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Photo du rédacteurDelphine Edy

Récit d’une effraction : "Poings" de Pauline Peyrade



"Poings" (c) Simon Gosselin


A l’heure où – face à des carcans patriarcaux qui persistent à faire de la résistance – la vague #MeToo s’efforce, tant bien que mal, de continuer à déferler, les femmes montent le son pour faire entendre plus haut et plus fort une parole urgente autour des violences qui leur sont faites et, notamment, de la question du consentement. Le théâtre est l’un des lieux qui permet de faire collectivement l’expérience de cette parole. Jusqu’au 4 mai se joue au Théâtre Silvia Monfort (Paris 15ème, Parc Georges Brassens) la pièce, Poings, de Pauline Peyrade, mise en scène par le collectif Das Plateau, sous la direction de Céleste Germe : ce geste littéraire, doublé d’un geste scénique à la dramaturgie plurielle, propose une traversée au cœur de la vie d’une femme victime d’un viol conjugal et d’une dissociation post-traumatique.

 

Poings est la deuxième rencontre de Das Plateau avec Pauline Peyrade, après Bois impériaux en 2016 qui marque une étape importante dans le travail du collectif. Une reconnaissance s’est visiblement opérée entre deux écritures qui arpentent un terrain commun, celui de la mémoire, qu’il s’agit de faire advenir, celui de l’invisible, qu’il faut donner à voir. Le spectacle, créé en 2021, est en tournée depuis trois ans.

 « Poings, c’est un combat pour le ressaisissement de soi. C’est cinq moments d’une histoire d’amour toxique, de la rencontre à la rupture, racontés selon le point de vue d’une femme en état de choc qui cherche à trouver un sens à ce qu’elle a vécu » (quatrième de couverture). Cinq temps donc, dont les titres sont projetés dans le dispositif scénographique : Ouest, Nord, Sud, Points et Est, pour dire une histoire d’emprise et de domination dans un double huis-clos : celui de la relation toxique entre un homme et une femme et celui qui se scinde au sein même de cette femme, dans une double instance de parole ("Moi" et "Toi"). Plus encore : il s’agit de faire apparaître ce qui se joue entre les lignes de la vie de cette femme, à la fois dans son inconscient, dans la dissociation post-traumatique dont elle est victime, et dans ses silences.

Aux cinq temps correspondent cinq dispositifs d’écriture différents, même si l’écriture emprunte toujours au monde sensible pour susciter des voix et des images, actualisées dans le dispositif inventé pour la scène. Dans le premier temps, « Ouest », l’écriture se veut musicale, comme sur une portée (dont il manquerait littéralement la clé…), elle se manifeste comme une partition pour des voix et des rythmes qui racontent le duo/duel rythmique de la rencontre lors d’une rave-party. On regrette que l’éditeur n’ait pas publié le texte dans sa version originale, mais des traces en sont fournies dans les précieuses annexes en fin de volume. Puis, deuxième temps, « Nord », le récit du viol, dont l’écriture ressemble à celle d’un procès-verbal, factuel, distancié, dans un hyper-présent qui pose les choses les unes à côté des autres sans créer de liens : remémoration ou rêve, l’écriture ne tranche pas. Les spectateur.ices sont sollicité.es pour enquêter et faire advenir leur vision du réel. Le troisième temps, « Sud », le plus réaliste, dans une écriture quasi cinématographique, se joue dans l’appartement de l’homme (dans la version de Das Plateau) : les paroles échangées, les silences et la voix de "Moi" creusent les profondeurs des personnages et font éclater la violence larvée, le sous-texte invisible qui ne fait qu’affleurer. Dans le quatrième temps, « Points », un chœur de voix multiples s’élève, dissonantes, fragmentées, et fait exploser le langage entre passé et présent, entre ce qui a été dit et ce qui a été tu. On assiste alors à la dislocation de la forme langagière, il ne reste que des bribes qu’il nous faut – là encore – reconstituer (l’annexe est ainsi très précieuse pour mesurer la qualité de cette écriture). Enfin, dans la dernière partie « Est », vient le temps de l’effraction, de l’évasion, d’une libération par à-coups, par secousses sismiques, comme un tremblement de terre…

Cette femme, visiblement désorientée, perdue, acculée, prête à disparaître… vit donc une trajectoire personnelle qui l’emmène de l’Ouest où son soleil se couche… à l’Est, compris comme aube nouvelle et lieu de l’existence (Pauline Peyrade rappelle que dans « Est » il y a aussi la 3ème personne, puissamment assertive, du verbe être au présent de l’indicatif), l’heure d’une renaissance possible après la désorientation exprimée dans « Points », carrefour de toutes les possibilités, où il semblait si difficile de choisir la direction. On mesure le défi d’une telle écriture pour la scène ! Comment rendre concret, matériel, palpable aux autres ce qui demeure inconscient, invisible, inaudible, spectral ?

