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Marc Pautrel : Histoire de la folie à l'âge cacique (Le Seul Fou)

  • Photo du rédacteur: Youri Tarot-Zoughlami
    Youri Tarot-Zoughlami
  • 9 avr.
  • 9 min de lecture

Marc Pautrel (c) Gallimard
Marc Pautrel (c) Gallimard


Le Seul fou est le nouveau livre de Marc Pautrel, son premier édité chez Allia, qui marque aussi un retour au poème. Précédemment édité chez Gallimard, il est l'auteur de nombreux livres dont plusieurs romans comme Un voyage humain (2011) ou Ozu (2015) . Il se fait connaître du grand public avec le roman La vie princière (2018).


Le projet de Marc Pautrel est particulièrement frappant du fait qu'il se présente immédiatement, par l'intermédiaire de son titre, comme le projet d'écriture d'un homme fou. Par là, Pautrel fait au lecteur la promesse de la rencontre avec une conscience malade. Cet usage ingénieux du titre ainsi que l'écriture à la première personne, qui lui permet d'endosser fièrement dès les premiers mots du livre l'identité du fou, place le lecteur dans une position particulièrement intéressante. En effet, si on a pu lire nombre de livres écrits par des artistes au bord de la folie ou même cliniquement fous (Antonin Artaud pour ne citer que l’un des plus célèbres d’entre eux), il est, en revanche, plus rare de lire le livre d'un fou qui s'affirme comme tel dès le titre de son œuvre. Notre lecture ne peut en être que grandement changée : notre grille de lecture s’en voit donc modifiée tant il ne s’agit pas pour nous d’y chercher les mêmes choses que nous pourrions trouver dans un livre écrit par un sain d'esprit, capable d'organiser, de structurer ses idées. Nous signons alors un pacte, et ce avant d'ouvrir le livre, qui nous laisse à la merci de l'imprévisibilité de l'auteur : il faut donc y adapter notre lecture par un travail.

Ainsi peut-être devons-nous commencer par nous poser la question du deuil de la forme : pouvons-nous exiger du livre qu'il soit parfaitement structuré, que ce soit un livre parfait ou du moins un « bon » livre qui « se tient du début à la fin » car la folie a pour symptôme la fragmentation de la pensée ? Rien n’est moins sûr tant notre lecture se fait alors davantage celle d'un chasseur, à la recherche de l'éclair de génie plutôt que de la solidité globale du livre, en attente de la métaphore que seul le fou (qui a accès à des images qui dépassent la physique) peut nous donner. Notre attention se porte donc beaucoup plus sur la phrase, que Pautrel soigne particulièrement et veut toujours poétique, que sur le suivi du récit ce qui a pour effet de provoquer une lecture saccadée, qui se réinitialise à chaque nouvelle idée qui surgit de l'esprit du narrateur à mesure qu'une nouvelle phrase débute, nous donnant parfois le loisir de lever la tête pour nous reposer sur ce que nous venons de lire, avant de replonger pour une nouvelle décharge. Et nous ne revenons jamais bredouille ! Pautrel nous fait bien don de ce niveau supérieur de réalité réservé au fou, notamment comme suit : « Cupidon décoche près de mille flèches à la seconde depuis des mois, mais elle est majestueuse, pivote sans cesse son bouclier et parvient finalement à toutes les éviter ». Ici, le discours du fou élève le motif du rejet amoureux, de l'indifférence de l'autre, au statut d'un réel combat antique dont ressort vainqueur la femme sur le dieu et montre l'aspect chorégraphique, donc esthétique, de la fuite de l'être aimé. C'est à la recherche de ce regard exotique, et souvent plus porté sur l'aspect esthétique des choses que celui d'un esprit sain, d'avantage porté sur la pratique, que le lecteur peut décider d'arpenter les phrases emmêlées de Le Seul fou.

