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  • Photo du rédacteurDelphine Edy

Marie Coquille-Chambel : « #MeTooThéâtre a un coût pour les personnes qui visibilisent »


Manifestation MeToo Théâtre en 2021 (c) Olivier Lejeune

Difficile de ne pas évoquer dans le dossier de la semaine « Qui a peur de #MeToo ? » la question des violences au théâtre. Pour Collateral, Delphine Edy est ainsi allée à la rencontre de Marie Coquille-Chambel à l’origine même du mouvement #MeTooThéâtre.


Peut-être pourrait-on commencer par retracer rapidement le contexte d'apparition du hashtag #metoothéâtre : comment est-il né ? Qu'est-ce qui en a été le déclencheur ? Quelle énergie, individuelle ou collective a porté cette initiative ?

 

Alors, en fait, tout est parti de l'enquête de Cassandre Leray publiée le 1er octobre 2021 dans Libération sur Michel Didym, comédien, metteur en scène renommé et ancien directeur du théâtre de la Manufacture à Nancy, qui faisait état de viol, d'agression sexuelle et de harcèlement sexuel de sa part. Et ce qui s'est passé à ce moment-là, mais comme presque à chaque fois pour les affaires de violence sexuelle au théâtre, je regardais sur les réseaux sociaux et personne du milieu théâtral ne repartageait l’article de Cassandre Leray, personne n'apportait publiquement son soutien à la plaignante et à toutes celles qui avaient osé parler. Je savais que ça faisait neuf mois qu'elle était sur cette enquête, et j’avais imaginé que, quand ça sortirait, ça allait créer une onde de choc, mais cela n’a pas eu l'effet que je pensais, pas du tout même. L'article n’a même pas été repris par les médias classiques, donc, à ce moment-là, j’ai décidé de créer un post sur Instagram en disant qu’on nous harcelait sexuellement, qu'on nous agressait sexuellement, qu'on nous violait dans l'indifférence générale, et ce post a été plutôt repartagé. Julie Ménard, qui est autrice, m'a alors écrit et proposé qu'on se rencontre avec plusieurs autres personnes pour parler de la situation. On s'est réunies chez Julie avec d'autres, Agathe Charnet, Louise Brzezowska-Dudek, Nadège Cathelineau, Sephora Haymann et d'autres encore qui ne font plus partie du collectif aujourd'hui, avec une question en tête : comment on agit pour faire en sorte que ce soit relayé, comment on fait du bruit pour dire qu’on en a marre de cette espèce d’omerta qui n’est même pas due au fait que les victimes ne parlent pas, mais au fait que personne ne réagit face aux violences qui sont pourtant avérées. On en a parlé avec d'autres collectifs qui nous ont expliqué que l’idée du hashtag c'était bien. J'étais alors la plus jeune au début de ce collectif qui commençait à naître, j'ai alors expliqué à toutes les autres filles comment utiliser Twitter. Elles ont créé leur compte Twitter le soir même et on a lancé le hashtag. Comme mon affaire était déjà rendue publique, je leur ai dit que je pouvais utiliser ma petite communauté sur les réseaux pour relayer et que ça allait faire plus de bruit, car, si on lance un hashtag alors qu'on n’est pas suivi, personne ne relaye ; donc, j'ai lancé le premier tweet et après, on a demandé sur tous nos réseaux aux personnes victimes de violences – des femmes ou des hommes – de relayer et de participer au hashtag et il a très vite pris. On ne s’attendait pas du tout à finir en tendance sur Twitter et à avoir autant de relais dans la presse. Les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur, comme toujours pour lancer ce type de campagne.