 

Dans la dramaturgie plurielle de Das Plateau, s’élaborent des dispositifs sonores et visuels pour rendre compte de la complexité du langage et de la psyché… Écrire de manière réaliste est impossible, même s’il y a des moments quasi cinématographiques. Tout se joue entre : entre les mots, entre les lignes, entre les voix, entre les miroirs, vitres et autres films plastiques, entre les sons…

Un dispositif scénographique très architectural construit des espaces presque cubistes et en même temps centrés sur le sujet (compris à la fois comme personne et comme thématique). Les espaces se reconfigurent en permanence et nous permettent d’observer les choses comme sous un microscope : différentes réalités se confrontent, s’hybrident, se réinventent… En usant de diverses techniques (diorama, stéréoscope, pepper’s ghost…), le scénographe, James Brandily, le créateur lumières, Sébastien Lefèvre, et la créatrice vidéo, Flavie Trichet-Lespagnol, créent des effets d’apparition / disparition, de dédoublement, et même de démultiplication pour donner à voir une réalité kaléidoscopique qui permet de basculer du réel aux profondeurs spectrales des personnages et du récit. Et cela se voit décuplé par le travail sur le son et la musique (la composition est signée Jaco Stambach et Jérôme Tuncer est responsable du dispositif son et vidéo) avec des voix enregistrées et une sonorisation qui permet la diffraction des voix.

Le "je", à la foi "Moi" et "Toi" se présentifie et s’absentifie dans une quête de réunification (difficile ici de ne pas penser à Joël Pommerat La Réunification des deux Corées, qui se joue actuellement au Théâtre de la Porte Saint-Martin). Le parcours dramaturgique, du fond de la scène où le théâtre utilise toutes les techniques pour faire advenir différents statuts de réalité, à l’avant-scène, au cœur du théâtre compris comme spectacle vivant, est aussi celui de cette femme qui traverse littéralement le plateau pour parvenir à ne « pas faire demi-tour » (les derniers mots du texte de Pauline Peyrade).

La réalité ne serait donc finalement pas celle que l’on croit… Comme l’a montré la physique quantique, la réalité est toujours double. Souvenons-nous de l’expérience du chat de Schrödinger dont on ne sait pas, avant d’avoir ouvert la boîte, s’il est vivant ou mort. Et qui, pendant tout le temps de l’expérience, est donc à la fois mort et vivant. Ici aussi, avant l’ouverture du dispositif d’écriture, avant la fuite et avant le passage de la Seine, on ne sait pas ce qu’il peut advenir de cette femme.

 

Nous spectateur.ices sommes au cœur de cet entre-deux, en présence des fantômes de cette histoire et de ces personnages, peut-être aussi des nôtres d’ailleurs, ce qui crée une forte déstabilisation et nous rappelle sans cesse que « je est un autre ». Le théâtre au sens grec de theatron serait-il le seul lieu où l’on peut voir derrière ?  Ariane Mnouchkine le disait dans un entretien au Monde en 2019 : « J’ai appris à regarder ce qu’il y a derrière chaque moment de la vie. Or le théâtre, c’est ça : le lieu par excellence où tu dois voir derrière ce que tu vois. Sinon, tu es aveugle. Dans la vie aussi, d’ailleurs ». Peut-être est-ce à cet endroit précisément que la question de la violence faite aux femmes, la place qu’on laisse à leurs récits dans l’espace public, tout comme la notion de consentement, peut trouver à s’exprimer collectivement, avec justesse, sans rien céder à la complexité des enjeux, rappelant ainsi la nécessité de prendre en compte que l’intime aussi est politique.

 

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Cette équipe très féminine propose ainsi une voie littéraire, artistique et profondément humaine pour penser cette question au cœur des débats de société.

