recherche universitaire en Sciences Humaines.

 

Quelle est votre position par rapport à cette situation de marginalisation ?

 

Durant cette période de recherche, en même temps que mes travaux avançaient, en effet, les choses semblaient évoluer : un Comité pour la Mémoire de l’esclavage avait été créé en 2004 et avait instauré le 10 mai comme journée de commémoration des esclavages. Pourtant, après ma qualification au titre de maître de conférences – section 9 (Langues et Littératures françaises) et 10 (Littératures comparées), j’ai été confrontée à la réalité : les postes universitaires dans ce domaine restaient rares et fermés.

J’avais enseigné en tant qu’ATER puis chargée de TD à l’Université de Cergy-Pontoise et assuré, pendant deux ans, un CM en master FLE à l’Université Nanterre (UFR Phillia), j’étais membre associée du Centre de Recherche Textes et Francophonies (EA1392) de l’université de Cergy Pontoise dont j’ai aussi assuré le secrétariat sous la direction du Professeur Violaine Houdart-Mérot entre 2010 et 2013. J’avais ainsi participé à différents colloques mais aussi à des productions à visée pédagogique, comme l’Abécédaire insolite des francophonies coordonné par Christiane Achour et Brigitte Riéra, paru aux Presses Universitaires de Bordeaux, en juin 2012, ou encore le Dictionnaire des classiques francophones, publié en 2010 chez Champion. J’étais intervenue dans des conférences de vulgarisation au musée Dapper, au Centre Culturel Louis Delgrès mais aussi auprès d’élèves au lycée de Beaumont sur Oise.

Enseigner à l’université et continuer mes recherches était devenu mon objectif mais la rareté des postes ne m’a donné l’occasion que de quelques auditions pour lesquelles ma candidature n’a pas été retenue : force était de constater que, entre littératures comparées et littératures françaises, les littératures francophones et la thématique de l’esclavage avaient bien peu de place.

Je pouvais continuer à enseigner à Cergy, à hauteur des 192 h d’un poste de maître de conférences mais en tant que vacataire alors que j’étais titulaire du titre. J’ai continué deux ans, tout en envoyant ma candidature à des postes qui ne correspondaient jamais réellement à mon profil de recherches. Cela a été une période difficile : il a fallu se résigner pour répondre aux nécessités de la vie et de la stabilité d’une vie familiale. J’ai alors tenté et obtenu le CAPES, revenant à mes ambitions premières de l’enseignement. J’y ai trouvé une forme d’épanouissement dans la transmission, la recherche d’une émulation, d’une ouverture de mes élèves et je me suis peu à peu éloignée de la recherche, non sans quelque amertume.

 

Dans votre activité professionnelle actuelle, que faites-vous de tout ce travail de recherche et de découverte ?

 

Ce à quoi, en revanche, je n’ai jamais renoncé, c’est à partager, diffuser les littératures francophones et l’esprit d’ouverture qui lui est inhérent et qui est si essentiel dans nos sociétés actuelles. Je crois toutefois que ma première année en collège en tant que stagiaire, je ne m’y suis pas autorisée ou risquée. Le manuel, les textes canoniques, habituellement utilisés en classe n’y étaient pas favorables. Mais l’année de ma titularisation, un événement m’a encore rappelé la réalité, l’ancrage des stéréotypes qui entre en jeu dans la perception de l’Autre, dans la construction du regard des jeunes. Ainsi, j’avais décidé, en 6e, d’étudier dans une séquence dédiée aux contes, des contes « d’ailleurs » comme les étiquetait le manuel de mon nouveau collège, et notamment un de ceux écrit par Amadou Koumba. Nous avions auparavant regardé des images, observer des titres de recueils de différents pays pour aboutir à l’idée d’universalité d’un genre. Mais lorsqu’il s’est agi de trouver le nom de l’auteur, des élèves se sont mis à ricaner et à murmurer : « Mamadou… ». Cette scène qui semblait surréaliste n’a fait que me conforter dans l’idée d’une responsabilité de l’école dans la construction du regard sur l’Autre. Depuis, chaque année, ma classe de 6e entretient une relation épistolaire avec une classe de Podor au Sénégal : au-delà des lettres qui ouvrent à d’autres réalités quotidiennes et culturelles, nous échangeons sur les langues (puisqu’il y en a plusieurs au Sénégal), l’architecture, l’Histoire et bien sûr la littérature : découvertes des contes, des fables constituent des échanges particulièrement riches.

