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Dominique Viart : "La transmission n’est jamais à sens unique : elle est une balle rebondissante qui va de l’un à l’autre"

Photo du rédacteur: Sylvie GouttebaronSylvie Gouttebaron

Dominique Viart (c) DR Beaubourg



Dominique Viart est membre de l'Institut universitaire de France, professeur émérite à l'université Paris-Nanterre, où il a créé, avec Jean-Marc Moura, L'observatoire des écritures contemporaines françaises et francophones. Directeur de la Revue des Sciences Humaines, son oeuvre critique est abondante. En 2024, est paru Claude Simon, L'inépuisable chaos du monde. Signalons également sa profonde et sensible connaissance de l'oeuvre de Jacques Dupin. À cet égard, il a édité, chez P.O.L en 2022 L'Esclandre et Face à Giacometti, de Jacques Dupin. 



En quoi diriez-vous que votre vie (ou une partie d'icelle) est vouée à la transmission ?


Une vie d’enseignant est, de fait, consacrée à la transmission. Mais le terme est un peu restreint, et sans doute aussi faussé si je l’applique à ce métier. Il y va, certes, de connaissances acquises à « transmettre » à de jeunes esprits. Transmettre ce que l’on a soi-même reçu, appris. Poursuivre cette chaîne culturelle qui constitue notre bien commun. Mais le dire ainsi réduit trop cette relation à un passage de savoir. Or ce passage est aussi un partage, l’éveil d’un intérêt commun, d’un goût, d’un plaisir. Il s’agit de susciter des échanges, des réflexions, des enthousiasmes, des perplexités. Pouvoir réfléchir ensemble, rire parfois, se révolter aussi, débattre, aiguiser l’esprit critique. Et accueillir, en retour, les découvertes des élèves, des étudiants, leurs réflexions, entrer dans leurs curiosités.

La vie, de surcroît, ne se résume pas à l’activité professionnelle. C’est aussi aux amis, aux proches, à nos enfants, que l’on transmet nos lectures, nos propres découvertes, qu’il s’agisse de films, de pièces, de musiques, d’œuvres plastiques, de pays, de rencontres. Faire état de nos émotions, c’est aussi transmettre et partager.

Enfin on transmet, je crois, des valeurs et des modes d’être, que notre comportement manifeste, et ce, dans des cercles de diverse nature : auprès de nos enfants, de nos proches, mais aussi de nos collègues, de nos fréquentations, y compris professionnelles. J’ai, pour ma part, un goût de l’action collective, la transmission alors rebondit de l’un à l’autre, de l’autre à l’un, chacun apporte son savoir, son expérience et s’enrichit de celle de ses compagnes et compagnons d’aventure. 

La transmission n’est jamais à sens unique. Elle est une balle rebondissante qui va de l’un à l’autre, nous lie les uns aux autres, elle nous fait grandir, mûrir, nous enrichir. C’est des expériences et des connaissances, des découvertes, transmises, partagées, approfondies que notre monde est devenu ce qu’il est aujourd’hui.

Mais attention à ne pas se satisfaire d’un tableau si idyllique. Car la transmission peut aussi être mortifère, quand elle transmet des haines, impose des servitudes et des traditions – enferme les femmes comme en Iran, en Afghanistan -, prolonge de génération en génération le pouvoir patriarcal, fait perdurer des conflits inextinguibles – on le voit au Proche Orient -, quand elle prétend qu’il n’est de véritable identité recevable qui ne soit enracinée, profondément, quand elle oppose de telles « racines » aux migrations, aux métissages. Aussi faut-il aussi se battre contre de telles transmissions, savoir les contester, les déconstruire. Transmettre, ce n’est pas contribuer à figer l’état des choses dans le marbre, mais toujours, au contraire, soupeser ce qu’on reçoit, l’interroger, le mettre en question pour le valider – ou s’en défaire.



Parlez-nous de votre "médium" ? 