 

Suite à ce premier « succès », on s'est dit que ce serait pas mal d’écrire une tribune pour situer notre parole et expliquer nos revendications – quels récits voulait-on avoir sur les plateaux, comment représenter la violence, comment atteindre la parité dans les centres dramatiques nationaux, quelles relations entre étudiant.es et professeur.es dans les écoles de théâtre… – tu vois, on a balayé un champ extrêmement large. Au début, aucun directeur ou directrice ne souhaitait signer, alors que, vraiment, notre seul objectif c'était qu'il n’y ait plus de viol dans le milieu théâtral et dans la vie, donc on trouvait très bizarre que personne ne nous soutienne. Puis, il y a eu David Bobée, l’actuel directeur du Théâtre du Nord, et d'autres ont décidé de signer. On a fini par atteindre 1600 signatures, ce qui n’est pas rien pour un début de collectif. Des militantes féministes nous ont suivies, ainsi que d'autres personnes du milieu théâtral.

 

Après cela, le 16 octobre 2021, on a organisé un rassemblement devant le Ministère de la culture qui a réuni 200 personnes, où des politiques sont venu.es, notamment Yannick Jadot – on était en plein pendant la campagne présidentielle. On avait aussi demandé à pas mal d'autrices et d'auteurs de se saisir de la question et d’écrire des textes que nous pourrions lire au cours du rassemblement. Il y a donc eu des lectures à la fois de paroles de victimes et de textes d'auteur.ices, de comédien.nes. C’était une très belle matière et ça a créé un moment assez fort toutes ces lectures. Alors, on a décidé de les publier, et ainsi est né le livre paru en 2022.

 

À t’entendre, on ne peut qu’être frappé.e par la résistance forte de la communauté théâtrale à ces premières initiatives, même si la tribune a fini par rassembler 1600 signataires. As-tu le sentiment aujourd’hui que les choses ont changé ? Que les réseaux sociaux donnent une plus grande visibilité à ces affaires ?

 

En fait, il faut distinguer les affaires médiatiques des affaires non-médiatiques. Nous, on traite surtout des affaires non-médiatiques, pour lesquelles on fait de l'accompagnement juridique des victimes. C'est une grande partie de notre travail qui n’est pas du tout visibilisé, en lien d’ailleurs avec le ministère de la Culture : on fait des signalements, on contacte les employeurs et on prévient de toutes nos affaires de sorte que le Ministère ne peut pas dire qu’il ne savait pas si jamais il décide de placer un nouveau directeur qui aurait déjà été accusé ; là, ils savent. Le collectif n'agit pas à proprement parler sur les auteurs présumés de violence. Il s’agit plutôt de laisser une trace ; on a des rendez-vous réguliers, on échange avec le Ministère, évidemment pas avec la ministre, mais avec les personnes chargées de l'égalité femmes hommes dans la culture, donc avec les hauts fonctionnaires. Le problème qu'on a, c'est qu’on donne des noms, on explique les affaires et surtout on met les victimes en contact avec le ministère si elles le veulent, mais il n’y a pas d’effet retour, car le Ministère n’a pas le droit de communiquer vers nous, donc, on ne sait pas si les informations se recoupent ou pas. C'est un peu compliqué, mais on continue à le faire parce qu'on pense que c'est bien et qu’on a obtenu que des personnes soient mises à l'écart de projets quand des affaires judiciaires étaient en cours ou en raison de condamnations. On discute aussi avec des directeurs et directrices de festival ou de centres dramatiques nationaux. C'est d’ailleurs ce qui fonctionne le mieux ; quand il n’y a pas de pression médiatique, les personnes se saisissent des affaires, ça ne crée pas de polémique. La peur de la médiatisation fonctionne mieux que la médiatisation, même si nous, ce qu'on veut, c’est agir : on veut que les victimes soient entendues et pouvoir relayer les informations qu'on a. Pour répondre à ta question, à ce niveau-là, ça avance quand même plutôt bien, mais ça dépend aussi du bon vouloir de chacun et chacune.

 


Marie Coquille-Chambel et Adèle Haenel (c) DR

J’ai le sentiment que votre action a aussi un rôle éminemment pédagogique, bien plus que cela n’apparaît quand on pense au #metoothéâtre.

 

Oui, c’est vrai, même des personnes qui sont formées ne sont pas toujours au courant et peuvent confondre agressions sexuelles et viols, instruction, enquête et mise en examen et confondent aussi relaxe et non-lieu… Donc, oui, nous faisons beaucoup de pédagogie juridique et ça prend aussi beaucoup de temps.

