Saisir le temps, embrasser les disparus et les vivants, fuir mais caresser l’oubli, tracer l’écho, désirer la précision de la parole. Il n’a jamais été trop tard se présente comme un recueil de textes qui, de saison en années – 2023 et 2024 – et mois, fait état de l’actualité de notre monde. De l’utilisation massive du 49.3 aux élections législatives en France, en passant par le 7 octobre, Gaza, le mouvement « Femmes, Vie, Liberté », le meurtre de Nahel et le décès de Sinead O’Connor… Lola Lafon interroge à la première personne les événements de notre histoire politique, en creusant leur sens à travers un souci de lucidité permanent.
En ouverture, un prologue qui depuis ses lettres penchées se distingue d’autres textes alternant italiques et romain, évoque une phrase du père de l’écrivaine écrite sur une « feuille volante ». C’est « un conseil énigmatique » qui traverse le temps : « garder la bonne distance ». Tel un fil rouge, cette phrase surgie à la suite d’un désaccord entre le père et la fille, rend hommage au disparu, tout en esquissant l’esthétique du recueil : comment regarder, interpréter, écrire, commenter, partager ce qui secoue notre univers ? Comment trouver le langage et la forme destinés à rencontrer l’autre dans un dialogue – même dans une confrontation – qui soit surtout une invitation à engendrer des réflexions sur ce qu’est le cours des choses ? La forme courte s’est sans doute imposée pour dire cette voix qui se rapporte au monde, lettre adressée ou journal public, la pensée critique trouve ainsi demeure dans l’écriture qui dit l’intime et le collectif. On y reviendra.
Toujours en lettres penchées, c’est Francis Scott Fitzgerald qui est convoqué et dont est rapporté un morceau de lettre adressée à sa fille en 1933. Un conseil à nouveau, celui de l’insouciance : « Ne te soucie pas du passé, ne te soucie pas du futur, ne te soucie pas de grandir […] ». Lola Lafon commente ces phrases qu’on n’écoute pas forcément, « qui font lever les yeux au ciel quand on est adolescente », mais qui finissent par structurer ou par nous accompagner tout au long de notre vie. Ces phrases parlent en faveur de la mémoire sans laquelle nous serions des êtres vides. Deux pères ici, non pas « taiseux » comme ceux des récits de filiations dont parle Dominique Viart, mais qui ébauchent à peine une présence, celle d’une ombre tutélaire qui laisse des mots en héritage, comme une perspective de responsabilité. Qu’est-ce grandir ?
Dans ses précédents livres, La petite communiste qui ne souriait jamais (2014) Mercy, Mary, Patty (2017), Quand tu écouteras cette chanson (2022) l’ancrage dans le réel faisait accéder à la fiction, ici l’ancrage dans le moi ouvre à un déplacement vers un réel commun. Nécessité d’une écriture du présent – « écrire comme on retient par la main ou par le cœur » écrit Lafon – le « je » de l’écrivaine trouve dans le réel son horizon d’existence. Ce journal public, ce continuum de passé-présent-futur, révèle une permanence d’esprit tentant de comprendre notre époque. Mais également de se comprendre, de livrer quelques détails de soi, toujours en rapport avec le monde : sa relation avec « un enfant isolé, en difficulté scolaire […] les cheveux ébouriffés […] un gamin de fiction, de ceux qui, dans les films, jouent savamment l’enfance » dont elle assure un accompagnement scolaire via une association ; le souvenir d’une photo « la seule que sa mère possède de sa famille exterminée pendant la Shoah » ; son anorexie et ce « cahier bleu » que sa mère lui offre afin qu’elle retrouve les mots pour redessiner son existence : « puissent ces pages blanches me comprendre mieux qu’elle ne parvient à le faire », encore un mot d’une génitrice qui ouvre à l’intelligence de l’être.
