À quelques mois d’écart, cette année 2024, et de part et d’autre de l’été, les éditions Verdier font paraître deux textes sur la Shoah, écrits par deux femmes de deux générations différentes que peu de choses rapprochent a priori, si ce n’est d’avoir connu dans leur histoire intime l’extermination des Juif·ves d’Europe entre 1939 et 1945. Paraît d’abord, au printemps, le premier livre d’Isabelle Cohen, Revenir Raconter, un abécédaire comme une constellation de lettres et autant de signes pour raconter l’histoire de sa mère, déportée pour faits de résistance (elle était juive, mais ne s’était pas déclarée comme telle au moment des lois raciales). À la rentrée, c’est une réédition en poche d’un livre épuisé de la philosophe Sarah Kofman, Rue Ordener, rue Labat, augmenté d’inédits, qui voit le jour. Deux matières biographiques traversées par la question du récit : comment dire, comment raconter ce que le temps est impuissant à réparer ?
Le livre d’Isabelle Cohen est un Portrait de [s]a mère au subjectif imparfait où l’ordre alphabétique guide la narration et protège ce portrait de toute organisation causale, souvent impliquée par la linéarité du récit d’une vie, de son début à sa fin. La représentation adopte une forme étoilée et trouve sa régularité dans la suite alphabétique. Les lettres égrenées ouvrent chacune sur des parcelles biographiques qui relèvent d’une logique poétique. Jouer dans l’écriture et avec le langage pour ne pas se laisser effondrer par la douleur impliquée par un tel projet biographique, qui implique nécessairement d’entrer en contact prolongé avec celle qui n’est plus, décédée en 1993 (un an avant la parution du livre de Sarah Kofman), de rassembler ses souvenirs et récolter ceux des autres. La trouvaille de l’autrice est de laisser saillir Marie-Elisa Nordmann puis Cohen, à travers elle, sans jamais effacer l’acte du regard qui fait le portrait, autrement dit la relation de l’autrice à sa mère. Cette façon d’inventer son lien à son sujet de peinture est la manière qu’a trouvé Isabelle Cohen de « tramer autre chose sous peine de mourir de toi / tout ourdir en même temps pour ne pas mourir en toi ».
L’entreprise en effet est douloureuse, étant donné le lien de filiation d’extrême proximité, et la matière même de la vie de cette femme, Marie-Elisa Cohen, déportée durant la guerre 39-45 dans trois camps de concentration successifs, Auschwitz, Ravensbrück et Mauthausen. Marie-Elisa Cohen, rescapée issue du même convoi de déportées politiques que Charlotte Delbo, fut arrêtée en mai 1942 par la milice française, et de retour à Paris la veille du premier mai 1945. Sa profession de chimiste, qu’elle a pu faire valoir et exercer dans ces différents camps, l’a « préservée » des conditions de détention les plus atroces, et lui a également permit de faire de la contrebande et du sabotage. Rentrée, elle retrouve son fils issu d’un premier mariage, se remarie et donne naissance à trois enfants dont Isabelle. Elle continue ses activités de chercheuse au CNRS, son engagement au parti communiste, fait partie puis préside diverses associations de rescapé·es, notamment L’Amicale des déportés Auschwitz et Birkenau. Très aimée, reconnue de son vivant pour sa belle humanité, le livre de sa fille cadette est malgré tout une lutte contre l’effacement qui guette toujours les femmes, et une tentative de tenir ensemble les divers aspects de sa vie, de mère, d’intellectuelle, de résistante, de femme engagée pour la mémoire et pour la paix.
La trajectoire de Marie-Elisa Cohen dépeinte par sa fille touche la notion d’exemplarité, et rend sensible le regard de l’enfant sur sa mère qui a traversé tout cela. Un regard plein d’admiration et en quête d’exhaustivité pour que ce livre, qui est une œuvre littéraire, ne loupe pas son projet historique. De fait, l’ouvrage est particulièrement documenté, et retrace également les différentes instances et lieux de documentation, ainsi que les personnes qui permirent à Isabelle Cohen de construire ce portrait de sa mère : il fallait aussi aller la chercher dans les yeux des autres, dans les documents, dans les récits, les témoignages de celles et ceux qui l’avaient connue et lui permettaient d’extraire sa mère de son orbite d’enfant. Difficile espacement que trahit l’absence, dans cet alphabet presque parfait, de la lettre « I », l’initiale d’Isabelle, « I l’impossible oubli I Impossible de raconter Impossible d’écrire ». Comment exister à côté et après une mère qui s’est tant illustrée, que l’on a si haut placée ? Dans cet hommage qui échappe au discours construit, les blancs, les espaces et les minuscules (les majuscules sont réservées aux seuls noms des personnes et des lieux) trament les vers. On se laisse happer par leur mystérieuse musique, par la douceur de l’adresse, par la nécessité vive de partager cette histoire sans en rigidifier les contours.