Pourtant, cette posture du chasseur de génie est adoptée par le lecteur quand celui-ci croit toujours recueillir les pensées d'un artiste avant d'avoir affaire à un fou, mais il est possible que le lecteur s'inquiète beaucoup plus de la folie assumée de Pautrel, comme le ferait une sorte de lecteur hypocondriaque. Celle-ci peut alors passer au premier plan à ses yeux : en ce sens, il se placera alors en diagnosticien voire dans la position du médecin. Dans ce cas, il peut s'amuser à identifier les symptômes de cette folie. Il détecte alors l'hubris de Pautrel (« J'ai autant de poumons, autant de reins, autant de cœurs, que j'ai d'amis précieux, ce qui fait de moi un surhomme et presque un dieu. »), son agressivité (« N'attaquez jamais un écrivain, mieux vaut encore essayer de caresser un jaguar ») et même sa détresse (« des gens entrent dans ma tête sans frapper (…) Elle [la femme/la Littérature] m'a fragmentée l'esprit »). Le resurgissement en cycles perpétuels du thème de la question de la littérature, de celui celle des femmes et de la littérature personnifiée en femme donne même la preuve du penchant obsessionnel de Pautrel, qui fait la plus grande part à sa folie. Après avoir identifié ces symptômes, un lecteur au naturel empathique et ayant un penchant pour l'analyse pourrait même prendre la position du psychanalyste pour tenter de donner un sens à l'ordre dans lequel s'associent les pensées de l'auteur, trouver une signification globale dans le tourbillon de phrases auquel il fait face. La lecture de Le Seul fou prend alors une fonction pédagogique et Pautrel participe à élever, éduquer son lecteur comme Mallarmé le faisait (cf. Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé, Paul Valéry) dans la mesure où celui-ci doit apprendre à déchiffrer un message énigmatique, qui effleure toujours sa substance au lieu de la désigner et dont le sens ne peut être dévoilé qu'au lecteur intelligent et entraîné. En effet, dans le cas où on essayerait de faire émerger un sens clair de Le Seul fou, la lecture devient beaucoup plus éprouvante et on se retrouve tel un archéologue forcé de faire des hypothèses sur le lien entre différents objets trouvés sur un même lieu de fouille. Pautrel est conscient de cette vertu de son discours comme en témoigne un passage au cours duquel il apostrophe avec astuce son lecteur : « vous êtes en train de vous débattre avec le plus passionnant casse-tête chinois qu'il vous ait été donné d'essayer», le casse-tête désignant à la fois la vie du lecteur et sa présente lecture.

Un fait reste demeure néanmoins étonnant. Après avoir fait la rencontre de cette conscience folle et imprévisible que promettait le titre de l’œuvre, après que la posture originale de l'auteur a été confirmée par le pouvoir du texte, la lecture de Le Seul Fou ne prend toujours pas le ton de gravité approprié à une telle maladie, le lecteur ne compatit que très peu avec le fou : il s'amuse plutôt de sa folie. Nous n'avons jamais peur de Marc Pautrel comme nous avons peur du fou des transports en commun, et nous ne le plaignons jamais comme nous plaignons les fous dans les asiles. C'est parce que la folie de Pautrel est purement littéraire : causée par la littérature et limitée aux frontières des livres. Prenons un exemple, dans Madame Bovary, la folie d'Emma ne commence à nous inquiéter que dans sa confrontation avec la réalité, lorsqu’Emma essaye de faire correspondre la réalité avec le monde littéraire qui anime ses rêves, c'est seulement à ce moment qu'elle devient dangereuse pour elle-même et pour son entourage, qu'elle blesse sa fille, qu'elle ruine son mari et qu'elle se suicide. Et bien Pautrel peut être apparenté à une Emma Bovary éduquée au pouvoir créateur, au pouvoir d'écriture, et qui se serait protégé dans un monde purement littéraire, qu'il serait capable de modeler de toute pièce au gré de ses envies : qui aurait identifié le livre comme livre. C'est pourquoi le narrateur du Seul fou invoque toujours son « armée de mots » pour répondre à l'adversité. Il est « seul » dans son monde littéraire et celui-ci lui suffit : il y a même substitué tous ses désirs dans le monde extérieur (« Quand j'étais petit, tout ce que je voulais obtenir plus tard, c'était des milliers de filles, au lieu de ça, j'ai eu des milliers de mots »). Le fou du Seul fou est alors inoffensif, et même admirable, car il n'existe que littérairement : il n'existe que dans le livre, il ne désire que la littérature – et ce sont les mots qui l'ont rendu fou. Nous sommes donc face à une folie paradoxale, qui s'éloigne de plus en plus d'une maladie et se rapproche d'avantage d'un atout, qu'il convient d'analyser plus précisément.

