
Premier roman du poète Gabriel Gauthier, SPACE n’est pas un roman de poète, entendez un roman tout de rythme, d’images, d’atmosphère, sans récit, sans véritable direction, sans autre finalité que les prestiges de la langue. C’est un récit de voyage, autour du monde mais aussi autour de la chambre d’écriture, du langage, du livre, qui transporte son lecteur des mots au monde et inversement, souvent à l’intérieur d’une seule phrase. Dans ce texte d’une grande sobriété, qui cherche l’essentiel dans ce qui la plupart du temps se dérobe et passe inaperçu, mots et choses sont appelés à se faire écho, jusqu’à se recouvrir complètement. En réalité, c’est-à-dire dans SPACE, cette rencontre reste toujours en suspens, le point final n’est jamais trouvé, il n’y a d’autre règle que l’écart. SPACE aussi le récit d’une amitié, tordue à son tour entre le réel et l’imaginaire. Le narrateur du roman est un grand angoissé, déchiré entre « ça » et « surmoi », sans arrêt à l’écoute, parfois à distance, de son ami Ben, son « moi » plus à l’aise dans ses manières de parler et de faire, mieux à l’abri des abîmes que l’imagination du narrateur ouvre sous le moindre de ses constats et la plus élémentaire de ses représentations. Tout dans SPACE est là pour faire signe, comme si tout conspirait pour augmenter l’incertitude et l’embarras du narrateur errant et perdu dans les idées, les lieux, les pays ou encore les moyens de transport. Et plus il écrit, moins il parvient à trouver ses marques, chaque arrêt n’étant qu’une parodie de surplace.
Présenté de cette façon, SPACE paraît un texte aride, anémique, desséché, menacé de cette abstraction qu’on peut pardonner à certaine poésie, mais jamais à un roman de 240 pages. Or le livre de Gabriel Gauthier est tout sauf pâle ou immatériel. Certes, son texte s’interdit les grands sujets comme il fuit les grands sentiments. Ce qu’il évoque est généralement fort banal, mais ces pérégrinations pince-sans-rire dans l’infra-ordinaire dressent vite le parfait portrait-robot de notre existence d’êtres parlants. De même les phrases de l’auteur (peu de textes rendent aussi oiseuse la distinction savante entre auteur et narrateur) ne recherchent aucun effet. Elles sont simples, toute emphase leur est interdite, le langage dont elles se servent est un bel exemple de ce que pourrait être le degré zéro de l’écriture en 2025. Cependant à force de creuser en spirale cette impression de simplicité, elles se font infinies et vertigineuses. On n’y perd pas pied, tout en se sentant pris au piège. On se trouve mené d’une main de fer, sans jamais être à l’étroit.
Minimalisme, maximalisme : les extrêmes se touchent d’un bout à l’autre de SPACE. Le familier, soit le monde où l’on vit et le langage qu’on a appris, n’est guère mis sens dessus sens dessous, du moins pas de façon apparente. Le narrateur n’est pas un révolté ou un prophète. Le texte n’a rien d’expérimental. Mais petit à petit, et peut-être déjà dès la première page du livre, tout tremble et vacille, presque perceptiblement vu que SPACE est aussi un livre sans « crise », quand bien même de sourds accents métaphysiques s’y font entendre (en sourdine bien entendu). Le narrateur du texte est d’abord un lecteur. C’est dire qu’il est à l’écoute : de son ami Ben (de son langage, de son aisance, de son savoir-faire), du monde, des livres, de lui-même, et pourtant, à travers cette écoute qui souvent prolifère il nous amène à douter de tout, ne fût-ce que l’instant d’une brève parenthèse. Ce n’est pas au désordre qu’aspire Gabriel Gauthier (répétons que le lecteur cesse dès le début de se poser des questions sur ce qui sépare l’auteur de son narrateur : l’important est ailleurs). Mais toute tentative d’introduire un minimum d’ordre dans certaine manière d’envisager tel ou tel objet, telle ou telle pratique, telle ou telle tournure ou expression, ne fait que brouiller davantage l’univers dans lequel évolue ce curieux personnage (auteur, narrateur, personnage : tous se cherchent, personne ne se trouve). L’angoisse de l’ami de Ben face au monde et au langage, face aussi à sa peur de perdre Ben, dont le lecteur se demande à juste titre s’il existe réellement (interrogation qui reste évidemment ouverte, la progression à la fois linéaire et en cercles concentriques de SPACE aidant), puis son incapacité à rester en repos dans une chambre et sa vaine poursuite d’un langage juste qui ne devrait être rien de plus que juste un langage – tout cela ne s’empêtre sous la plume de Gabriel Gauthier dans rien de fébrile. Le ton, le rythme, le vocabulaire, la syntaxe, les petits riens des thèmes et des sujets, sont mesurés de la première à la dernière phrase de son livre.
Cette égalité de SPACE est une de ses grandes réussites. S’il n’y a pas de temps « forts », d’action culminante ou de sursauts émotionnels, il n’y a pas non plus de temps « faibles ». Tout est mis au même niveau, tout se poursuit inéluctablement autant que tranquillement, ce qui fait de la lecture du roman une expérience finalement bien rare. On peut à la fois, et avec le même plaisir, lire SPACE d’un seul trait ou l’interrompre à n’importe quel moment, non pour l’arrêter mais pour mieux y revenir autrement. Le texte a beau l’air d’être complètement étal, l’attention du lecteur est toujours tenue en éveil, le livre étant porté par une tension souterraine, sans jamais s’autoriser la moindre pose. La maîtrise stylistique de SPACE, mais les ressemblances s’arrêtent là, ne manque pas de faire penser à la formule d’Ad Reinhardt dans son manifeste Painting Is Special : « No noise, no schmutz, no schmerz, no fauve schwärmerei ».
Reste un autre élément, inattendu sans doute mais capital : l’humour. Lisez SPACE à voix haute, c’est son rythme naturel, vous ne manquerez pas d’avoir un sourire aux lèvres. Sourire qui se transforme soudainement en rire aux moments mêmes où le texte touche à quelque point névralgique. Car le banal est drôle et alarmant en même temps. Il nous affole, il nous sauve. Gabriel Gauthier nous apprend que choisir entre les deux serait une erreur.

Gabriel Gauthier, SPACE, José Corti, août 2024, 248 pages, 21 euros