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Photo du rédacteurJuliette Riedler

Shane Haddad : Un désarroi dans la voix (Aimez Gil)


Shane Haddad (c) Hélène Bamberger/POL


Ce roman dont le titre interpelle, s’adresse à nous et nous enjoint à faire ce que les humains savent peut-être le moins bien faire – qui semblent exceller plutôt à faire la guerre. Shane Haddad y met en scène la voix de Gil, en perpétuelle relation aux « deux M » (Mathieu et Mathias), au paysage et à ses interrogations. Un désarroi dans la voix, une manière d’être sans cesse dans l’exaspération d’un état ou d’une émotion, et l’on entend à travers ce que dit cette jeune Gil (elle a vingt-cinq ans), à la fois le désir d’émancipation d’une jeune femme, et l’angoisse d’abandon d’un nourrisson.  

Ce portrait d’une « jeune adulte » de notre temps, pas encore sortie de l’adolescence, pas encore assurée dans son être, fait écho à d’autres, et n’oblitère pas la référence au célébrissime roman d’Henri-Pierre Roché (Gallimard, 1953), Jules et Jim, tout en en renversant la focale, car ici c’est une femme qui écrit, et c’est une femme porte la narration. Un portrait prit dans un roadmovie, une fuite aux allures de quête, ou l’inverse, où l’on ne peut se reposer sur rien, et dès le début, car c’est à un enterrement auquel on assiste. La mort est posée en amont et nous savons que c’est vers elle que le trio court. Ce procédé narratif, censé tenir en haleine le lecteur, la lectrice, est somme toute assez classique, mais il est traité comme un motif par la narratrice elle-même, qui le travaille jusqu’à l’emphase : Emportez-moi. Dans un chuchotement, emportez-moi. Je veux être celle qui  meurt dans la coulisse. Je veux être le drame en personne. Je veux qu’on me regrette jusqu’à s’en tailler les veines. Emportez-moi.  

Entre ces garçons dont l’un est orphelin, l’autre en rupture avec sa famille (et en colère contre elle), et cette fille dont la mère semble très loin, entre ces « M » et cette Gil, le désir tourne, Gil en est la focale. Elle ne dit pas tout, elle semble ne pas pouvoir dire ce qu’elle voit et nous laisse deviner le désir montant des garçons entre eux – ils s’M, mais aussi veulent se dévorer et comme Gil le note, finissent par se ressembler… Au début et à la fin il n’y a qu’un M, esseulé, le poing dur.  

La langue de Shane Haddad avale les paroles des garçons, restituée le plus souvent par le verbe « dire », et toujours sans guillemets. Comme si la narratrice faisait dans l’écriture ce qu’il ne se passe pas dans son histoire, à savoir : les garçons ne se tournent pas vers son corps à elle, projetés qu’ils sont l’un contre l’autre, l’un dans l’autre. Une manière de poser son regard, de récupérer une autorité désirante dont elle se sent dépouillée, viol(ent)ée qu’elle fut par un certain V.  

On lira, avec une grande avidité, de superbes traversées d’états de corps incroyablement restitués, comme cet alcoolisme presque transcendantal, dans lequel on se vautre pour oublier et se trouver autre, pour se fuir et se révéler. On lira les vertiges splendides de l’avilissement et du dégout suscités par l’entrée dans le « monde du travail ». On lira aussi, entre bien d’autres choses, une volonté désespérée de poser un autre type d’amour : Mathieu on se laisse pas faire comme ça par l’amour, c’est pas aimer, aimer c’est doux, aimer c’est gentil, aimer ce n’est pas être malade […]  





Shane Haddad, Aimez Gil, P.O.L, août 2024, 368 pages, 21 euros

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