Revue Foehn : “Fœhn veut revenir sur une perception plus juste des non-humains dans leur ensemble"
- Johan Faerber

- 14 oct. 2024
- 8 min de lecture

Grande et forte revue que Foehn qui propose une poésie qui ne cesse d’interroger sa pratique au regard d’un monde pris dans un bouleversement incessant, où se donne à lire une écopoésie aussi vive que singulière. Entretien avec le collectif poétique emmené notamment par Dorsène, Florian Bardou, Selim Attalah Chettaoui et Zohra Mrad de cette revue majeure qu’il vous faut découvrir.
Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?
Notre revue est née d’un désir de fonder une pratique de la poésie qui soit commune, qui propose une approche complémentaire de nos démarches respectives. Selim-a Atallah Chettaoui et Dorsène avaient déjà, dans un premier collectif, exploré la polyphonie depuis l’écriture jusqu’à la scène, accompagnés par le travail visuel de Zohra Mrad. Cette expérience nous a donné envie de poursuivre le projet avec une ampleur plus grande, plus structurée et de dépasser la dimension événementielle incarnée dans les soirées électro-vidéo-poétiques que nous organisions en y ajoutant la création d’expositions curatées par Zohra mais surtout la publication d’une revue papier qui continue à exister après que chacun.e soit rentré chez soi. La rencontre avec Florian Bardou nous a permis de lier notre approche avec celle de la question de l’engagement par l’écriture, et plus particulièrement de la lutte environnementale, point central dans nos travaux respectifs, ce qui nous a conduit à employer le terme d’écopoésie pour qualifier notre démarche. La tension entre pratique collective (sous quelles formes, d’ailleurs ?) et pratiques individuelles n’est pas nécessairement fondamentale pour écrire ; en revanche, les récents événements dans le petit monde littéraire, qui se font l’écho de celui, plus large, sur lequel nous habitons, requièrent une réponse collective, dans laquelle chaque pratique individuelle participe d’un imaginaire politique partagé, à construire ou à combattre. Nous voulons que notre revue et les évènements qui l’accompagnent participent à la création d’un espace pour le penser.
Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Nous n’avons, collectivement, pas de croyance en une écriture manifestaire totalisante, qui viendrait renverser la littérature d’avant pour établir celle à venir, sur le modèle des futuristes ou des surréalistes. En revanche, nous souhaitons défendre notre vision commune de la littérature, directement ou indirectement politique, engagée dans une multitude de luttes en résonance et contre un imaginaire politique, économique, social délétère pour les écosystèmes et une large partie de la population en France comme ailleurs. Ainsi, si nous avons écrit un manifeste pour fœhn, c’est moins pour faire table rase que pour construire celle à laquelle nous voudrions nous asseoir. La seule profession de foi réside dans cette sentence « le non-humain n’est pas un prétexte : il est sa propre cause. » En effet, il apparaît que la littérature traitant des non-humains, depuis Gilgamesh jusqu’aux auteurices contemporains, et à l’exception de quelques écrivant.es depuis le XIXème siècle et des bestiaires du Moyen-Âge, tend à utiliser les non-humains (animaux, végétaux, et tout ce que nous avons relégué plus bas que nous dans la scala naturae) soit comme des symboles anthropomorphes, soit comme des faire-valoir de nos propres angoisses, attentes et désirs. Pour intéressant que soit ce recours au non-humain en miroir décalé de la psyché humaine, il nous apparaît que la considération à apporter au vivant dans son ensemble nécessite un repositionnement éthique et catégoriel : d’accorder la même place dans les récits, les discours, les poèmes, que celle que nous accordons aux humains (plus précisément à certains humains), et de repenser la hiérarchie des êtres dans notre culture via la pratique littéraire.