Mon « médium », c’est le langage, bien évidemment, auquel j’ai l’impression d’avoir voué ma vie. Je ne suis ni acteur ni musicien. Je ne produis pas de performances ni d’œuvres plastiques. Tout donc passe par la langue, écrite, orale. Non pas dans la recherche d’une quelconque éloquence, mais celle d’une parole vive, vivante. Et dans les écrits, les livres que je propose, le plaisir de jouer de la syntaxe noué à l’exigence de trouver les mots justes. Peut-être une certaine envie de séduire aussi, je l’avoue. Soyons pédant 5 minutes : séduire, c’est, en latin, se-ducere : conduire à soi, ou vers soi. Non pas tant pour briller, mais pour me faire moi-même le « médium » de ce que je souhaite partager, qui me traverse et me transporte. Avec le goût, aussi, de convaincre de l’intérêt de ce qui m’anime. 

Une expérience, cependant, est venue élargir ce champ : celle de l’exposition « Claude Simon, l’inépuisable chaos du monde », que j’ai organisée avec Alain Fleischer au Centre Pompidou en 2013. Ce furent alors d’autres vecteurs de transmission : montrer des documents, des archives, des images,  des entretiens, et surtout en organiser le parcours, la disposition. Par où je mesure que le langage n’est pas le seul « médium » à ma disposition… Et depuis, le regret, peut-être, de n’avoir pas récidivé…



Avez-vous une « méthode » ?


Une non. Plusieurs sans doute. Empiriques. Selon la circonstance, l’auditoire, les lecteurs auxquels s’adresser. Installer une adresse, une connivence, une sympathie. Faire éprouver ce que l’on essaie de transmettre. Ne pas viser seulement l’intellection, mais aussi l’émotion. Faire sentir autant que donner à recevoir.

Et, comme je le disais plus haut : entrer dans le questionnement, interroger, critiquer. Ne jamais accepter d’être un « assis » comme disait Rimbaud, figé sur des certitudes. Entendre les perplexités des auditeurs, les recevoir, les partager, accepter le débat. Le susciter même.



La transmission est-elle, pour vous, une sorte de création collective ?


Absolument ! Je viens de le dire en réponse à vos questions. La plupart de mes activités du reste le sont, collectives. On est plus intelligents, plus efficaces, plus riches, à plusieurs. Et le plaisir, l’intérêt sont décuplés.

Un exemple : il y eut, voici quatre décennies, l’envie de transmettre la littérature vivante, qui n’avait alors guère accès à l’université. Nous l’avons fait à plusieurs, unis par un même projet et une vraie amitié. Et avons, pour cela, fédéré les énergies, avec nos collègues étrangers, conviant à se rencontrer les mondes séparés de l’enseignement supérieur et de la culture, du journalisme et de la recherche, invitant les écrivains dans nos séminaires, nos colloques. C’est ainsi que sont nées les rencontres des Enjeux, celles de Littérature au Centre à Clermont Ferrand, celles de Guéret autour de Pierre Michon et Hugues Bachelot et tant d’autres encore, désormais si nombreuses…



Pourquoi transmettre ?


Pour contribuer à l’accumulation collective du Capital ! - Mais du capital culturel, social, politique, esthétique... 

Pour mettre en commun. Pour faire savoir.

Pour permettre aux œuvres littéraires – puisque tel est surtout mon objet – de rayonner plus loin, plus longtemps. Et que leur écho résonne.



Avez-vous le sentiment, ou l'impression, à chaque opportunité qui vous est donnée de transmettre, d'observer "l'objet" de la transmission comme une figure neuve, réinventée parce que partagée ?


Tout-à-fait. C’est l’effet « boomerang » dont je parlais tout à l’heure. D’abord parce que transmettre quelque chose exige de le reformuler, d’en approfondir la connaissance et l’expression. Ensuite parce que l’accueil qui en est fait suscite à son tour des questionnements nouveaux, des suggestions, des objections, qui invite à repenser ce que l’on transmet.



La 15e édition du Festival "Littérature, enjeux contemporains" de la Maison des écrivains et de la littérature, qui, cette année, a pour thème "Transmettre", se tiendra les 10, 11 et 12 octobre au Théâtre du Vieux-Colombier (Paris) en partenariat avec Collateral.



Entrée libre






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