 

Pauline Peyrade, autrice, metteuse en scène et, depuis 2019, coresponsable avec Marion Aubert du département Écrivain.es-Dramaturges de l’ENSATT (École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre) à Lyon, a fait des études de littérature, puis un master de mise en scène à la Royal Academy of Dramatic Art de Londres. Cet ancrage à l’intersection de l’écriture et du plateau trace un chemin très personnel qui l’amène à travailler dans un entre-deux qui est aussi l’exact lieu de création de Das Plateau. Pauline Peyrade a commencé par écrire des textes dramatiques (publiés aux Solitaires Intempestifs), régulièrement montés par des artistes importants de la scène contemporaine, Cyril Teste, Anne Théron et, bien sûr, Céleste Germe qui a notamment créé Bois impériaux (2016) au Poche en Suisse en 2018, avant une tournée en France.

Publié en 2017, Poings remporte le Prix des lycéens Bernard-Marie Koltès 2019 (créé par le Théâtre National de Strasbourg). Aux côtés de la circassienne et metteuse en scène, Justine Berthillot (avec qui elle fonde en 2016 la Compagnie Morgane), elle crée le spectacle en 2018 au Préau, Centre Dramatique National de Normandie. Son texte À la carabine, suivi de Cheveux d'été, a remporté le Grand Prix de Littérature dramatique Artcena en 2020. Des femmes qui nagent, paru en 2023, est son dernier texte dramatique publié à ce jour.

Mais Pauline Peyrade n’écrit pas que du théâtre : l’âge de détruire (Minuit, 2023) obtient Goncourt du premier roman. Elle l’a mis en scène avec sa compagnie en janvier dernier sur la scène nationale du Mans Les Quinconces et L’Espal. On a pu le voir au Théâtre ouvert (Paris 20ème) en mars.

 

Céleste Germe et Maëlys Ricordeau, ont co-fondé le collectif Das Plateau en 2008 avec Jacob Stambach, (auteur/compositeur) et Jacques Albert (auteur/danseur). Metteuse en scène, réalisatrice, dramaturge, Céleste Germe est aussi formatrice dans des écoles supérieures d’art dramatique en France et à l’étranger. Elle a même été architecte : on en trouve d’ailleurs des traces singulières dans son travail scénique. Maëlys Ricordeau, comédienne au sein du collectif Das Plateau, travaille aussi pour le cinéma, notamment dans des court-métrages, à la radio ou à la télévision, et dans le milieu de l’art contemporain.

Toutes deux développent une écriture scénique hybride qui mêle théâtre, littérature, musique et arts visuels pour faire émerger au plateau une dimension sensible, qui donne à voir la violence, les non-dits, le tragique même de l’existence, sans pourtant verser dans un nihilisme ; au contraire, leur écriture cherche à reconstruire un champ de possibles et donc d’espoirs.

Depuis quelques années, leurs projets ont trait à des sujets liés au féminin, à partir de textes d’autrices (Marie Darrieussecq, Pauline Peyrade ou Milène Tournier), des écritures à la fois fortes et complexes formellement : autant de défis pour le plateau lorsqu’il s’agit – comme elles le font – de donner à voir une réalité non figée, éminemment dynamique, qui recèle plusieurs strates et se voit systématiquement reconfigurée pour penser la complexité de notre monde et de nos vies.

Dans ce spectacle, elles accueillent Antoine Oppenheim, le rôle masculin, qui, après une formation d’acteur à l’ERACM à Marseille, a joué sous la direction de metteurs en scène comme Jean-Pierre Vincent, Jean-Louis Martinelli, Jan Fabre ou Galin Stoev. Puis a fondé en 2008 le Collectif Ildi! Eldi avec Sophie Cattani où il travaille en tant qu’acteur, metteur en scène, vidéaste et dramaturge. On l’a aussi vu au cinéma, notamment dans Transit de Christian Petzold en 2018.




"Poings" (c) Simon Gosselin

 

Le travail de Das Plateau est mis à l’honneur, ce printemps, au Théâtre Silvia Monfort avec deux spectacles : Poings et Le Petit Chaperon rouge (à partir de 5 ans), preuve qu’il sait s’adresser à un public large et varié. On le voit, la nouvelle direction du Théâtre Silvia Monfort (Ninon Leclère et Jean-Baptiste Pasquier) mérite toute notre attention : la programmation de cette saison le prouve.

 

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