Dans mes autres classes, les entrées du programme me permettent d’introduire des auteurs qui écrivent en français d’autres lieux ou d’élargir les horizons : Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, notamment, ouvrent les horizons de l’écriture poétique ; Maryse Condé et Evelyne Trouillot offrent des entrées sur l’esclavage qui suscitent indignation et questionnements chez les élèves. J’aime beaucoup travailler sur Persépolis de Marjane Satrapi, en 3e, dans une séquence sur l’autobiographie. Je leur fais comparer deux planches de la BD qui, pour moi, permettent à la fois d’ouvrir une autre réalité culturelle (le port du voile évoqué dans la planche du « Foulard »), tout en soulignant l’universalité du rapport à soi à l’adolescence dans la planche intitulée « Le Légume » : l’autrice y décrit ses complexes face à ses transformations corporelles. J’utilise des textes que j’ai découverts à Cergy ou dans mes lectures qui ont suivi ma « révélation » mais je peux aussi m’appuyer sur le manuel Fleurs d’Encre qui propose des textes « d’autres horizons », peut-être en partie parce qu’il est co-écrit par Chantal Bertagna que j’ai croisée à Cergy ? Les autres manuels offrent, il ne faut pas le nier, également quelques ouvertures mais parfois réductrices. Surtout, elles restent, d’après mon expérience avec mes collègues, peu exploitées parce qu’elles ne font pas partie de leur formation.

Il faut reconnaître aussi que certains sujets ne sont pas faciles à aborder : le contexte actuel cristallise encore le rapport à l’Autre. Les remarques racistes, le regard discriminant sur les religions ou la couleur de peau sont encore bien présentes au collège où j’enseigne. Mes observations sont un peu contradictoires, à vrai dire : d’un côté, je suis confrontée à des stéréotypes ancrés voire à des positionnements racistes ; de l’autre, une partie de mes élèves semble fort heureusement outrée de ces attitudes. Reste que le climat ambiant se ressent dans certaines de leurs remarques.

Dernièrement, par exemple, j’ai proposé à mes 3e des images satiriques qu’ils devaient décrire et dont ils devaient identifier les enjeux. Parmi elles figuraient un dessin de presse représentant une statue de la liberté noire essayant de monter à coté de la statue de la liberté, en lui disant « Tu me fais un peu de place ? ». Le groupe d’élèves en charge de son analyse a cherché à en rendre compte sans jamais évoquer la différence de couleur entre les deux statues, passant alors bien évidemment à côté du message de son auteur. Lorsque j’ai cherché à comprendre pourquoi, l’un des élèves m’a timidement dit « mais madame, ça ne se fait pas de dire qu’elle est noire… ». Son malaise me semble bien refléter la complexité du discours social.

Aborder, avec des jeunes de 10 à 15 ans, au collège, des engagements comme celui de Césaire à travers la négritude ou étudier la nouvelle intitulée « Le reflet » de Didier Daeninckx est alors particulièrement difficile : d’abord, il faut réussir à dissiper le malaise créé par la lecture ; ensuite, l’explication relève d’un exercice d’équilibriste. Le jeune âge de mes élèves pose la question de la bonne compréhension et de l’interprétation de ce que dit l’enseignant. Dans un devoir de grammaire déjà, on est surpris souvent de voir ce que les élèves ont retenu des leçons qui se trouvent fréquemment déformées alors, en 50 minutes – durée d’une séance – il reste, me semble-t-il en 2024, parfois bien difficile de dénouer ou de revenir sur des constructions, même si cela reste pour moi, une détermination et un fondement de mon enseignement littéraire et citoyen.





Césaire en toutes lettres, Marie Fremin (dir.), L'Harmattan, "Classiques francophones", 2013, 212 pages, 22,50 euros

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