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Marie Virolle : « Défendre une littérature traversée par la voix plurielle des dominé.e.s » (Revue A littérature-action)

  • Photo du rédacteur: Simona Crippa
    Simona Crippa
  • il y a 55 minutes
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Dans la continuité du Salon de la Revue qui s’est tenu le 11 & 12 octobre 2025 à la Halle des Blancs-Manteaux à Paris, Collateral a souhaité aller poser quelques questions à Marie Virolle qui dirige depuis 2018 la revue A littérature-action(anciennement Algérie Littérature/Action, de 1996 à 2017). Dans le paysage politique actuel fragmenté, morne et surtout fascisant, la force de sa parole et la clarté de son engagement ont ouvert une perspective qui redonne à la politique sa vitalité concrète. Cet entretien s’inscrit dans le sillage des échanges noués au Salon ; les paroles de Marie Virolle, ardentes et indociles, nous rappellent que la seule posture qui vaille est de demeurer debout.

 

 

À quel moment et dans quelles circonstances t’est venue l’idée de créer Algérie Littérature Action, et comment se sont articulés le choix du titre et la volonté éventuelle de souscrire à un imaginaire littéraire, philosophique et politique permettant d’affirmer un héritage et sa continuité ? La revue a évolué depuis sa création, autant dans sa ligne intellectuelle que dans ses pratiques, pourrais-tu nous dire de quelle façon ?

 

J’ai créé Algérie Littérature Action, à Paris, avec un ami algérien écrivain et journaliste, Aïssa Khelladi, en 1995, en pleine « décennie noire ». Nous avions vu tomber des écrivains, des journalistes, des chercheurs, des enseignants, des médecins, des artistes, des femmes, des villageois, des syndicalistes, etc., et nous étions nous-mêmes partis d’Alger « la mort aux trousses ». La guerre civile s’intensifiait, s’élargissait et devenait une guerre contre les civils.

On le sait maintenant, de 1992 à 1999 ces affrontements ont fait environ 200 000 morts et disparus ! On a trop oublié à quel degré de violence la société algérienne a été soumise à cette période (au point que certains ont fini par poser la question terrible « Qui tue qui ? »). Au début, après les policiers et militaires, les « intellectuels » au sens large étaient les cibles privilégiées des assassinats. Je suis partie fin 1993, après l’attentat contre le poète, romancier et journaliste Tahar Djaout, et le meurtre du psychiatre Mahfoud Boucebci, que je connaissais bien tous les deux, et après avoir été agressée moi-même physiquement dans l’immeuble où j’habitais au Centre d’Alger, sans aucune perspective de pouvoir être protégée. La mort frappait à l’improviste…

Certains amis, créateurs, universitaires, journalistes algériens m’avaient demandé avant mon départ de « faire quelque chose » à Paris… A ce moment-là, aucun mouvement de solidarité ne s’était réellement manifesté en France, et les médias égrenaient des informations sans beaucoup d’analyses pertinentes. J’étais chercheur en Anthropologie culturelle au CNRS et très liée à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. J’ai eu l’idée de convoquer, avec une collègue franco-algérienne, Fanny Colonna, une réunion dans un amphi de l’EHESS. L’amphi était plein à craquer et le désir de « faire quelque chose » était si vif que nous avons monté sur le champ une association Loi 1901. J’ai téléphoné à Pierre Bourdieu, dont tous connaissent les liens avec l’Algérie, dont nous appréciions l’orientation politique et dont la notoriété permettrait à nos actions d’être visibles et, peut-être, efficaces. Il a accepté d’emblée d’être présidaent, et il ne s’est pas contenté d’une présence tutélaire. Il s’est mis au travail avec nous. Le CISIA (Comité International de Soutien aux Intellectuels Algériens) était né. J’en étais la secrétaire générale.

