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Clément Girardi : Maintenance et communs (Écrire avec et contre Bergson)

  • Photo du rédacteur: Jan Baetens
    Jan Baetens
  • il y a 3 jours
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Henri Bergson (c) Académie des sciences morales
Henri Bergson (c) Académie des sciences morales


Le nouveau en littérature n’est pas toujours synonyme de moderne. L’arrière-garde est parfois le mouvement qui sauve une modernité qui s’en va, chassée par une plus grande modernité encore. Certains antimodernes partagent un réflexe comparable, nostalgique d’une modernité s’en allée. Quant à la politique au cœur de ce livre, la Maintenance – terme emprunté aux Fleurs de Tarbes (1941) de Jean Paulhan, qui cherchait à donner une nouvelle chance aux lieux communs de la Rhétorique mis à mal par le soupçon systématique de la Terreur dans les lettres –, elle est sans doute ce qui exprime le mieux ce refus de choisir entre l’ancien et le moderne. Rhétorique et Terreur sont des frères siamois. Leur séparation ne conduirait qu’à une impasse : le silence dans le cas de la Terreur, la sclérose dans celui de la Rhétorique.


Le livre de Clément Girardi revient sur cette tradition de la Maintenance, sur des bases à la fois connues et nouvelles. L’auteur creuse l’importance de Bergson dans la première moitié du vingtième siècle et son influence sur les auteurs anxieux de reconstruire la littérature après le symbolisme, ultime soubresaut de la Rhétorique en voie d’essoufflement, puis obligé de prendre position par rapport à la révolution dada et surréaliste. Importance reconnue dès le début, la pensée de Bergson étant vue par de nombreux contemporains comme le socle philosophique de la Terreur. Mais la lecture de Bergson est ici tout autre. Pour Girardi, il est possible de lire le philosophe dans le sens de la Maintenance, plus exactement celui d’une défense de la dialectique entre Terreur et Rhétorique. Plutôt donc que de souligner ce qui chez Bergson pointe vers le rejet des pesanteurs existantes, puis l’épanouissement des idées neuves et d’une vie authentiquement libre, Girardi dégage dans ses textes l’omniprésence d’une tension entre les deux extrêmes de l’inédit et du connu, du singulier et du commun ou encore, pour citer la célèbre image du cône inversé de Matière et mémoire, de la « pointe » de l’’effort créateur et des pesantes « couches » superposées que cet effort doit traverser et laisser derrière lui.


Dans la lecture de Girardi, la philosophie de Bergson ne favorise pas un des pôles, en l’occurrence celui de la « pointe », c’est-à-dire du singulier et de l’inédit, au détriment de l’autre, celui des couches de plus en plus amples et lourdes qui en freinent l’émergence. Girardi exhume en revanche la présence d’un autre discours, qui insiste sur la tension nécessaire entre les extrêmes. Cette tension, doit provoquer une lutte permanente, empêche la recherche du nouveau de se perdre dans une forme d’ésotérisme, proche finalement du silence, tout en aidant l’usage des formes communes d’être autre chose qu’une répétition stérile, incapable de participer au mouvement perpétuel de l’écriture comme de la pensée.


De cette nouvelle lecture de Bergson, Girardi n’en réclame nullement la paternité. Dans ses analyses des Mainteneurs (essentiellement Jacques Rivière, Jean Giraudoux, Jean Paulhan, Albert Thibaudet et Charles Péguy), il découvre, au-delà des simples renvois à Bergson, une véritable critique de la pensée de ce dernier. Cette critique n’a rien d’un refus catégorique, si fréquemment attesté dans l’anti-bergsonisme  de nombreux contemporains, Julien Benda en tête (le livre contient aussi quelques pages subtiles sur l’auteur de La Trahison des clercs). Elle se fait au contraire au nom même de Bergson, dont les Mainteneurs pensent qu’il n’a pas tiré toutes les conséquences de son propre système, celles par exemple qui auraient dû l’orienter vers les tensions internes à la pensée de l’élan créateur, tiraillé entre inédit et commun mais aussi entre pensée et langage. Dans leur dialogue avec Bergson, les Mainteneurs n’essaient donc pas de « dépasser » Bergson en allant plus loin encore dans l’éloge et l’exploration du non-encore-pensé ou du non-encore-vécu. Ils s’efforcent plus modestement, mais sans doute aussi plus efficacement, de « replacer » son entreprise intellectuelle dans un entre-deux qui, selon eux, offre les meilleures garanties d’une vraie innovation, c’est-à-dire d’une innovation non pas « pure » (absolue, libérée des anciennes contraintes du commun), mais « dure » (capable de durer à travers sa réconciliation avec un commun réinventé).


Ce dialogue créateur avec Bergson est certes philosophique, mais les arguments mis en jeu sont avant tout littéraires. C’est le fait d’écrire (et d’écrire de la littérature) qui rend les Mainteneurs sensibles, non pas aux bienfaits du langage commun en soi (langage ordinaire, lieux communs, structures discursives accessibles, voire arguments de… bon sens), mais à la nécessité d’un va-et-vient entre invention et lieu commun. Dans le texte de Girardi, les mots-clés sont « dédoublement », « aller-retour », « à mi-chemin », « deux sens », « tension », ou encore, autre emprunt à Bergson, « se faisant » au lieu de « fait ». Au lieu de rêver d’un plat retour aux fleurs de rhétorique définitivement disqualifiées, les Mainteneurs s’efforcent de réinventer ces fleurs après les avoir perdues. Car aucun malentendu n’est possible : la Maintenance loue sans exception la Terreur d’avoir condamné une fois pour toutes les vieilleries de langage et de pensée.


Exigeantes autant qu’éblouissantes, les lectures de Girardi passent au crible les apports comme les doutes des grands Mainteneurs, essentiellement ceux d’hier, même si le livre se termine par une excursion étonnante vers Peter Handke et son roman Mon année dans la baie de Personne, qui date de 1994. Leur liste – Rivière, Giraudoux, Paulhan, Thibaudet, Péguy – peut paraître un rien hétérogène, mais la démarche de Girardi ne l’est nullement. Chaque chapitre scrute les traces de Bergson dans les idées esthétiques, puis la pratique des auteurs en question (avec souvent des perspectives tout à fait originales sur leur corps-à-corps avec les idées générales sur la littérature et la matérialité des mots sur la page ; particulièrement fascinantes sont ici les pages sur Péguy typographe). Chaque chapitre démontre également les limites et contradictions internes des auteurs analysés, dont Girardi examine toujours l’ensemble de la production, non tel ou tel texte ou livre privilégié. Enfin chaque chapitre élabore aussi une véritable théorie de la Maintenance, qui s’éloigne vite des seules notions d’arrière-garde ou d’anti-modernisme (ces notions plus récentes seraient ici anachroniques, car Girardi focalise son analyse sur le discours et les textes des Mainteneurs et de leurs contemporains) pour la situer au centre d’une nouvelle approche de la modernité, viscéralement liée à un débat sous très haute tension avec ce qui résiste durablement dans l’outil langagier et les échanges avec le public.





Clément Girardi, Écrire avec et contre Bergson. La littérature, les lieux communs, les images, Honoré Champion, janvier 2025, 348 pages, 58 euros

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