Il s’agit par conséquent de renoncer à l’anthropomorphisme littéraire, ou du moins à subvertir cet anthropomorphisme pour aller explorer d’autres formes, d’autres modèles que celui proposé par les activistes de l'anthropocène en considérant les non-humains sérieusement et non comme des motifs littéraires. On pense notamment à l’idée de thérolinguistique chez Le Guin, qui fait écho aux travaux de Cortazar ou Haraway, et dont la richesse littéraire est explorée aujourd’hui, notamment par Despret dans son Autobiographie d’un poulpe. Cela ne va pas sans mal : le déplacement de point de vue, d’Umwelt, est nécessairement un échec, car nous sommes notre point de vue, ou un ensemble de points de vue dont la biologie circonscrit certaines frontières. L’effort d’imaginer d’autres formes de langage, de créer des ponts d’une manière différente avec les non-humains, constitue cependant un échec riche d’expériences sensibles et intellectuelles, vers lesquelles nous dirigeons nos auteurices.
Ce projet pourrait être résumé avec le terme « écopoétique », quoique celui-ci manque de substance universitaire en France : mais sa souplesse en tant que concept autorise de nombreux écarts, tentatives, expériences qui sont justement celles qui nous inspirent. Si foehn se trouve dans le sillage du « nature writing » né aux Etats-Unis, il s’inscrit en faux vis-à-vis de la tendance contemplative, voire naïve, qu’elle a pu prendre dans les productions occidentales : l’écologie est une lutte fondamentalement politique.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Un numéro commence d’abord par la sélection d’un thème, choisi collégialement à partir d’une proposition ou de suggestions faites au fil des rendez-vous. A partir de ce thème, nous établissons une liste d’auteurices que nous souhaitons inviter, en réfléchissant à ce que leur écriture, leur propre pratique pourrait apporter à notre projet, mais également à leur partage de certaines valeurs : la revue foehn ne souhaite pas, au nom d’une littérature prétendument au-dessus des clivages politiques, recevoir d’auteurice climatosceptique ou récipiendaire de valeurs allant à l’encontre de ce que nous défendons. La diversité de ces auteurices tient donc autant à leur pratique professionnelle de la poésie qu’à leur partage de nos convictions artistiques et politiques, mais nous veillons aussi à ce que notre collectif accueille en son sein autant de personnes s’identifiant comme femmes que de personnes s’identifiant comme hommes, portons une attention particulière à la présene d’auteurices racisée.s, queer... Par conséquent, l’actualité littéraire constitue pour nous une manière de dénicher des façons d’écrire ou des voix qui nous semblent pouvoir construire cette vision de la littérature, sans constituer un agenda auquel nous contraindre.
Le premier numéro de foehn s’est fait l’écho de ce travail de fond et de forme : le projet a été présenté à travers des discussions informelles avec les invité.e.s, puis chaque auteurice et chaque illustrateurice a travaillé de son côté pendant quelques mois. Le thème choisi, le « poulpe », nous tenait à cœur pour tout ce qu’il représentait : un mythe littéraire et iconographique, une espèce à l’intelligence cousine de la nôtre, plus connu pour les recettes dans lequel il est utilisé que pour son étonnante capacité à diriger des chasses interespèces, et également pour ce que le poulpe dit de notre ambition de revuiste : faire collectif, avec des approches autonomes mais composant un même corps, toujours en mouvement. Le traitement fait par nos auteurices, Melina Bešić, Antoine Mouton, Hortense Raynal, Pierre Gondran dit Remoux, Hortense Brézillon, nous a étonné et ravi : dans sa diversité, le poulpe s’est retrouvé multiple, depuis la lecture historique faite par Mouton jusqu’à l’ambitieux système de notes de bas de page du texte de Brézillon. Nous avons voulu faire écho à cette diversité en écrivant un texte à huit mains, « Octopofoehn » qui clôt le numéro. De la même manière, l’exigeant travail graphique déroulé par Zohra Mrad tout au long du numéro, avec la mise en valeur des illustrations de Claire Painchaud et Julie Pereira, complète une approche que nous avons toujours voulu transmédia, et sur plusieurs supports, puisque que la publication de la revue s’est faite en même temps qu’un festival aux Arches Citoyennes. Il a réuni table-rondes, performances et exposition et nous a permis d’explorer plus avant la dimension militante de notre projet.
