Ce livre s’ouvre sur une image, celle d’un couple allemand tout ensemble attaché et arraché à un lieu : attaché par le service de la terre et son labeur, glebae adscriptus ; attaché aussi par la multitude de ces liens affectifs que le temps d’une vie a progressivement et malgré tout tissé et chargé d’une mémoire ; arraché enfin par les forces de l’exploitation et de l’extraction capitaliste dans lequel tout un pays bascule. La maison de ce couple, la dernière du village, au bord du précipice, est destinée à être engloutie dans le trou béant d’une mine de charbon. Cette image condense pour Lucie Taïeb le parcours double, politique et intime, qu’elle mène dans son dernier livre : La mer intérieure, sous titré En quête d’un paysage effacé, premier livre de la collection Terra Incognita, dirigée par Frédérique Aït-Touati et Arnaud Esquerre aux éditions Flammarion.
Lucie Taïeb entreprend donc une nouvelle enquête dans les ruines du capitalisme. Partie à la recherche d’une mine désaffectée, pendant symbolique à la décharge new-yorkaise de Freshkills (éditions la Contre Allée, 2020), elle relève les traces à la fois profondes et enfouies que l’extractivisme laisse dans le paysage une fois que le temps de l’exploitation s’est refermé. « Que fait une mine de charbon à une région ? » s’interroge-t-elle, trouvant en ex-RDA, région de Cottbus, un terrain à sa convenance : une mine, initiée en 1983 puis exploitée de 2005 à 2015 par l’entreprise Vattenfall. Il ne reste aujourd’hui qu’une vaste mer de sable, que des projets aussi démesurés qu’inactuels entendent transformer en lac artificiel et en haut lieu de la pratique des sports nautiques. Cette mine donc sera le sujet de l’enquête, et sa « dévoration : des forêts, des maisons, des villages, des vies qui y sont liées, qui parfois résistent, mais qui cèdent à la fin ». Lucie Taïeb part alors sur les traces de ces vies déracinées, de ces maisons effondrées, de ces communautés détruites forcées de quitter leurs villages et tente d’en retracer l’histoire, les luttes et les espoirs. Et ce sont les marques de la violence surtout qui émergent, et l’avancée irrésistible d’une machine monstrueuse.
Il y avait donc en cette région un terrain pour mener l’enquête. Pourtant celle-ci demeure toujours comme empêchée. Confrontée aux formes linéaires et appauvries de la documentation et de leur mise en récit, celle qui se rêve ethnographe ou géographe voit le terrain « se dérober » à elle, comme toute ancienne mine est pleine encore de ces pièges qui, à tout moment, risquent d’emporter celui qui s’y aventure. Tout alors n’est que « paysage vacant », « terre vaine », « un désastre ». Quelques photographies en noir et blanc accompagnent le parcours et tentent de rendre compte de ce paysage effacé : espaces vagues et désolés où l’on distingue à peine quelques objets qui font signe. On pense alors à W.G. Sebald et plus particulièrement aux Anneaux de Saturne, dont les photographies du littoral anglais ne montrent rien ou presque de ces landes et paysages qui portent en eux pourtant les marques indélébiles d’un monde englouti et de la destruction.
L’enquête échappe et demeure infertile : « ce qui devait être un récit documentaire [change] de forme, de nature, de contenu », nous annonce Lucie Taïeb, comme si, dans cette terre gâchée, cette mer intérieure creusée par la mine, quelque chose d’autre, de plus intime, avait fait surface. Et l’on ne peut plus s’en défaire alors. L’enquête se mue en quête, et à l’exploration d’une autre « faille ». Poursuivre les recherches, ce serait alors déployer en soi la présence d’un autre paysage effacé, un autre foyer détruit par la machine implacable du temps. « Car la véritable maison naturellement ce pourrait être encore autre chose : celle que nous perdons tous, la maison d’enfance, la clémence – si l’enfance est clémente – de ces années-là ». Du bus au train, à l’avion, de Paris à Berlin, l’enquêtrice reste hantée par ce paysage de l’enfance et la présence en elle d’un double : une mère intérieure.
Car toute recherche alors, comme tout voyage, est toujours tendu vers celle qui n’est plus, décédée à la suite d’une longue lutte. Comme tous ces villages à l’annonce de leur destruction prochaine continuent d’exister, la mère à l’annonce de la maladie continue pendant dix-neuf années à produire les gestes quotidiens de la vie. Celle-ci reste et demeure comme une présence dans le corps même de celle qui écrit et qui lui a survécue. Vivre alors après la perte, et comment créer les « conditions nécessaires à […] un attachement, une curiosité, un désir » quand survivant on se vit comme un traître ou un monstre, existence incomplète et double, marquée par une pesante «angoisse de la disparition ». Et si toutes ces « bribes […] ne forment pas un récit », comment écrire alors, comment tisser un récit de sens, c’est à dire agencer pour le sujet l’espace d’un monde où vivre est possible encore ?