Une équipe active d’une quinzaine de membres, soutenue par la Maison des Sciences de l’Homme, La Maison des Ecrivains, la Maison des Associations, a organisé des permanences d’écoute, et mis en place toutes les démarches utiles pour accueillir, obtenir des visas d’urgence, trouver papiers, logements, boulots, soins… Les mêmes et d’autres s’occupaient de publier bulletins et communiqués de presse, de contacter les médias et d’y intervenir. Internet n’existait pas à l’époque… Un réseau dense et efficace s’est tissé dans tout l’hexagone et des CISIA sont nés dans les principales villes, à la fois complètement autonomes, mais liés symboliquement au prestigieux CISIA international de Bourdieu, auquel avaient adhéré des personnalités comme Francis Jeanson, Pierre Vidal-Naquet, Etienne Balibar, Abraham Serfaty, Abdellatif Laâbi, Jürgen Habermas, Jean-Louis Hurst, Jack Ralite, et tant d’autres. Les anciens porteurs de valise avaient repris du service, avec « l’Algérie au cœur » !

Nous affrontions une administration française fermée, obsédée hors de toute raison par un déferlement d’immigration algérienne. Bourdieu et moi hantions les antichambres des ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères, tentant de convaincre des directeurs de cabinet ou des chefs de service, et arrachant pied à pied des droits, des mesures dérogatoires. D’autres militants, dans toute la France, prenaient des rendez-vous avec les préfectures, les mairies, les rectorats, les universités, les hôpitaux… Nous ne lâchions rien, et tous les CISIA étaient des ruches de solidarité, d’information, d’échanges. Bref, une mobilisation intense qui a permis de sauver la vie et les conditions de vie de milliers de personnes. Même si tout cela se déroulait dans un climat d’anxiété (certains recevaient des appels téléphoniques anonymes de menace, et je regardais soigneusement en rentrant chez moi si personne n’était caché dans un recoin de la cour…), et un fort ressenti de souffrance face aux terribles témoignages reçus dans les permanences d’accueil et aux horreurs qui se déployaient en Algérie où beaucoup d’entre nous avaient des proches.

Politiquement, nous tenions par-dessus tout à ce que l’Algérie en tant que peuple et nation ne soit pas méprisée, écrasée, dévaluée par des médias ou des prises de paroles publiques revanchardes, paternalistes, et/ou racistes. L’un des contre-feux était le volet culturel de nos actions. Il s’agissait de valoriser la culture algérienne contemporaine dans tous ses aspects : Festival d’Avignon pour le théâtre, réseau des Villes refuges du Parlement International des Ecrivains, événements musicaux, écoles des Beaux-Arts, etc. Un point aveugle pourtant : l’édition littéraire. Mises à part quelques publications de témoignages captivant le public, les « grands » éditeurs français se montraient frileux et gardaient leurs auteurs algériens « maison » sans chercher à découvrir de nouvelles plumes. Et, en Algérie, toute la chaîne éditoriale était à terre : auteurs, imprimeurs, libraires, journalistes littéraires, menacés, exilés, ou assassinés.

C’est dans ce contexte que nous avons lancé la revue Algérie Littérature/Action et MARSA Editions qui l’a publiée. Comme nous n’avions pas d’argent, nous avons monté une SARL de Presse au capital de… 2 000 francs ! Mes compétences étaient issues de mon implication dans la revue Littérature Orale Arabo-berbère du laboratoire CNRS auquel j’étais rattachée, et se limitaient à quelques idées de mise en page et de maquettes sur les archaïques Mac de l’époque… Nous n’avions pas de local : tout se faisait chez moi. Et notre adresse officielle était, par mesure de sécurité, une boîte de domiciliation. Cela ne nous a pas empêché d’écouler le 1er numéro à 1 000 exemplaires, d’avoir très rapidement plus de 400 abonnés et d’être invités avec nos auteurs sur des plateaux de télévision et de nombreuses radios. L’aventure de ce colosse aux pieds d’argile était en route. Les deux initiateurs furent très vite entourés d’un groupe assez informel mais cohésif : comité de rédaction, parrains et marraines, collaborateurs passionnés et engagés. Parmi eux, une cheville ouvrière universitaire de premier plan, Christiane Chaulet-Achour, actuelle collaboratrice de Collatéral… Les numéros d’Algérie Littérature/Action, qui s’enchaînaient à grande vitesse, accompagnaient – ou suscitaient – toutes sortes d’événements culturels, à Paris, en province, et bien au-delà puisque nous avons été invités, par exemple, en 1998 à l’Université de Binghamton (Etat de New York) par le dynamique Maghrebi Studies Group, ce qui nous a valu divers abonnements Outre-Atlantique dans les universités américaines sensibles aux Romanistic Studies…  

