La rhétorique appelle antanaclase la répétition d’un mot au sein d’une même phrase mais avec deux sens différents. Contre la poésie, la poésie, qui n’est nullement une publication antirhétorique, est une belle illustration de cette figure. Mais comment distinguer la poésie de « poésie » et celle de « poésie contre » ? Une phrase, peut-être apocryphe, du grand antanaclaste Blaise Pascal, aide à saisir la nuance : « La poésie, comme le moi, est haïssable ». Ce que réfute la « poésie contre », celle de la haine de la poésie (Georges Bataille), celle de la poésie jugée inadmissible (Denis Roche), est en effet la poésie du moi : expression lyrique, épanchement sentimental et mélodramatique, appel à l’identification, boursouflure des fleurs de style, enchaînements de vagues à l’âme du poétique, obéissance service à des modèles scolaires surannés, mythologie de l’inspiration presque-divine, goût du beau (et du beau comme synonyme du vrai et du juste), et ainsi de suite.
Ce rejet de la tradition a lui-même une tradition, devenue entre temps fort longue (dans le domaine français, on pourrait la faire commencer avec Rimbaud, pour continuer avec la terreur paulhanienne dans les lettres, avant qu’elle devienne, après la modernité négative des années 1970 et 80, la manière presque hégémonique d’habiter de nos jours poétiquement la terre). A la différence du roman, peu tourné en ces moments vers l’écriture expérimentale, la poésie contemporaine, celle qui compte en tout cas, est bien la « poésie contre ». La haine de la poésie est une des doxas, et pas des moindres, de la littérature d’aujourd’hui.
Issu d’un colloque co-organisé par Paris-8 et l’université de Liège, l’ouvrage dirigé par Lénaïg Cariou et Stéphane Cunescu est une contribution remarquable à ces débats et son intérêt est multiple, tant au niveau des contributions individuelles, presque toutes fort éclairantes, qu’à celui des vues d’ensemble sur la « poésie contre » (ce serait une erreur de reprendre ici la formule « théorie d’ensemble », les responsables du volume ayant veillé à laisser une vraie place aux dissensions internes).
L’élément décisif est l’articulation de deux formes d’opposition : poétique et politique. Le refus d’une certaine forme de poésie se justifie en effet, en première et dernière instance, par le refus de certaines formes de politique qui créent, maintiennent et perpétuent des manières de vivre ensemble qui, justement, détruisent et la vie et le vivre ensemble. Contre la poésie, la poésie est un jalon capital dans l’élargissement social, politique, idéologique d’enjeux initialement littéraires. En ce sens, le livre rejoint et complète utilement une série, déjà heureusement longue, de publications récentes qui activent la lutte poétique au sein des luttes sociales et inversement.
L’importance de l’ouvrage ne s’arrête pourtant pas là. Elle tient aussi à l’effort de décrire avec grande précision – la microlecture n’étant pas écartée au seul profit des hypothèses théoriques – les formes et techniques de la « poésie contre ». On trouvera donc ici à la fois une cartographie (presque) complète de la « poésie contre » et l’analyse détaillée des moyens techniques matérialisant ce qui aurait pu rester une attitude purement abstraite ou générale. La « poésie contre » n’est en effet ni une forme d’écriture qui fait le choix de la destruction (et finalement du silence) ni une sorte d’ailleurs, de « hors poésie » (la post-poésie, la prose, la photographie, etc.), mais une gamme très diverse d’écritures poétiques combinant rejet et invention, avec ou sans expansion vers d’autres médias (le livre-objet, la typographie comme mise en scène théâtrale, la lecture comme performance et ainsi de suite). Presque tous les chapitres de Contre la poésie, la poésie offrent de bonnes clés pour interpréter le paradoxe quasi-ingérable de la « poésie contre » (comment continuer à faire de la poésie en poésie, tout en la rejetant ?) et mieux déchiffrer l’élaboration conjointe de la littérature (pas uniquement celle de la « poésie contre » !) et de l’action sociale et politique. Ils le font aussi en des contextes souvent hétérogènes, car le livre ne néglige pas du tout les littératures non-occidentales comme la Russie et post-coloniales, en plus d’un continent et en plus d’une langue.
Contre la poésie, la poésie conduit non moins à poser de nouvelles questions, plus exactement à reposer une série de questions peut-être anciennes mais qui retrouvent ici une nouvelle vigueur et une nouvelle actualité. Le livre ne les pose pas toujours très explicitement, mais il serait dommage de ne pas au moins les signaler. Je me limite ici à deux d’entre elles.
