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Marie Redonnet : Persister à devenir soi (Port l’Étoile)

Photo du rédacteur: Marie-Odile AndréMarie-Odile André

Marie Redonnet (c) Bernard Prince/Le Tripode
Marie Redonnet (c) Bernard Prince/Le Tripode

Le temps est venu de vivre avec la conscience de mon vieillissement et le peu de sagesse que mon expérience m’a permis d’acquérir. Je ne suis pas dépourvue de moyens et j’ai encore de bonnes cartes dans mon jeu. Alors à moi de jouer ma nouvelle partie.



Avec Port l’Étoile qui vient de paraître aux Éditions Le Tripode, Marie Redonnet s’inscrit directement dans la continuité des deux ouvrages qu’elle a publiés chez ce même éditeur, respectivement en 2016 (La Femme au colt 45) et en 2018 (Trio pour un monde égaré).

On y retrouve nombre d’éléments caractéristiques de son univers littéraire : la présence insidieuse et latente d’une violence qui, dans sa double dimension intime et politique, est toujours prête à se déchaîner ; une série de personnages fragiles, au passé lourds de violence subie, qui ont été obligés de fuir la guerre, la misère ou les persécutions et sont les habitants précaires et marginaux d’une ville qui ne veut pas vraiment d’eux ; une narratrice, fragile elle-aussi, prise entre un passé dont elle s’est échappée et un présent qu’elle s’efforce avec patience et application de construire malgré les obstacles et les difficultés.

On y retrouve surtout la même capacité de stylisation qui inscrit ses récits dans le registre de la fable et rend son œuvre si reconnaissable : qu’il s’agisse de construire un lieu, avec, ici, Port l’Étoile (1) dont la narratrice trace à la main le plan lacunaire au fur et à mesure qu’elle l’arpente et le découvre; qu’il s’agisse de dessiner ses personnages dont la force même naît du choix de les condenser à travers quelques traits saillants, loin de toute introspection psychologique; qu’il s’agisse surtout de proposer un récit fait d’une succession de chapitres courts, eux-mêmes divisés en courts paragraphes et qui, censés correspondre à des notes prises par la narratrice au fil de ses journées, se caractérisent à la fois par l’usage dominant du présent et par une langue volontairement dépouillée, tant dans son vocabulaire que dans sa syntaxe faite de phrases simples.


Mais tout en sachant imposer une continuité forte entre ses livres, Marie Redonnet sait aussi renouveler son écriture à travers une série d’inflexions propres à ce nouveau récit.

Tout d’abord, si la ville de Port l’Étoile est dessinée à grands traits à travers ses différents quartiers sans être le moins du monde reliée à une quelconque géographie réaliste dans laquelle elle pourrait s’insérer, il n’en est pas tout à fait de même en ce qui concerne la temporalité dans laquelle s’inscrit le récit : cette dernière apparaît moins désancrée que dans ses récits précédents, plus directement en prise avec notre contemporain immédiat à travers les transformations technologiques récentes (usage d’internet, présence des réseaux sociaux) qui sont mentionnées. De même, pour ce qui concerne les affrontements sociaux et politiques dont la ville est le terrain : ils apparaissent de manière plus concrète, moins stylisée que dans ses livres précédents, qu’il s’agisse de l’intensification de la spéculation immobilière, de la chasse délibérée aux nouveaux arrivants ou de la remise en cause des politiques sociales et culturelles de la municipalité. Un peu comme si ces menaces, déjà fortement présentes dans ses livres précédents, devenaient aujourd’hui encore plus tangibles et plus urgentes que jamais à dénoncer.

A travers le destin de ses personnages, le texte pointe ainsi avec acuité les formes diverses de l’exploitation et de la précarisation (emplois, salaires, logements) subies par les derniers arrivés, réfugiés ou migrants, qui tentent de se faire une place et une vie nouvelle dans la ville ainsi que les attaques et intimidations dont ils font l’objet. Mais elle dessine également les voies possibles des combats à mener à travers les figures de jeunes hommes et femmes qui s’affirment progressivement au fil du récit en même temps que s’affirme, au prix parfois de leur propre vie, leur volonté de lutte. Leur effort pour maintenir vivantes les formes les plus essentielles de la solidarité trouve à s’exprimer à travers, en particulier, la place centrale réservée à la musique, à la fois outil d’expression de chacun et mode privilégié de rencontre et d’émancipation. Rien ne sera simple, on le comprend, mais le livre résonne aussi comme le lieu d’une transmission, d’un passage de relais entre générations dans un combat plus que jamais nécessaire.