Les 55 premiers numéros d’Algérie littérature/Action (parfois doubles) étaient des « livrazines » : une forme longue en première partie (roman ou pièce de théâtre inédits), suivie d’un « varia » littéraire – un « coup de tonnerre dans l’édition parisienne », mots dont nous avait gratifiés un journaliste de France-Info… Nous avons ainsi, par exemple, fait découvrir au lectorat francophone les romanciers Aziz Chouaki, Maïssa Bey, Aïssa Khelladi, ou Waciny Laredj (en traduction de l’arabe), qui furent ensuite publiés par de grosses maisons d’édition. Mais aussi des auteurs de grande valeur pour des textes qui marquent jusqu’à ce jour le paysage littéraire franco-algérien.

Il est temps de parler de notre « ligne éditoriale », ou plutôt de notre « philosophie ». A l’époque, pour faire (bien trop) court, existaient au sein des « démocrates algériens » deux courants dominants, difficilement conciliables (qui, par exemple, avaient scindé le parti communiste algérien) : celui des « éradicateurs », partisans de la guerre totale contre les islamistes (soutenant l’interruption du processus électoral par l’armée), et celui des « conciliateurs » qui condamnaient ce qu’ils appelaient un « coup d’Etat » et pensaient meilleur pour le pays d’intégrer les islamistes non terroristes dans le jeu politique (ligne, par exemple, du leader historique Hocine de Aït Ahmed). Nous avions des amis et des relations dans les deux tendances, mais beaucoup de leurs tenants n’auraient pas pu s’asseoir à la même table… Nous avons donc décidé de faire se côtoyer dans la revue leurs plumes, leurs expériences littéraires, leurs points de vue existentiels. Et ce, comme le disait si justement (de mon point de vue) Bourdieu, pour « préserver l’avenir », parce que la guerre, soit-elle civile, « s’arrête un jour ». Confrontation « douce », donc, d’idées et de créativité : textes (ou portraits, entretiens) d’écrivains restés au pays ou fraîchement repliés en France, mêlés à des productions de toute la diaspora et des « amis de l’Algérie ». Une sorte de « Front » littéraire, divers et uni à la fois, pour une Algérie PLURIELLE. Porté par une volonté infrangible de ne pas creuser les divisions, et par la grâce de la forme si vivante qu’est celle d’une revue – une revue permet cela, vivent les revues ! Cela nous valut deux critiques principales : notre ligne était « molle » ; nous publiions ce que d’aucuns nommaient une « littérature d’urgence », que je préférais pour ma part appeler une « littérature de l’urgence ». Mais il n’en demeurait pas moins qu’un travail gigantesque s’accomplissait, qui a amené certains à dire que « nous avions fait en quelques années plus de boulot que le ministère de la Culture algérien n’en avait fait en près de quarante ans… ».

Dès 1999, alors que le pays était à peine pacifié, nous avons tenu à nous implanter à Alger, afin que la revue Algérie Littérature/Action – et les ouvrages « hors-série » qui maintenant la complétaient – ne soit pas une énième aventure éditoriale de l’exil. Suivirent six années de publications sur les deux rives, ce qui ne s’était jamais produit depuis l’Indépendance. En effet, les ouvrages d’auteurs algériens publiés en France ne rentraient au pays qu’au compte-gouttes et à des prix exorbitants ; réciproquement, tout ouvrage publié en Algérie n’avait aucune chance de se retrouver dans les rayons des librairies en France. C’était le règne des circulations privées, comme dans la plupart des pays francophones d’Afrique, où les lecteurs n’avaient même pas accès à leurs auteurs remarquables diffusés internationalement, et ne les connaissaient (et parfois les vénéraient) que par leur nom et leur réputation… Et malgré quelques exceptions valeureuses, c’est encore le cas aujourd’hui. Mais il y a le Net qui comble quelque peu cette injuste faille.