De fait, si cette posture assumée du fou littéraire permet de renouveler l'expérience de la lecture et d'innover du point de vue artistique, il est important de poser la question de son influence sur la représentation de la folie en tant que Pautrel se fait le porte étendard d'un statut pathologique au sein de l'espace public. Tout d'abord, Marc Pautrel est-il vraiment fou? S'agit-il d'un pacte autobiographique que nous signons ou bien le «je» du narrateur est-il fictif ? Si ce narrateur affirme bien «avoir été intime avec Marc Pautrel», il apparaît compliqué d'imaginer que Pautrel soit aussi fou dans son livre qu'en dehors étant donné qu'il a été capable de passer les appels pour faire éditer son livre et qu'il sera sûrement en mesure d'ensuite le promouvoir. A moins que Pautrel soit atteint d'une folie qui ne constitue pas un handicap social ou qu'il défende que le bon fou est celui qui est capable d'user de sa folie dans le cadre créatif et qui arrive à la contrôler en société. La première personne dans son livre lui permettrait donc d'atteindre la forme de l'autofiction, beaucoup plus libre, qui lui donnerait le pouvoir de fournir un tableau complètement imaginaire de ce qu'il croit être une conscience malade, il serait donc imprudent de considérer Le Seul fou comme une peinture fidèle de la folie. Pourtant, prenons maintenant le cas improbable où Pautrel est réellement asocial, où le pacte est autobiographique, il paraît toujours dangereux de considérer sa folie comme représentative, comme une représentation universelle de la folie. De fait, s'il perd ici en capital social, sa folie lui permet de mieux s'affirmer dans sa fonction sociale, celle de l'artiste génial, dont le talent est indissociable de la folie, presque pathologique et donc naturel. La folie perd donc ici aussi le caractère de marginalité et d'exclusion qui fait sa réalité dans nos sociétés, elle permet même d'être mieux intégré. Ainsi, le fait d'affirmer dans le titre de son œuvre être « le seul fou » participe d'un mythe au sens de Barthes, c'est-à-dire un mode de signification qui renforce une idéologie, celle bien répandue du fou créatif, du fou génial qui marginalise le fou médiocre, celui dont la folie est stérile, que l'on pardonne de plus en plus difficilement. Fou devient alors le mot postiche pour génie, un signifiant de l'artiste génial, celui qui sait manier la poétique et dont on doit chasser les coups d'éclats comme nous avons pu le montrer. Un tel subterfuge est périlleux, surtout que le narrateur de Le Seul fou s'érige implicitement en figure de l'écrivain, participant ainsi d'avantage à tracer une frontière entre deux groupes représentant les deux facettes mythologiques de la folie.

La figure du fou génial et du fou stérile, handicapé, sont particulièrement mises en tension à travers le traitement médiatique d'un personnage comme Kanye West. Utilisons le comme exemple pour mieux montrer de quel côté se range la folie dépeinte par Pautrel. On a longtemps pardonné la folie de West, trouble bipolaire, à cause de son génie, car on pensait ces deux qualités indissociables l'une de l'autre, et même on trouvait dans une certaine mesure l'origine de son génie dans sa folie. On s'est alors amusé par exemple de son intervention intempestive aux VMA awards de 2009, pourtant déjà alarmante, pour contester la récompense de Taylor Swift. A l'inverse, maintenant à présent que ses productions artistiques se font moins inspirées, on revoit à la baisse la valeur créative et le génie dans sa folie, West redevient donc un fou comme les autres et chacun de ses débordements médiatiques et politiques se voient traités avec exaspération, il prend de plus en plus l'apparence d'un poids pour la société, un loufoque qui déblatère des idioties sur les nazis. On voit là les deux extrêmes du jugement réservé par le sens commun à la folie : survalorisée chez l'artiste et déplorée chez l'homme, cette discrimination résultant d'un amalgame entre folie et génie. Cette association entre le fou et l'artiste génial conduit donc à produire un jugement de valeur sur une pathologie, qu'il s'agirait surtout de soigner.

Ainsi, en endossant volontairement le rôle du fou, Pautrel fait un choix fort, qui lui permet bien de donner encore plus de profondeur au travail du lecteur, donc de progresser sur le champ littéraire. Cependant, cela se fait au risque d'enfermer le concept de folie dans la littérature et donc dans l'art, en consacrant la figure du fou littéraire, intéressant car créatif, et sympathique car déconnecté de la réalité, comme un fou asceptisé. Il perpétue ainsi un mythe sur la folie, qui la romance en talent plutôt qu'en maladie : on stagne alors sur le plan de la manière dont sont traités les fous dans la société, sur le plan de la pratique. Voilà un choix imprudent mais qui correspond pourtant parfaitement bien à l'écrivain, fou de littérature, au point d'être prêt à tout sacrifier du monde réel pour le progrès du monde des mots.




Marc Pautrel, Le Seul fou, Allia, août 2024, 80 pages, 8 euros


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