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
Fœhn veut revenir sur une perception plus juste des non-humains dans leur ensemble, en développant des écritures qui font de l’exploration de la liminarité au sein de notre perception, du récit de notre humanité et de notre manière d’habiter le monde, une méthode à part entière. Pour faire revenir les non-humains dans notre imaginaire avec plus de droits, leur accorder une valeur différente, les sortir de la hiérarchie dans laquelle notre système capitaliste et néolibéral les a enclos, il faut, par la fiction, par le discours, penser leur place différemment. Sans établir dogmatiquement ou théoriquement cette place en amont, il s’agit de mobiliser l’audace, la pensée critique et créative de chacun.e pour faire une proposition.
Ce que permet cette évolution dans l’approche, c’est de considérer qu’il existe une alternative, n’en déplaise à Thatcher et à ses émules contemporains. Pour cela, il s’agit de revenir sur la manière même que nous avons de parler du monde, d’évoquer ce qui nous entoure : c’est à la fois vertigineux et enthousiasmant, car cette ambition n’a de fin que le vivant lui-même, ou notre capacité à dire. En invoquant les non-humains dans nos poèmes, on ne règle certes pas la crise climatique, et on ne retrouve pas ce qui est déjà perdu ; un poème ne vaut pas une espèce qui disparaît. Cependant, on pose les fondations pour une autre façon de vivre dans les ruines : sans cynisme ni désespoir. Chaque non-humain n’a peut-être pas le désir d’être revu : cependant il est urgent de faire naître le désir chez nous, collectivement, de les voir depuis un autre point.
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Une revue, avec tout ce qu’elle comporte de travail bénévole, d’investissement personnel, d’énergie mentale et physique lors des événements de promotion, est rarement un gain financier et nécessite un engagement fort. Lorsque nous avons créé foehn, nous avons décidé d’allier proposition ambitieuse et accessibilité financière. La diffusion est relativement restreinte : hors salons et événements, rares sont les librairies et les structures auxquelles nous en avons confié des exemplaires. La distribution se fait donc souvent de main à main, et autorise ainsi un temps d’échange autour du projet qui est bénéfique, car il nous permet de présenter le travail d’auteurices moins connu.e.s, et de discuter des influences, en réalité nombreuses, de cette « écopoésie » que nous cherchons à dessiner.
La poésie n’est pas une tour d’ivoire : on ne peut individuellement pas prendre part à toutes les luttes, mais prendre ce fait pour prétexte à ne s’engager nulle part, ou à se confiner à une version dite apolitique de la pratique poétique - position qui n’existe pas vraiment -, nous semble problématique en regard des bouleversements que traverse notre société : la poésie ne peut peut-être pas grand-chose mais il est pire encore de baisser les bras.
De la même manière, notre revue se conjugue aux exigences de la reconnaissance de notre statut : toustes jeunes artistes, nous souhaitons être reconnu.e.s dans et pour notre travail, financièrement et professionnellement. Nous ne pensons pas que travailler éternellement de manière bénévole pour ce projet puisse être tenable. Nous avons fait en sorte de modestement rémunérer nos auteur.ices et nos illustrateur.ices pour ce premier numéro et souhaitons parvenir à rémunérer les participant.es aux évènements lors des prochaines dates car nous considérons que cela fait partie de notre travail de parvenir à atteindre un modèle économique viable, à la hauteur de l’importance des thématiques que nous abordons et de notre démarche et en accord avec elles. La résistance passe aussi pour nous par la défense d’un travail justement rémunéré. Foehn nous permet donc d’aborder en collectif les problématiques individuelles, très prosaïques, que l’on rencontre dans le monde de l’écriture, mais aussi de proposer des rendez-vous où la résistance multiple, tentaculaire, devient un mot d’ordre.
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