Ces beaux textes nous renvoient à L’Été 80 de Marguerite Duras par son écriture erratique entre le moi et l’histoire et issu des chroniques pour Libération, ou encore à Outside (1981), ce magnifique recueil d’articles pour les journaux à travers lesquels Duras tente de saisir le dehors. Dans l’avant-propos l’autrice de L’Amant rapporte en lettres penchées : « Un journaliste c'est quelqu'un qui regarde le monde, son fonctionnement, qui le surveille de très près chaque jour, qui le donne à voir, qui donne à revoir le monde, l'événement. » Puis elle continue : « il n'y a pas de journalisme objectif, il n'y a pas de journaliste objectif. » Duras n’est pas une moraliste qui tend au discours rassurant, elle dénonce « l’injustice de quelque ordre que ce soit » depuis son passé de résistante et militante. Filiation intellectuelle et politique en héritage. Comme elle, Lola Lafon collabore au quotidien Libération, le matériau d’Il n’a jamais été trop tard est issu de ces quelques chroniques revues ici, réécrites, amplifiées, qui depuis la singularité du « je » embrassent l’impossibilité du discours exhaustif et laissent paraître un mouvement d’interrogation, une sagesse empreinte de colère, un désir de sursaut. « Réapprendre à réfléchir sur ses propres mots » écrivait Ingeborg Bachmann pour comprendre la folie de la construction du mur de Berlin. Écrire le contemporain tout comme le pratiquait Duras, signifie aussi faire le projet d’une utopie.
Il n’a jamais été trop tard affiche d’ailleurs une constante préoccupation féministe. Lafon revient sur la nécessité de continuer la marche #MeToo : pour répondre à la question de la procréation désormais « objet d’un [arriéré, ndr] agenda politicien » ; pour accroitre la parole des femmes et leur visibilité dans ce monde qui ne cesse de les invisibiliser ; pour faire face au backlash ; pour continuer à parler des viols et des violences faites aux femmes. A ce titre, la force « inimaginable » et le courage « sans pareil » de Gisèle Pelicot sont louées, comme est pointée la fin du « mythe du monstre ». Et ici le réel est interrogé au même titre que toutes ces fictions qui continuent à reproduire des univers toxiques sans les questionner, offrant ainsi à l’hydre patriarcale sa plus florissante vitalité. Même Virginia Woolf quand elle note dans son journal ses impressions de lecture de l’Électre de Sophocle, ne réagit pas à la farouche reconduction du patriarcat menée par la fille d’Agamemnon contre sa mère Clytemnestre. Dommage. Car « [u]ne société se définit et se constitue par les narrations qu’elle privilégie » fait à juste titre remarquer Lafon. Dès lors, nous-dit-elle, cessons de lire le conte de la Belle au bois dormant comme un héritage littéraire enchanté, prenons-le comme exemple à déconstruire : la belle, comme Gisèle, dormait !
Tout comme le patriarcat, le néo-libéralisme investit le réel, la fiction, le langage. Lafon a « beau croire au pouvoir des mots, force est de constater qu’ils peuvent se muer en une banale marchandise », voire en une « succursale de fast fashion », notamment sur les réseaux sociaux. C’est pourquoi il est nécessaire de souvent réfléchir à la terminologie et à l’étymologie. Formidable outil de désignation, le langage vaut en effet aussi comme acceptation sociologique et politique. D’où le choix minutieux de mots comme par exemple l’utilisation du mot « féminicide » qui a fait seulement depuis 2015 son entrée dans le Petit Robert mais qui est absent du CNRTL ainsi que du nouveau Dictionnaire de l’Académie française. Comme personnalité créatrice, l’écrivaine justifie dès lors l’immortalité de mots conscients de notre époque et de notre devenir.
Puisqu’écrire est un « mouvement » tout comme l’inquiétude est un « allant » selon Lafon, écrire l’inquiétude dans ce recueil, signifie être dans un incessant éveil de conscience personnelle et de conscience plurielle. Il n’a jamais été trop tard pourrait dès lors être défini « le livre de l’inquiétude ». Cette position réflexive est tout sauf négative, elle se présente comme une volonté d’action pour faire face à la menace d’extrêmes populistes, Trump et Musk ne sont pas nommés dans ces pages, écrites avant la tragédie des élections américaines. Il n’a jamais été trop tard remplit un vide, c’est un moteur de lien, voire de sursaut communautaire. Parce que comme l’écrit André Léo : [l]a vraie démocratie ne se défie pas de la vérité car elle en est faite, elle en vient, elle y va, et ne meurt que faute de lumière ».
Lola Lafon, Il n’a jamais été trop tard, Stock, janvier 2025, 227 pages, 19 euros