top of page
  • Photo du rédacteurThomas Anquetin

Marion Fayolle : Chronique d’une disparition (Du même bois)


Marion Fayolle (c) Francesca Mantovani pour Gallimard

Une ferme dans les montagnes, sa géographie, ses occupantes et ses occupants, le temps qui passe, ce qui demeure et ce qui change. Voilà la matière du premier roman de Marion Fayolle, autrice et illustratrice d’une dizaine d’ouvrages, dont, très récemment, un livre d’entretiens avec Tony Côme : Fond perdu (Magnani, 2023).


Jamais précisément située, la ferme accueille celles et ceux qui l’habitent en trois lieux : « le côté gauche pour les jeunes (...), le droit pour les vieux », « au milieu : l’étable ». La disposition semble immuable et se reproduit alors que passent les générations, jusqu’à ce que la transmission se grippe. Bien que dans la ferme grands et petits soient « du même bois », quelque chose du désir de rester ici pour s’occuper des terres et des bêtes se tarit. Au centre du point de vue, une enfant, qui devient jeune fille puis jeune femme : « la gamine ». À l’instar des autres personnages qui peuplent la ferme et le texte, elle n’est jamais nommée autrement. Ce sont tour à tour, « la mémé », « le pépé », « la mère » ou encore « l’oncle ». La ferme, c’est autant une affaire de femmes que d’hommes. Chacune et chacun a sa place dans les rituels immuables des gestes quotidiens, du nourrissage des bêtes au récurage de l’étable, de la traite au vêlage.



La gamine, dont la naissance est justement décrite immédiatement après celle d’un veau, inquiète sa mère dès ses premiers jours : c’est une « boule de nerfs », qui « a en elle cette chose qu’ils ont tous du côté de son mari et à laquelle on n’a pas donné de nom ». Le roman ne nomme pas non plus ce qui agite cette enfant, capricieuse, colérique et triste, produit d’une mélancolie atavique que son père nourrissait déjà et « sans doute héritée de plus haut encore ». C’est elle qui ensuite servira de point d’ancrage aux évocations successives par lesquelles on accompagne la vie de la ferme sur plusieurs années.

De fait, on progresse dans le récit comme on visiterait l’endroit de temps à autre et de manière un peu lointaine : sans chronologie précise, en y suivant les histoires singulières par touches éparses, parfois un peu plus appuyées. Lorsqu’il s’agit de l’émancipation de la gamine, par exemple, ou de l’oncle qu’on enferme derrière une cloison avec une poule faisane parce qu’il a un rapport pathologique au réel et que c’est le seul être à qui il parle. Pour l’essentiel, on passe cependant de figure en figure en s’y arrêtant rarement et, partant, en s’y attachant peu. Le choix ne semble pas totalement opéré entre silhouettes et personnages, entre allusions sur le vif et récit. On navigue un peu à vue. Par ailleurs, l’usage permanent du présent, plutôt que de rendre vivantes les actions et les descriptions, semble au contraire, d’ellipse en ellipse, les soustraire au temps même. Si c’est un terreau fertile pour une approche poétique du lieu et des êtres, dont la précision de la langue rend bien compte d’ailleurs, c’est en revanche un coup de gel mis à notre manière de s’ancrer aux êtres et à leurs actions.

De la sorte, on peine parfois à saisir qui de tel ou tel personnage opère ce qui est décrit, et à quel moment de sa vie et de la vie des autres. On peut aimer se perdre dans ces incertitudes-là, mais on peut aussi regretter qu’elles nous empêchent parfois de saisir la profondeur de ce qui se passe. Or, nul doute que cette profondeur se tapit sous les gestes et les mots contenus : tout ce qui reste et ne reste pas d’une génération à l’autre. Une circularité qui ne recommence pas : voilà le fond de l’affaire – mais à bas bruit, puisqu’il ne s’agit déjà plus de la ferme. Nous n’en saurons donc pas davantage. Simplement devinerons-nous que cette lignée se brise non pas par rébellion mais parce que la question ne semble même plus se poser de ne pas exercer son désir d’autre chose. Or, cette liberté-là du désir vient aussi questionner quelques non-dits celés entre les paroles qui ne se prononcent pas ou les récits qui se refusent.

Car voilà aussi ce qui ne peut s’éviter lorsqu’on décrit une famille dans l’épaisseur de ses générations : les violences et les fêlures, sédimentées et tues, sur le sol desquelles de nouvelles surgissent. L’autrice les évoque avec parcimonie, dans l’ombre de tout ce qu’il y a de plus immédiat, comme lorsque la gamine console son enfant « et dans le même geste la petite fille qu’elle est encore ». C’est ainsi que cette famille s’offre à saisir : par l’évidence du phénomène, si l’on veut s’en tenir à cela, et par les paroles qui s’y échangent. Ces paroles, mêlées au récit, fixées comme les pierres ou les personnes dans des paragraphes souvent assez courts, semblent appartenir, elles aussi, au « même bois » : celui dont est faite la pérennité du lieu d’une part, la part secrète de chacune et chacun d’autre part, leurs impressions enfin.



Or, c’est précisément sans doute à exprimer ce qu’il y a de sensible dans le rapport des individus à leur environnement agricole que le texte acquiert sa valeur, parmi les indistinctions qui peuvent pourtant nous en éloigner. Il n’y a ni la sensation vigilante, exacerbée et rimbaldienne du jeune Fraudeur d’Eugène Savitzkaya (Minuit, 2015), ni la violence du rapport conflictuel au monde des jeunes adultes de L’Été des charognes de Simon Johannin (Alia, 2017), auxquels on pense par le rapport qu’ils entretiennent avec leur campagne d’origine, mais Marion Fayolle manie avec habileté un langage qui ancre au réel. Elle évoque avec des mots précis mais économes, des phrases brutes et orales, les gestes que l’on fait à la ferme, la manière dont on y vit et dont on y parle, tout en adoptant parfois les voix indéterminées de son petit monde. Si, là encore, on s’y perd parfois, et si l’autre voix, celle qui assure la narration, manque éventuellement de clarté, on peut être sensible à la manière dont l’autrice nous propose d’appréhender ce lieu et cette famille.




 

Marion Fayolle, Du même bois, Gallimard, janvier 2024, 128 pages, 16,50 €

Comments


bottom of page