Nous avons donc brisé les frontières et renversé la vapeur : à partir de 1999, nos volumes étaient imprimés en Algérie et exportés vers la France ! Inimaginable… A ma connaissance, cela ne s’est pas reproduit depuis lors. MARSA Alger, la jumelle de MARSA Paris, a mené un travail énorme dans un contexte difficile où nous étions les premiers à recommencer l’édition : c’était le temps de la camionnette d’Ali parcourant le pays pour approvisionner des points de dépôts hypothétiques ; le temps de la renaissance problématique d’une critique littéraire dans les journaux ; le temps des republications des textes littéraires algériens dans une collection de poche très peu chère, à l’issue de montages acrobatiques en rachats de droits ; le temps des démarches incessantes de partenariat auprès des bibliothèques publiques et universitaires, réseaux les moins abîmés par la guerre,  pour des achats en nombre …

L’un des points d’orgue de cette période fut le premier SILA (Salon International du Livre d’Alger) de la paix retrouvée, en 2001, où notre stand, bien fourni et pris d’assaut, arborait les portraits (et quelques textes) de tous les grands classiques algériens (Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib, Mouloud Feraoun, Jamel Eddine Bencheikh, Assia Djebar, Jean Sénac, Yamina Mechakra, Abdelhamid Benhedouga…) et présentait les ouvrages des nouveaux auteurs (Maïssa Bey, Aziz Chouaki, Waciny Laredj, Ghania Hammadou, Malika Allel, Alek Baylee-Toumi, Hassan Bouabdellah, et tant d’autres), Le jeune Madjid Talmats, auteur franco-algérien du roman Le Nègre de Marianne, qui avait fait le déplacement depuis la banlieue parisienne, s’est retrouvé propulsé au Journal de 20h de la télévision algérienne, et d’importants groupes de jeunes Algérois se pressaient au stand pour le rencontrer et faire dédicacer son livre…

Une autre occasion mémorable transfrontalière eut lieu en 2003, liée cette fois à l’activité des Centres culturels français, avec lesquels nous étions partenaires. Depuis le début de notre aventure éditoriale, une figure littéraire nous tenait à cœur, celle de Jean Sénac. Cet immense poète, romancier, critique d’art, homme de radio, acteur culturel majeur de la lutte de libération et de l’animation artistique et littéraire post-Indépendance, assassiné en 1973 à Alger, était victime d’une invisibilisation des deux côtés de la Méditerranée. Pour des raisons différentes, bien sûr. En France, c’est le farouche militant indépendantiste que l’on ostracisait ; en Algérie, c’est le partisan d’une culture algérienne plurielle, et l’homosexuel déclaré, que l’on marginalisait jusqu’au bannissement. Nous avons donc entrepris, patiemment, longuement, de remettre Sénac en lumière. Grâce, principalement, à notre collaborateur Hamid Nacer-Khodja, l’un des exécuteurs testamentaires de Sénac, nous avons publié régulièrement des textes inédits de lui, et des commentaires de son œuvre. Puis nous avons décidé de publier un gros volume : Pour une terre possible… Poèmes inédits. Cet ouvrage vit le jour en 1999 et connut un vrai succès (Le Seuil le republia d’ailleurs dans la collection « Points-Poésie » en 2013 – sans rachats de droits, je le précise, élégance de la politique des « gros » vis-à-vis des « petits »…). Pour le trentième anniversaire de la mort du poète, nous fûmes donc invités à participer aux diverses cérémonies et rencontres qui se tinrent à Oran, Alger et Beni Saf. Ce furent des moments particulièrement émouvants, qui couronnèrent cette part de nos efforts.

Mais voilà, un jour, les colis pour Paris n’ont pas été livrés par le transporteur. Une deuxième fois non plus. Une troisième tentative par voie postale échoua aussi… Les paquets étaient, soi-disant, bien partis d’Alger mais Marseille affirmait n’avoir rien reçu… Multiples démarches en douanes, dont nous avons conclu que notre liberté de ton, notre liberté éditoriale, notre impertinence parfois, en un mot notre ACTION sur les deux rives, avaient fini par déplaire trop fortement. Nous avons ainsi perdu près de 3 000 volumes et notre jumelage Alger-Paris a pris fin. A Alger, la maison s’est vite étiolée. A Paris, j’ai continué avec l’équipe et les correspondants divers à faire vivre la revue, les ouvrages, et l’« Espace Algérie » – que nous avions ouvert en 2000 rue Rochechouart et où se retrouvaient dans de joyeux conciliabules toute la belle pluralité de l’Algérie.

