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Photo du rédacteurDelphine Edy

"velvet" de Nathalie Béasse : À la lisière d’un monde-velours


© Nathalie Béasse


Rentrer dans une salle de théâtre alors que l’équipe artistique vient tout juste de commencer la dernière session de répétitions, c’est toujours avoir le sentiment de pénétrer dans un sanctuaire, un refuge hors-du-monde, où les secrets se fabriquent délicatement pour le plus grand bonheur du public à venir.  Et quand il s’agit des répétitions de velvet, la nouvelle création de Nathalie Béasse au Maillon Théâtre de Strasbourg – Scène européenne (première le 06.11.2024), cette sensation se démultiplie, car l’on plonge immédiatement dans un univers mystérieux où la vie est un songe et le monde un théâtre…  


Entre Nathalie Béasse et le Maillon, c’est une histoire ancienne, un long compagnonnage. Et ce n’est pas un détail, tant le lieu de création est pour la metteuse en scène un terrain propice à l’imagination et à la rêverie, un espace qui lui ouvre de nouvelles portes, lui permet de repousser les frontières pour ancrer les corps, les objets et leurs mouvements dans un nouveau monde qu’elle fait advenir à chaque création. En 2019, elle avait présenté Le bruit des arbres qui tombent ; elle est ensuite revenue en résidence en 2021 pour répéter Ceux-qui-vont-contre-le-vent, présenté à l’été, au Festival d’Avignon. Enfin, en 2022, elle inaugurait le nouveau format du Maillon – « paysage#1 : 10 jours avec Nathalie Béasse » – véritable immersion dans l’univers de l’artiste autour de trois pièces, des ateliers et des rencontres. C’était l’occasion de revivre Tout semblait immobile (2013), une conférence sur le thème du conte qui bascule du réel à l’onirique, Ceux-qui-vont-contre-le-vent, un voyage artistique pour « transformer l’empêchement en un jeu d’enfant », ainsi qu’Aux éclats (2019), dans lequel trois hommes partagent leurs chutes et leurs petites catastrophes pour mieux faire entendre la polyphonie du terme « éclat », à la fois rire, bris ou rupture.


Pour cette saison 2024-2025, le Maillon – par le prisme de sa directrice, Barbara Engelhardt – a fait le choix « de préférer dans [ses] visuels le flou à la netteté », avec cette volonté d’« d’observer de près les choses, sans pour autant les tirer au clair, les attirer du côté des évidences trompeuses ». Ce faisant, c’est le rapport à la réalité qui nous entoure qui se voit interrogé : « Comment, face à l’opacité du monde […] ménager une place aux fictions ? » Le travail de Nathalie Béasse est résolument « du côté de la poésie ». Non qu’elle cherche « à s’abstraire du monde qui est le nôtre, avec ses guerres, ses violences et ses crimes » ; bien au contraire, elle ne vit pas « dans une bulle » : ce qui se passe à l’extérieur nourrit son travail de l’intérieur. En creusant le sillon poétique du langage, un langage qui articule mots, corps, lumière, sons et matériaux, l’artiste développe « son propre vocabulaire », adossé à une grammaire, qui visent à offrir la possibilité à son public d’entrer dans un univers sibyllin où « chacun.e serait à même de construire les réponses aux questions existentielles qui l’habitent ». 


Pour Nathalie Béasse, « la fin du dernier spectacle est toujours le début du prochain… ». Elle tisse ainsi une filiation esthétique qui est aussi une marque de fabrique qui s’imprime dans le temps au travers de collaborations fidèles (qu’il s’agisse des comédien.nes, danseur.ses ou des technicien.nes). Le titre de sa dernière création, Nous revivrons (2021), inspirée de L’Homme des bois de Tchekhov, est en ce sens programmatique, actant une reviviscence permanente : « il y a des liens dans tout », des liens qui se visibilisent au fur et à mesure de ses créations, avec cette question qui résonne comme un fil rouge : « Qu’est-ce qu’il reste après avoir lu un livre ? après avoir vu un spectacle ? un mot, une couleur, une sensation ? ». Pour y répondre, la metteuse en scène  convoque les « fantômes », dont on sait bien qu’il sont présents et absents à la fois, « échos, vibrations, résonnances sur le plateau et dans nos mémoires de spectateur.ices ». 


Dans velvet, c’est le tableau de Whistler, La jeune fille en blanc (1862), qui a déclenché le désir de théâtre. « Avec son bouquet de fleurs, debout sur une peau de bête, cette peinture m’a touchée : que pouvait-elle bien penser, ainsi, la bouche ouverte ? Que se cachait-il derrière l’immense rideau blanc derrière elle ? » Au cours de la répétition, à deux semaines de la première, on perçoit la manière dont l’artiste creuse ce questionnement : la scène du tableau de Whistler semble s’être animée comme par magie ; la couleur du rideau a changé, sa matière aussi – le tissus fluide a laissé place au velours du rideau de théâtre ; le personnage s’est démultiplié, devenant tour à tour sujet et objet des regards ; du mouvement (physique et sonore) s’est créé, pour faire surgir un ballet de figures au rythme lent qui joue avec les effets de la matière pour mieux se voiler et se dévoiler. C’est un théâtre d’ombres qui se met en branle et se lance à la recherche de ce qui constitue sa propre identité. 


