Quel est le rapport entre les mots Permafrost, Boulder, Mammouth ?
La réponse est dans la trilogie de l’écrivaine et poétesse catalane Eva Baltasar, dont les éditions Verdier ont publié le troisième tome ce 22 août 2024. On y retrouve l’intensité d’une écriture épique et ironique, qui entrelace aux métaphores somptueuses des aphorismes lapidaires. Ainsi de l’évocation de Barcelone : « Fin juin, toute la ville suintait de chaleur moite. Le jour, elle fermentait, elle se décomposait en commençant par la pulpe de chacun de ses habitants, la nuit, c’était un organisme exsangue qui s’affalait devant la mer».
La narratrice paraît la même que dans les romans précédents, ce simple « je » sans prénom autre que les surnoms qu’on lui donne, une jeune intellectuelle lesbienne qui mène des études supérieures de sociologie.Très vite ses recherches universitaires se transforment en pur tableau Excel qui l’emprisonne, lui donnant « l’impression d’être idiote». Elle se sent prise au piège, assignée par la société au seul rôle du dévouement maternel : « C’est comme si j’avais été élevée pour répondre aux besoins des autres. Est-ce ainsi qu’on élevait les femmes ? Je me voyais parfois comme un rongeur des sous-bois, un mammifère travailleur conçu pour nourrir de plus gros animaux de toutes les espèces ».
Habitant près d’un zoo, elle devient à son tour «l’animal captif qui lève le museau et demeure pensif parce qu’il a reniflé les doigts d’un enfant et qu’il a ravalé sa faim ».
Dès lors, il va s’agir pour elle de retrouver sa nature sauvage, et de « fuir comme une anguille ». Permafrost l’avait déjà vue tout quitter pour une place de jeune fille au pair à Cadrona, en Ecosse. Elle s’était ensuite évadée dans Boulder en s’improvisant cuisinière à bord d’un tanker, en route pour la Patagonie. Elle avait finalement été ramenée manu militari vers la civilisation de la reproduction, « héritant » de ses nièces après le décès de sa sœur, ou tombant éperdument amoureuse de sa compagne, au point d’accepter avec elle l’aventure de la PMA.
Elle reprend donc son projet initial aux premières pages de Mammouth, partir, s’en aller, abandonnant l’écriture de sa thèse et ses colocataires pour s’isoler à la montagne, dans un mas sans voisin, un territoire où « la vie, ce sont les bêtes ». Elle espère que la neige l’y coupera de tout contact : « je souhaite un hiver rude, des tempêtes sibériennes, que les chemins deviennent impraticables, même pour les tracteurs » .
« Rien à moi en dehors de moi », c’est à cette règle radicale, à ce dépouillement absolu que la soumet sa traque de liberté : « Se passer de pourrait être le verbe de ma libération »
Et tant pis si ce choix la contraint à se laver le corps et les cheveux avec du liquide vaisselle dans une bassine en fer, à l’aide de deux chaussettes sales qu’elle nettoie du même coup, fabriquant faute de levure des pains immangeables qui « ressemblent plutôt à des hosties primitives", tuant les chats sauvages en les bloquant dans un frigidaire ou se levant la nuit pour donner le biberon à quatre agneaux orphelins dont elle dégustera la viande « aux odeurs de merde ».
Mais à cet instinct de survie s’ajoute également celui de création, et de procréation. Exit les tentations et tentatives de suicide, exit la sexualité insatiable avec des femmes aux chairs triomphantes, exit les plaisirs poursuivis sans autre but que la jouissance du goût de l’autre, entremêlé de pâtisseries, de chocolats et de shots de vodka. Cette fois-ci la narratrice se sent « prête à ce que la vie la traverse ». Autrement dit elle veut porter un enfant. « Je veux que la vie me passe dessus. Je veux sentir sa main sur ma nuque, qu’elle me force à avaler la terre quand je respire ».
Il ne lui reste plus qu’à trouver un moyen pour « se mettre enceinte ». L’opération passe rationnellement par des ébats hétérosexuels, « longs, fastidieux, incroyablement saccadés comme un voyage en diligence». Quelques traquenards prémédités, quelques pénétrations fortuites, une longue liaison avec le vieux berger peu ragoûtant dont « elle devient la pute » feront l’affaire. Au détour de l’autodérision surgit toujours l’insolence de la narratrice, voire une certaine cruauté. On est très loin de la quête romanesque chère aux « romans d’apprentissage » ou de l’envoûtement écologique béat du génie des alpages. Mammouth épouse la violence et les enchantements simultanés des contes, où les petites filles innocentes se déguisent aussi bien en bonnes fées qu’en sorcières. Il s’agit là de la survie d’un être solitaire, singulier, qui essaie de se frayer un chemin au milieu des conventions et des diktats sociétaux, en allant au plus près de ses peurs comme de ses envies. Comment ne pas se retrouver liés à jamais par le charme de cette épiphanie insolite, burlesque et sardonique, qui décompose les illusions modernes de pouvoir enfin être soi ? Car bien sûr nous l’avons tous appris : « Les routes solitaires se paient au prix de la vie ».
Pour finir, je voudrais revenir sur cette notion de trilogie qui ne dit rien des trois œuvres si fascinantes d’Eva Baltasar. Si elles sont liées, comme il se doit, par l’analogie aussi bien des thèmes que du style et de la figure d’une héroïne immuable, il semble que cette dernière ait toujours le même âge. Ni Boulder ni Mammouth ne raconte la suite de ses aventures initiales. Les lieux ont disparu, les personnages secondaires également, l’intrigue de chaque opus se referme avec lui. Cette construction me fait plutôt parler d’une trilogie dialectique, dont chaque tome pourrait remettre en question le précédent. Eva Baltasar n’aurait-elle pas finalement voulu montrer qu’une même question peut recevoir trois réponses différentes, voire contradictoires ? Une sorte de : voilà une solution au problème posé, puis une autre, et puis encore une autre : à vous de voir !
« Une idée a envie de ton corps ». Je crois que la citation en exergue donne le sens de cette œuvre articulée comme un raisonnement philosophique en trois parties, en trois thèses, sous une forme fantastique et ludique, et qui se garde bien de hiérarchiser les propositions. L’héroïne peut tenter ceci ou cela, finalement il ne s’agit que de penser le sujet en se servant de la convention du roman.
Ainsi l’autrice joue-t-elle ironiquement avec la crédulité du lecteur, toujours prêt à gober la réalité des aventures qu’on invente pour le déranger, pour le mettre dans son tort, et pour rire de ses convictions. Eva Balthasar écrit que le personnage "accepte d'enfermer sa vie dans le cachot des récits ». Quand chaque livre de cette trilogie prend clairement le contre-pied des autres, c’est l’écrivaine qui se libère de toute doxa créative, et s’échappe du cachot littéraire. Elle se rend là à son plaisir premier, initial ou plutôt essentiel, à son identité de poétesse, «anguille », maîtresse des ambiguïtés, des oxymores et des polysémies.
Eva Baltasar, Mammouth, Verdier, coll. « Littérature catalane », traduit du catalan par Annie Bats, août 2024, 128 pages, 19,50 euros