La fin du jumelage éditorial « révolutionnaire » entre Alger et Paris prit fin deux ans après une année mémorable « 2003. Année de l’Algérie en France » (à quand une prochaine « Année de l’Algérie » ?!), où nous étions sur tous les fronts à n’en plus pouvoir, et où tous les amoureux de l’Algérie avaient fait le plein de livres… Nous avions abordé des temps de « vaches maigres » en termes de ventes. L’Algérie n'intéressait plus personne. Il n’y avait plus de sang à la Une, le pays entrait dans une autre ère qui ne présentait plus rien de spectaculaire.

Relever tous ces défis demandait du courage et de l’imagination. Nous avons donc réorienté en partie notre ligne éditoriale vers des préoccupations interculturelles et le soutien aux écritures de femmes et de jeunes auteurs, en particulier celles et ceux qui étaient issus de l’immigration algérienne, voire maghrébine. Quelques dix ans de travail dans les banlieues avec des partenaires associatifs et de plus en plus d’auteurs résidant en France, qui pouvaient défendre leurs livres auprès de divers cercles et nous permettre de créer des événements. Cette diffusion participative, militante pourrait-on dire, préfigurait celle qui préside à nos actuelles publications, j’y reviendrai. Nous avons contribué à cette période à créer un collectif (pas tout à fait mort encore) qui mérite d’être spécifiquement mentionné : l’ARP (Association des Revues Plurielles) qui réunit, avec la collaboration d’Ent’revues (initiatrice du Salon de la Revue) et, au départ, du FASILD (Fonds d'aide et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations, ayant changé plusieurs fois d’acronyme depuis lors et nous ayant abandonnés…), une vingtaine de revues traitant des questions socio-culturelles liées à l’immigration et/ou aux migrations. Avec l’ARP, nous avons sillonné la France pour présenter les revues et animer des débats, faire des lectures artistiques : aucune grande métropole n’a été oubliée…  Par cette expérience, et bien d’autres, il nous est apparu que le face à face politico-socio-culturel franco-algérien, même s’il restait emblématique et, me concernant, consubstantiel à mes démarches intellectuelles, devait s’ouvrir à d’autres interculturalités. D’autres transculturalités travaillaient le champ littéraire et artistique (domaines que nous n’avons jamais séparés). Il était sans doute temps d’aborder une nouvelle étape.

Cela se fit décisivement, en 2017, par le passage de Algérie Littérature/Action à A littérature-action, et de la SARL de Presse MARSA Editions, à l’association MARSA Publications Animations. Glissements d’appellations, changement de mode de fonctionnement, déménagement vers la province, renouvellement des équipes, mais un cap toujours gardé : défendre une littérature traversée par la voix plurielle des dominé.e.s, du plus proche au plus lointain, et accompagner leurs luttes. Surtout, du plus proche au plus lointain, combattre les discriminations, les racismes, les idéologies totalitaires, le colonialisme et le néo-colonialisme. Depuis son numéro 1, A littérature-action a choisi de mettre en lumière des figures inspirantes, dissidentes chacune à sa façon : Frantz Fanon, Armand Gatti, Patrick Chamoiseau, Albert Cossery, Isabelle Eberrhardt, Peter Diener, Michel Boujut, Marcelle Delpastre, jusqu’au Père Castor dans le dernier numéro, pour son action pédagogique émancipatrice…   

 



Comment abordes-tu la question de l’anticolonialisme dans la revue, en particulier au regard de l’histoire de la colonisation française en Algérie, et quelle place cette dimension occupe-t-elle dans tes choix éditoriaux ? Par ailleurs, tu as organisé une soirée le 19 novembre dernier dédiée à « Poésie et résistance au féminin » : quels enjeux culturels et politiques souhaitais-tu mettre en lumière lors de cette soirée et de quelle manière le déroulé de la soirée a-t-il servi cette démarche de résistance littéraire au féminin ?