Du « théâtre dans le théâtre », c’est ce que veut Nathalie Béasse dans son nouveau spectacle. Alors, lorsque se hisse à jardin un pan de rideau, on entend presque le vent souffler dans les voiles, et on sent très fort l’énergie qui se diffuse dans la matière qui fait théâtre dans la grande salle du Maillon. L’artiste nous a habitués à travailler dans ces dernières productions avec des éléments naturels comme la terre, l’eau, le vent, mais, cette fois, on a le sentiment que c’est le grand retour des tissus, matières et autres rideaux, sans pour autant perdre « la dimension organique de ce théâtre ». On le pressent, même à l’aube de cette création, les matériaux inanimés du décor n’en sont pas moins vivants, tels des figures, des atmosphères, « l’air même que nous respirons » (1) dirait Georges Didi-Hubermann. Ils dessinent des passages qu’empruntent les corps d’Étienne Fague, Clément Goupille et Aimée-Rose Rich qui évoluent avec aisance et fluidité à l’avant-scène, pleinement présents à ce qu’ils proposent, tout comme aux remarques de Nathalie Béasse dont la voix douce et le rire parfois rythment ces moments de recherche. De ces instants se dégage quelque chose d’une complexité paradoxale, quelque chose d’à la fois banal, trivial, mais aussi de splendide, lumineux. 



James Abott McNeil Whistler, Symphonie en blanc n° 1 : La Jeune Fille en blanc, 1861-63


Dans les images qui naissent sous nos yeux, fragiles encore dans ce dernier temps de répétition et pourtant déjà tellement ancrées (pour les initié.es, vous retrouverez valise et petits cailloux…), on reconnaît quelque chose de l’esthétique d’un Christoph Marthaler. Pourtant, Nathalie Béasse ne le connait pas, « n’a vu aucun de ses spectacles ». Est-ce là la magie du théâtre, capable de faire famille, de tisser des liens, de créer des réminiscences ? Je le crois. Dans cette écriture singulière aux prises avec les questions de vulnérabilité, de chute, de désir impossible, les temps forts alternent avec les blancs, les moments de vie concentrée avec les silences. « Oui, c’est une écriture qui a à voir avec une partition » où la tonalité et le rythme des mots-sons côtoient ceux des corps, des objets, de la lumière… Le langage polyphonique qui se déploie permet de déplier de vrais « paysages de l’âme », sans début ni fin, moments suspendus où l’on approche l’essence de ce qui constitue notre humanité. Nathalie Béasse nous confie qu’elle a, sur sa table de chevet, un livre de poèmes et chants amérindiens, Partition Rouge (2), une « partition poétique, à la fois cosmogonique et musicale » qui fait de chaque mot un acte de vie. En le feuilletant après notre rencontre, surgit cette courte prière :


Les vivants et les morts seront un


Le père me montre le chemin

Le père me montre le chemin

Je suis venu voir mes amis

Je suis venu voir mes amis

Je suis venu voir les danses

Je suis venu voir les danses


Alors les images gardées en mémoire de ces quelques instants de répétition s’éclairent. Elles se diffusent en nous et tracent un chemin qu’on a maintenant hâte de parcourir lorsqu’il sera temps de découvrir le spectacle dans quelques jours. 





Nous voilà en effet sur le seuil. Un lieu que l’artiste aime tout particulièrement : « J’aimerais rester indéfiniment là, sur le seuil, avec le public ; c’est là qu’il faut chercher, attendre, patiemment. Ne peut-être jamais entrer dans le vif du spectacle… » Me revient alors en mémoire cette phrase de Françoise Proust : le passage n’est pas


une porte, ni même un seuil. Une porte sépare un dedans et un dehors, elle est soit ouverte soit fermée. Le passage, lui, n’assure pas la transition d’un lieu à un autre : il fait apparaître un nouveau lieu, une configuration jusqu’ici impensée. (3) 

Voilà le cœur de l’affaire ! En ouvrant des portes invisibles, en se cachant derrière les pendrillons, en jouant de la mise en abyme, Nathalie Béasse crée des lieux-seuil où l’imaginaire et l’intime peuvent jaillir, permettant au public, instinctivement, de (re)créer des liens avec sa propre vie : « Je veux tendre à chaque spectateur.ice un lien invisible dont il puisse se saisir pour l’emporter à l’issue de la représentation ». 


Alors que la profondeur du plateau ne s’est pas encore dévoilée lorsque la répétition s’achève, plus que jamais on ressent que le théâtre est cet entre-deux où il s’agit de décider si nous entrerons, ou non, dans la proposition artistique qui nous est faite. On se souvient, « le monde ne s’arrête pas au seuil des portes » (Maeterlinck, Trésor des humbles), alors, à la lisière de ce monde qu’on a juste pu humer et entrapercevoir, on rêve déjà de la forêt qui se cache derrière, tout en se souvenant que la lisière, zone d’entrelacs, ne doit jamais cesser de la protéger, cette forêt.




NB : Nathalie Béasse a su trouver le temps et la disponibilité d’esprit pour un entretien généreux à l’issue de la répétition. Qu’elle en soit infiniment remerciée ! 




Notes :

(1) Georges Didi-Hubermann, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Les Éditions de minuit, 2001, p. 142.

(2) Partition rouge. Poèmes et chants des Indiens d'Amérique du Nord, trad. Florence Delay et Jacques Roubaud, Paris, Points, coll. « Points Poésie », 2022 [1988].

(3) Françoise Proust, Point de passage, Paris, Kimé, 1994, p. 29.

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