Le livre de Sarah Kofman relève d’un projet tout à fait différent puisque c’est à l’issue d’un long et important parcours universitaire que la philosophe, et après vingt-sept livres (comme elle s’amuse à le rappeler) scientifiques, s’autorise à affronter l’écriture autobiographique et la parole en « je ». « Ce qui m’est arrivé dans les années 1942-1944 et 1945 – et là on est en 1994 –, ça fait cinquante-deux ans que j’en porte le récit en moi », dit-elle au micro d’Alain Veinstein sur France Culture. Des années d’irrémédiables bouleversements, où la fillette (elle a à peine six ans) assiste à l’arrestation de son père, qu’elle ne reverra jamais, à la dispersion de sa fratrie, et à son propre enfermement chez celle qu’elle appelle « mémé », qui la cache avec sa mère dans son petit appartement de la rue Labat, dans le dix-huitième arrondissement de Paris, non loin de la rue Ordener où elle vivait. Issue d’une famille juive pratiquante, parlant le yiddish et le polonais à la maison, chez « mémé », la petite fille goûte à des mets interdits et jouit de bien meilleures conditions de vie. Cachée durant ces années où sa vie est en danger, durant ces années de presque captivité, Sarah Kofman désapprend à écrire le yiddish et se familiarise, sous les yeux de sa mère, à la culture catholique de son hôtesse.
En vingt-trois brefs chapitres, l’autrice narre avec de courtes phrases et usant du passé simple, cette période lointaine de son enfance marquée par le déchirement et la concurrence de deux « mères », la sienne, et la femme qui prit soin d’elle et de sa mère durant la guerre. Deux mères, deux religions et deux mondes qui ne pouvaient sans doute être vécus que sur le mode de l’affrontement, joué et repris par les mères en question sur ce même mode. Comme le reconnaît a posteriori l’écrivaine, « à son insu ou non mémé avait réussi ce tour de force : en présence de ma mère, me détacher d’elle. Et aussi du judaïsme. Elle avait assuré notre salut mais n’était pas dépourvue de préjugés antisémites. Elle m’apprit que j’avais un nez juif en me faisant palper la petite bosse qui en était le signe », comme elle avançait que « [l]a nourriture juive est nocive pour la santé […] ils sont tous avares et n’aiment que le pognon ». Un paradoxe irrésolu que celui-là, où celle qui sauve est aussi celle qui condamne les rites et la culture juives, autorisée en cela par le régime qui les forçaient toutes les deux à trouver refuge chez elle…
Entre la culture juive poursuivie dans la pauvreté, et l’attirance d’une « normalité » qui n’est en fait qu’une modalité de la culture dominante mais qui procure une sensation en apparence confortable d’assimilation, la petite fille devenue grande semble un temps avoir trouvé une troisième voie dans la lecture, la philosophie, la recherche. Ce texte, écrit peu de temps avant de mettre fin à ses jours, interroge en profondeur. Comment continuer à assumer des rites archaïques lorsque l’on vit dans un monde sécularisé où la pensée du geste se dissipe dans l’instantané des flux et la demande de productivité (universitaire aussi bien) ? Est-il possible de vivre en paix avec son histoire tout en cherchant à mener une carrière à l’université, dont on sait qu’elle a aussi produit de fameux défenseurs de la doctrine raciste nazie ? La facilité, démontrée dans le livre, de s’octroyer les faveurs d’une enfant en la gâtant, l’embrassant et lui faisant découvrir des aliments, des livres et d’autres rites, n’est-elle pas aussi possiblement la métaphore d’une société qui nous fait croire à une accessibilité et une capacités infinies, qui pourvoient à l’armement donc à la guerre dans d’autres parties du globe, et qui endorment, en sus, leurs populations en leur octroyant les plus grandes quantités d’anti-dépresseurs ?
Comment se construire dans une société dont on a l’impression qu’elle n’a rien appris des exactions commises sur son sol, qui les délègue à d’autres bras sur d’autres territoires, qui les reproduit « en mineur » via des techniques de management ? Cette question traverse les deux textes. Isabelle Cohen ne cesse de produire des résonnances entre le nazisme et les politiques actuelles, parlant de « mur de la haine » à propos de celui érigé par Israël « à la frontière égyptienne pour empêcher les migrants africains de passer Érythréens Soudanais » ou encore des « camps d’aujourd’hui [qui] emprisonnent les Ouïghours / musulmans en Chine », sans éluder ce qui se passe sur le territoire français, puisque son frère est emprisonné « pour la bonne cause la cause du peuple jeté là par les serviteurs capitaux », « méchamment tabassé par des flics éméchés et aux ordres »... Là où l’autrice de Revenir Raconter cherche à prolonger la vie de sa mère en en tirant les fils, de l’intime au politique, ramifiant le passé au présent « visant l’avenir », Sarah Kofman expose un moment nodal de son existence, l’assassinat du père par les nazis, le dédoublement de la mère et la production d’une négativité sur le monde duquel elle provient par ce dédoublement même. Du témoignage à la résistance, c’est l’acte d’écrire qui éclate ici dans toutes sa complexité, pont ébréché entre la vie et la mort, entre le passé et le présent, entre une fille et sa ou ses mères, entre l’innocence et l’admiration, entre la naissance et le déchirement…
Isabelle Cohen Revenir Raconte, Verdier, mai 2024 , 336 pages, 21,50 euros
Sarah Kofman, Rue Ordener, rue Labat suivi d'Autobiogravures, Édition augmentée, établie et annotée par Isabelle Ullern, Verdier, coll. poche, septembre 2024, 224 pages, 12 euros
Comentários