Il faut rompre le récit trop simple et linéaire des faits nous indique Lucie Taïeb. Tisser un récit autre depuis les fragments épars du passé, depuis ces séries absurdes d’événements, ce serait produire un récit multiple, complexe, vivant, alternant ici notes intimes et relevé d’enquêtes, journal de routes et témoignages, quelques vers épars enfin. Il n’y a pas à creuser, les choses qu’on dit enfouies sont là, en surface. Elles vivent en nous et celui qui s’y intéresse fait déjà partie de cette histoire. Face à l’enquête qui creuse et en creusant détruit, il y aurait la possibilité d’une position politique et éthique, d’une autre distance. « Ce que j’écris se situe précisément à la surface. Je ne suis pas venue creuser. Je suis seulement de passage » prévient finalement Lucie Taïeb. S’en tenir à cette distance permet d’accueillir cette présence diffuse d’autres voix et pouvoir dire l’angoisse et la disparition.
D’autres voix restent à entendre et Lucie Taïeb produit au fil de son récit les archives de la destruction pour donner la parole à ceux qui sont partis. « Ce sont les voix qui importent » et entendre leurs appels c’est donner une chance aux défunts et aux défaits de s’expliquer, de revenir faire signe, puis s’effacer. Car il y a quelque chose à apprendre de ceux qui luttent, même si la lutte est vaine. Depuis ce pays disparu, il devient possible d’écrire cette histoire de disparitions et d’apparitions, une histoire de spectres. Le récit de Lucie Taïeb nous ouvre à une autre disposition politique à l’égard des lieux, peuplés de revenants : « Ils se déplacent dans un paysage détruit ». Ces spectres hantent l’Europe dévastée du capitalisme. Il est encore possible de les entendre car « ces créatures ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles habitent certains milieux […] et leur présence doit être prise en compte ».
En faisant le récit intime de ce qui nous est arraché, Lucie Taïeb contribue à sa manière à la construction d’une histoire du continent européen. Paysage dévasté, paysage miné, l’Europe est peuplé de ces corps qui peinent à disparaître et ne reviennent jamais tout à fait, spectres errants à la surface du monde. Et c’est peut-être ces dernières années la figure de la mine qui a le plus incarné cette histoire collective, on pense notamment à l’ouvrage de Philippe Artières, La mine en procès, Fouqières-Les-Lens, 1970 (Anamosa, 2023), ou encore au très beau récit fait des témoignages des acteurs et témoins et composé par Nicolas Rouillé dans L’or et l’arsenic, Histoire orale d’une vallée minière (Anacharsis, 2024). Pourtant c’est un autre récit encore qu’il est possible de convoquer ici : celui que l’historien William Cronon fait de son Voyage à Kennecott, paru en 2003. Cette mine de cuivre de l’Alaska qui a fonctionné durant les deux premières décennies du XXe siècle a mis un terme brutal à l’occupation de la région par une population de semi-nomades Ahnats. Vingt années d’exploitation intensive et puis plus rien : « Que doit-on faire de cet endroit et des souvenirs si apparents dans son paysage ? » se demande l’historien. « Il s’agit d’une usine fantôme dans une ville fantôme, cependant elle pourrait presque n’avoir commencé à le devenir qu’hier. Dans le dortoir où les travailleurs dormaient et mangeaient, les draps sont toujours sur les lits et les assiettes toujours sur les tables de la cafétéria. Des livres de comptes ouverts se trouvent éparpillés dans les magasins et les bureaux, protégés de la détérioration uniquement par la froideur du climat nordique. Même les machines sont remarquablement bien préservées : sous le couvercle du mécanisme de tamisage, les engrenages sont toujours lubrifiés par une huile parfaitement transparente. » (traduction française dans William Cronon, Nature et récits. Essais d’histoire environnementale, éditions Dehors, 2016).
« Tout changement qui fait sortir un corps de ses limites / donne aussitôt la mort à ce qu’il était » nous dit Lucrèce et l’on entend encore l’écho de sa leçon dans le travail de Lucie Taïeb. Mais si, nous dit-elle, c’est loi de nature que tout corps mouvant en vienne à disparaître, il demeure toujours dans son ombre quelque chose qui lui survit, une aura, un espoir ténu mais continu. Celui qu’un jour – comme dans le Michael Kohlhaas de Kleist qui accompagne la narratrice dans ses voyages – le prince dans son château voit surgir face à lui l’un de ses spectres et alors : « son rire se fige et ses yeux sont pleins de peur ».
Lucie Taïeb, La Mer intérieure, Flammarion, "Terra Incognita", septembre 2024, 176 pages, 20 euros