Pour autant, la figure de la narratrice n’oublie pas, le moins du monde, ses propres combats.

D’un côté, le texte insiste de manière inédite, et, là encore, très concrète, sur son vieillissement physique, sur la fragilité nouvelle qui lui vient de son âge et sur son sentiment d’appartenir par bien des aspects au monde d’avant. Mais, de l’autre, elle insiste tout autant sur son refus de renoncer d’une quelconque manière à avancer dans la trajectoire de sa propre vie. S’exprime, au contraire, comme une forme de Vita Nova clairement revendiquée : se transformer soi-même, s'émanciper sont encore et toujours au programme de la femme qu’est aussi la narratrice.

Nouvelle arrivée, elle aussi, dans la ville, elle n’a été obligée de fuir la misère ou les persécutions comme ceux avec qui elle se lie. Mais elle a, en revanche, décidé de rompre avec son ancienne vie, son ancien compagnon et même son fils. Il ne s’agit pas de renier cette partie de sa vie mais plutôt de s’en émanciper ou, du moins, de s’émanciper d’une dépendance qui, certes confortable, l’aliénait et l’affaiblissait (2) et à laquelle elle s’impose d’échapper malgré le surcroît de fragilité que cela engendre. De même, s’impose-t-elle des efforts pour arriver à accomplir toutes sortes d’actions d’apparence banale et quotidienne qui lui sont difficiles (se déplacer seule dans des quartiers encore inconnus de la ville, s’inscrire sur internet à un cours d’aquagym). Quant à la relation qu’elle entretient avec son nouveau compagnon, elle implique une attention de tous les instants pour éviter les pièges qui en fausseraient l’équilibre fragile. Sans compter le travail toujours renouvelé pour mettre à distance (vieux combat jamais gagné de toute une vie) son enfance et ses rapports délétères et traumatisants avec un père aimé mais synonyme, pour elle et sa mère, d’insécurité et de violence. Tout cela pour tenter d’accéder à une nouvelle vie et un nouveau moi. Tout cela, simplement, pour devenir soi.

Car se pose aussi dans le récit la question essentielle de son identité et de son existence en tant qu’écrivaine puisque la narratrice, en rompant avec sa vie antérieure, a aussi laissé derrière elle une œuvre et un nom. De ce point de vue, sa propre identité est dédoublée. Du côté du passé, son nom d’écrivaine (Maria Deslandes) et des livres signés de ce nom désormais quasi-introuvables ; du côté du présent, un nouveau nom (Maria Steller), sans lien visible avec son nom d’auteur. Se pose ainsi pour la narratrice la question d’écrire de nouveau et d’exister de nouveau en tant qu’écrivaine (à travers les notes qu’elle prend au jour le jour et qui sont la matière même du livre ; à travers un article qu’on la sollicite d’écrire pour un journal de la ville) mais aussi la question de la nature exacte de la relation qui peut exister entre son œuvre passée et son travail au présent. « Ni même, ni autre » ou plutôt « même et autre à la fois » semble être la réponse suggérée par la narratrice (« (…) mon projet personnel, c’est de redevenir Maria Deslandes tout en étant Maria Steller. ») au fil d’un récit dont la dimension autobiographique peut difficilement échapper à qui connait l’œuvre et l’itinéraire de Marie Redonnet (3).



(1) Signalons que le nom et la ville de Port l’Étoile sont déjà présents dans L’Accord de Paix paru en 2000 chez Grasset.

(2) Le livre reprend ici un motif très présent dans La Femme au colt 45 (Le Tripode 2016)

(3) Voir tout particulièrement à ce sujet, « Un parcours », paru dans Trio pour un monde égaré (Le Tripode, 2018).




Marie Redonnet, Port l'étoile, Le Tripode, février 2025, 192 pages, 17 euros

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