 

Je me pense comme une anticolonialiste primaire, secondaire, tertiaire… Vingt ans passés en Algérie de 1973 à 1993, en contact très étroit avec les créateurs et les intellectuels les plus éclairés de mon pays d’accueil, nourris de la lutte de Libération, et en même temps immergée dans la population, dont j’ai appris les langues, par ma vie familiale et mes travaux de terrain, vingt ans donc passés dans ces conditions m’ont définitivement vaccinée contre toutes les formes d’idéologies et de pratiques coloniales ou néocoloniales. Je ressens comme un sismographe les soubresauts de l’idéologie coloniale et de ses dérivés…

 

La conquête coloniale française en Algérie a été atroce : « des centaines d’Oradour », a-t-il été dit. La colonisation française en Algérie, colonie de peuplement, a été l’une des plus dures, des plus spoliatrices, des plus meurtrières. La lutte pour l’Indépendance a été d’une violence inouïe. Ce pays a subi les pires outrages, les pires traumatismes, et l’Etat français aurait dû être traîné devant les tribunaux internationaux pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité. Je l’ai déjà écrit dans Algérie Littérature/Action. Nous vivons encore au quotidien des séquelles de cette guerre qui « ne passe pas », parce que les pouvoirs publics français n'ont rien fait pour que cela passe clairement, encaissant les dividendes politiques de cette position ambiguë. Le soutien étatique à la colonisation du pouvoir israélien en Palestine, et aux crimes d’extermination commis par ce même pouvoir à Gaza, ainsi que la répression sous diverses formes organisée contre tous les citoyens français qui s’engagent dans une protestation contre cette colonisation et ses crimes sont, je crois, la manifestation actuelle d’une idéologie colonialiste au plus profond de nos structures dirigeantes et des groupes qui leur sont liés. La cause anticoloniale est donc toujours d’une actualité brûlante, et s’y engager expose, malgré les garanties, de plus en plus théoriques, d’une liberté d’expression qui nous serait acquise.

 

Dans la revue et les autres publications de MARSA, ainsi que dans les événements culturels que nous organisons ou impulsons, pas question de manifestes ou de communiqués de type directement politiques. Nos armes, d’apparence fragiles, sont la culture et la littérature. Les créateurs disent mieux que quiconque les heurs et les malheurs des situations historiques et de leurs échos sur les vies intimes, les ressentis, les corps et les âmes. Il suffit de leur donner la liberté de s’exprimer. Ce que nous faisons. Nous privilégions les écritures de femmes – doubles opprimées ; les écritures de jeunes issus des migrations – doubles dominés ; les écritures transculturelles qui aspirent au métissage, à l’infusion et à la transfusion des imaginaires ; les expériences intellectuelles ou artistiques du passé qui combattirent les oppressions, s’engagèrent, osèrent. C’est ainsi que nous proposons nos idées et nos idéaux, qu’ils soient anticoloniaux ou inscrits dans d’autres luttes qui en découlent : contre le racisme, les stéréotypes, l’islamophobie, mais aussi dans d’autres luttes encore qui, tout en étant parfois connexes, sont différentes : les discriminations de genre, le saccage écologique, l’exploitation capitaliste des hommes, des terres, des animaux, etc. « Woke », éveillée donc, je suis, à la croisée de tous ces engagements : pour moi, les uns ne vont pas sans les autres. Mais, je le répète, mon arme, notre arme, c’est la culture, la création littéraire et artistique. Et je ne m’inscris, pour ce qui est de la maison d’édition, dans aucune autre démarche politique. Par exemple, je viens d’organiser un gros événement à Limoges : « Poésie et résistances au féminin » dont on peut écouter l’audio sur Beaubfm (une radio associative sur laquelle nous tenons une émission d’une heure chaque semaine) avec le lien :https://beaubfm.org/benevoles/ailleurs-ici-partout-ep-19-poesie-et-resistances-au-feminin/