Tout d’abord, la question de l’inscription historique de la « poésie contre ». En poésie, la refus est un geste ancien. L’ « angoisse de l’influence » de Harold Bloom n’est certes pas un concept qu’il faut confondre avec le « contre » de la « poésie contre » (chantre du canon éternel, Bloom serait même à bien des égards aux antipodes de ce que poursuit la haine de la poésie), mais elle pourrait, voire devrait faire réfléchir aux liens parfois ambigus entre rivalité subjective, individuelle, narcissique d’une part et prise de position générale de haine et de refus global d’autre part, surtout à un moment où la « poésie contre » est tout sauf marginalisée – elle l’est sans aucun doute en termes de ventes ou de présence dans le champ politique, mais pas du tout dans le champ institutionnel, si minuscule soit-il, de la poésie comme micro-industrie culturelle. Depuis plusieurs générations, la poésie sérieuse, celle ambitieuse qui prend la poésie vraiment au sérieux, est la « poésie contre », et ce à quoi s’oppose chaque nouvelle génération de « poésie contre » n’est plus (seulement) la poésie de papa-Bonnefoy ou de papa-Jaccottet, mais la « poésie contre » de la génération précédente. De plus, comme deux négations tendent parfois à s’annuler réciproquement, il est des manières de refus qui regardent, sinon vers un certain retour à l’ordre, du moins vers un nouveau rapport avec le passé. Ce n’est pas un hasard si Contre la poésie, la poésie cite Franck Venaille, pourtant lui aussi en guerre contre la poésie et le poids de la tradition : « Ultime contradiction : les classiques me bouleversent et je ne souhaite pas me retrouver dans les marges littéraires » (p. 55 ; la phrase citée est un fragment d’Écrire contre le père ?, on notera le point d’interrogation dans le titre). On serait heureux d’en apprendre plus sur les possibilités de donner une nouvelle vie, moderne et contemporaine, à certains types de poésie classique, et pourquoi pas au canon en général, qui ne cesse pas d’exister, au sens fort du terme, avec l’avènement de la « poésie contre ». Le canon spécifique de la « poésie contre », dont Rabelais et Lautréamont par exemple, est loin d’être la seule tradition à être lue et continuée par ceux et celles que motive la haine de la poésie.
La seconde question concerne la place et le statut de la réception de la « poésie contre ». Le présent volume aborde les productions du contre d’un point de vue finalement très classique, celui de l’avant-garde, plus précisément de l’avant-garde comme intervention littéraire et politique comme écriture-manifeste interprétée en termes d’intentionnalité. Ce qui est lu, dit, posé, commenté, c’est avant tout le but que recherchent les diverses formes de la « poésie contre » (et les moyens censés contribuer à l’accomplissement de ce projet). Tout cela est certes indispensable, mais il n’est pas moins essentiel de s’interroger aussi sur l’effet réel de ces interventions. Que faire, pour le dire platement, d’un désir de révolution qui passe inaperçu ou laisse indifférent ? Or, ce conflit ou écart entre but et effet n'est pas une question théorique. L’échec de l’avant-garde historique en reste un grand exemple : comment repenser l’aspiration à réconcilier l’art et la vie, puis, mieux encore, en finir avec leur distinction même ? Les douces rêveries de Jean-Jacques Rousseau sur le remplacement des fictions théâtrales, absorbantes mais détachées de la vie, par la totalité vécue de la fête républicaine étaient peut-être déjà un premier symptôme d’une difficulté qui est toujours là. Certaines contributions de ce livre n’ont pas peur de regarder ce problème en face : est-ce qu’il suffit de passer à la « poésie contre » pour effectuer, même minimalement, une véritable transformation sociale ? Ne faut-il pas , plutôt que d’écrire contre, écrire « avec » et « pour », quitte à abandonner radicalement la sphère du système qu’on dit rejeter ? Ceci n’exclut sans doute pas forcément cela (encore que ?). On ne peut qu’espérer que les continuations de Contre la poésie, la poésie, et on peut gager qu’elles seront nombreuses, s’attaquent également à ce genre de défis.
Lénaïg Cariou et Stéphane Cunescu (dir.), Contre la poésie, la poésie. Du dissensus en poésie moderne et contemporaine, avril 2024, Presses Universitaires de Liège, 2024, 294 p., 23 euros
Avec des textes de : Milena Arsich, Pierre Bayard, Vincent Broqua, Lénaïg Cariou, Stéphane Cunescu, Jacques Demarcq, Nassif Farhat, Adel Habbassi, Pauline Hachette, Antoine Hummel, Laure Gauthier, Anne Gourio, Pamela Krause, Lisette Lombé, Solène Méhat, Michèle Métail, Philip Mills, Coral Nieto-Garcia, Stéphane Nowak, Anne-Christine Royère, Lionel Ruffel, Mireille Séguy, Nicolas Servissolle, Pierre Vinclair.