L’invitée d’honneur de cette soirée était la jeune poétesse palestinienne de Gaza, Doha Al Kahlout, échappée de l’enfer il y a quelques mois. Nous n’avons parlé avec elle que de littérature… et tout était tellement clair ! Elle a répondu à mes questions en arabe avec une traduction : cela fait du bien d’entendre les langues des autres ! Elle nous a aussi lu ses textes. Derrière elle, sur l’écran, une œuvre de May Murat femme peintre de Gaza. Puis nous avons rendu un hommage à la grande poétesse trop peu connue, Anna Gréki, torturée en Algérie. Des poèmes de Résistantes françaises pendant l’Occupation ont été lus par la comédienne Lila Aïssaoui, leurs photos projetées sur l’écran ; ont suivi des poèmes de femmes du monde entier : Audre Lorde, Evelyne Trouillot, Christiane Taubira, Lili Frikh, Jumana Mustafa… ; derrière la comédienne étaient projetées des images de graffeuses en action.  De la musique ponctuait les textes : balafon joué par mon ami sénégalais Mangane, et contrebasse. Tout était là, dans les textes, les images, les sons ! Et les spectateurs ont ouvert leurs oreilles et leurs yeux. Et, comme dit le poète Pierre Reverdy : « Quand on a ouvert les yeux, ce n’est plus tout à fait la misère ! ».

 



Comment t’organises-tu concrètement pour faire fonctionner la revue, tant sur le plan éditorial que dans le travail quotidien, et dans quelle mesure cette structuration reflète-t-elle une vision littéraire et politique héritée ou revendiquée ?

 

La revue et la maison d’édition fonctionnent en bénévolat intégral. Seuls les auteurs d’ouvrages perçoivent les droits d’auteur règlementaires, et les artistes qui nous accompagnent pour les événements reçoivent leurs cachets au tarif syndical. Voici ce qui anime l’équipe de A littérature-action et de MARSA : publier (à l’écrit et à l’oral) tout ce qu’il est important de dire et d’entendre, publier ce qui est beau, fort, et qui remue profondément la pensée et l’émotion.  Publier ce qui remet en question les idées reçues, les tendances majoritaires, les clichés, les fadeurs ou les passions tristes, ce qui se dresse « contre tout le machinal du monde » (Julien Gracque). C’est un militantisme des profondeurs, qui ne se contente ni de tracts, ni de manifs, ni de réunions, ni de pétitions, ni même de discours. Et c’est à la fois simple et compliqué. Le bénévolat stimule et épuise ! Beaucoup des collaborateurs de proximité sont salariés par ailleurs et ont peu de temps. Les idées ne manquent jamais, ni l’enthousiasme, mais les tâches de gestion, de secrétariat, de diffusion (nous sommes en autodiffusion) sont lourdes, longues, répétitives, peu gratifiantes. On dira que c’est la faiblesse de notre force. Du coup, je m’y colle sans compter mes heures ni mon énergie. Je me lève MARSA, je marche MARSA, je dors MARSA, je voyage MARSA, je respire (mal) MARSA, et je pense MARSA toute la journée. Mes proches en ont marre, mais ils en sourient aussi, comprenant que c’est vital pour moi. Paradoxalement, « marsa » signifie en arabe « port », « havre », un lieu donc où l’on s’arrête, se pose et se repose. C’était conçu au départ pour que se reposent dans cette maison, sans peur, en confiance, les exilés persécutés algériens. Depuis que Marsa existe, je ne me repose plus mais c’est ainsi que je conçois le meilleur des repos de la conscience et de l’esprit, avant le repos éternel…   

Les textes ou les œuvres de création, les contributions à la revue, les romans, recueils, etc., arrivent spontanément à la rédaction. Depuis trente ans que je fais ce « métier », j’ai toujours fonctionné ainsi, et ça marche. Jamais de commandes formelles. Et je suis toujours surprise d’avoir un trop-plein dans « le frigo » ! Il faut dire que nous « brassons » (et embrassons) tant de gens et d’idées, qu’il y a toujours quelqu’un dont l’imaginaire ou la conviction est stimulée et qui nous envoie quelque chose. Les dossiers principaux des numéros de la revue, plus contraignants, sont confiés à un.e proche « spécialiste » du sujet ou du personnage que nous voulons célébrer, et ses réseaux font le reste. Un seul exemple : le numéro 19-20 de 2024 sur les 100 ans du surréalisme. Le dossier est évidemment confié à Laurent Doucet, à la fois président de La Rose impossible, association qui gère la Maison André Breton à Saint-Cirq-Lapopie, et co-directeur de la revue A littérature-action. Il fait passer l’information dans ses réseaux et reçoit pas moins de 70 contributions, qui composeront un double numéro ! La moisson est donc toujours abondante (d’où des numéros qui dépassent souvent les 250 pages), il faut juste sélectionner, harmoniser, mettre en musique. C’est la partie du boulot la plus intéressante à mes yeux, avec la mise en page qui va de pair.

Chez nous, les auteurs d’ouvrages s’embarquent dans l’aventure, ils deviennent force de proposition, trouveurs d’espaces pour partager leurs œuvres. Si certains sont un peu timides ou plus retirés du monde, nous les aidons, nous compensons. Cette diffusion participative est en général un bonheur pour tous et évite les signatures ridicules en rangs d’oignons dans des salons convenus et ennuyeux.

Pour moi, l’essentiel dans le fonctionnement de la revue et de la nouvelle maison d’édition (depuis 2018, nous comptons plus de 70 titres à notre catalogue), tant sur le plan éditorial que dans le travail quotidien, est que le DESIR soit au rendez-vous. Et en général, il y est car nous nous considérons toujours comme tenant une barricade symbolique : si nous lâchons, la médiocrité et la tristesse vont gagner, les forces de mort vont l’emporter sur les forces de vie que nous prétendons défendre. Or, actuellement, les forces de mort sont à nos portes : il s’agit donc de redoubler d’efforts sur la barricade…

 



Lors du Salon de la revue, après le débat organisé par Collateral avec Eric Arlix de la revue Tina, de nombreux jeunes sont venus te voir pour échanger avec toi : quel effet a eu sur toi cet enthousiasme et comment perçois-tu aujourd’hui la relève et son rapport à la revue ?

 

Le contact avec les jeunes me ravit, me revigore, me transporte vers demain. C’est donc avec un immense plaisir et un très grand respect que je les ai vus débarquer en nombre sur le stand. Apparemment, ils cherchaient des portes, des fenêtres, des passages, des ouvertures, de la lumière, de l’espoir, et de la force pour combattre les injustices et la laideur du monde dans lequel ils sont jetés et qu’ils ont à affronter. J’espère les avoir inspirés suffisamment pour qu’ils trouvent cette force en eux et collectivement : j’ai tenté de leur insuffler l’idée que tout est possible, qu’il ne faut renoncer à rien, qu’il ne faut pas céder aux intimidations, aux pressions, à la peur, à l’autocensure. Ils inventeront des outils neufs, ou reviendront à des outils féconds qui ont fait leurs preuves. J’en nommerai un : le papier. C’est sans doute mal venu de l’affirmer si fort dans une revue en ligne mais, voilà, je suis aussi une militante du papier… Il serait trop long ici de développer pourquoi. Disons que j’ai le pressentiment qu’il jouera un rôle primordial dans les temps à venir, lorsqu’il sera peut-être l’une des rares façons d’échapper à la grande surveillance numérique. Ou à la grande panne. Et au grand contrôle répressif fasciste. Prendre le maquis des mots, écrits sur une feuille que l’on passe de sentinelle en sentinelle ou qu’on abandonne sur un banc pour le passant suivant…

La relève pour la revue et la maison MARSA est en pointillés : quelques jeunes autrices et auteurs nous suivent de près et viennent prêter leur temps, leur talent et leur enthousiasme à la marche des choses. Ils apprennent, côtoient, s’imprègnent ; parfois font trois p’tits tours et puis s’en vont. Je note une propension à la constante inconstance, à un farouche individualisme, à une limitation du bénévolat couplée à des grands élans de générosité. Il n’y aura donc sans doute pas une transmission globale et idéale de notre travail à une équipe de jeunes. Je vois plutôt cette transmission en archipel de traces laissées, reprises sous d’autres formes. Après moi, après nous, ce ne sera certainement pas le déluge, plutôt une petite pluie de printemps, douce et forte à la fois, qui fera germer les graines en nouvelles herbes folles.

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