 

Mais alors, très concrètement, vous êtes combien à vous relayer pour prendre en charge ces différentes missions ? Tu pourrais nous dire combien de temps ça te prend dans la semaine ? Car tout ça, c'est bénévole évidemment !

 

Aujourd’hui, on est sept pour le collectif, au début, on était un peu plus, mais on s'est recentrées autour d'un bureau afin de pouvoir valider des décisions plus rapidement et aussi pour anticiper des problèmes de confidentialité : moins on est à être au courant, mieux on peut agir et ne pas mettre en péril les procédures judiciaires. C’est aussi important d'être visible en tant que membre du collectif pour que les personnes puissent venir échanger avec nous directement. C’est impossible de chiffrer le temps de travail sur une semaine ; en ce moment, par exemple, on a beaucoup de témoignages, certains ont plus de trente ans, d’autres sont extrêmement récents et on en reçoit tous les jours. La surcharge de ces derniers jours est liée par exemple à l'affaire Caubère. Et puis, il y a aussi des opérations de veille : quels sont les éléments sortis dans la presse, quand faire un communiqué pour soutenir une victime…, ça, ça prend du temps, d’autant qu’il y a un suivi derrière bien sûr. Dernier cas en date : celui d'un professeur de théâtre qui a été accusé de violences sexuelles et six victimes nous ont appelées en même temps. Donc, en une journée, on a dû appeler mon avocate, faire en sorte qu'elle les prenne en charge, appeler un directeur de lieu artistique juste à côté de l’école pour voir s'il ne pouvait pas faire pression avec nous… et, au bout de deux jours, on avait réussi à faire en sorte que cette personne soit exclue et qu’il y ait un suivi pédagogique pour les étudiant.es ; et ça, c'était quand même assez fort. Alors, oui, tout ça, ça prend du temps, on passe 60% de notre temps à gérer des affaires au lieu de faire de la création artistique.

 

Ce que tu dis là prouve que votre engagement est suffisamment puissant pour qu'il passe avant vos propres projets artistiques, et cela mérite d’être souligné. Est-ce que tu as le sentiment que la parole des victimes se fluidifie, que les personnes s’autorisent davantage à parler, que lire les témoignages d’autres victimes incite à prendre la parole ?  

 

Oui, je crois, c’est ce qui s'est passé pour moi d’ailleurs, c'est assez beau en fait de voir toute la généalogie de la parole de quelqu'un, c'est-à-dire qu’on sait à chaque fois qu'elle est celle ou celui qui a fait en sorte que l'un.e d'entre nous puisse parler ; c'est assez beau. Après, c'est pas une question de libération de la parole ; tout le monde a toujours parlé je crois, à part au tout début du collectif où pas mal de femmes entre 45 et 55 ans m'ont appelée pour me dire « je réalise aujourd'hui ce que j'ai vécu » et étaient complètement désemparées. Donc, oui, je crois qu'aujourd'hui c'est quand même plus facile de parler parce qu’on peut mettre des mots sur les agressions et savoir exactement comment qualifier les mécanismes d'emprise, maintenant ils sont connus et c'était pas le cas je crois il y a six ans. Aujourd’hui, il existe une possibilité de comprendre les mécanismes qui sont à l'œuvre, de comprendre les rapports hiérarchiques qui étaient moins visibles avant.

 

On connaît aussi les risques, parce que cette parole a un coût : elle a un coût public, un coût social, un coût juridique. Lorsqu'on parle d'une affaire en cours, on peut se mettre des juges à dos – généralement, le parquet n’aime pas quand ça devient médiatique et dès qu’on visibilise, ça permet certes de retrouver d'autres victimes par exemple ou à d'autres personnes de comprendre ce qu'elles ont vécu, mais cela a un coût pour les personnes qui visibilisent, parce qu'on peut porter plainte contre elles pour atteinte à la présomption d'innocence, diffamation et dénonciation calomnieuse. Ce qui est dingue, c’est que lorsqu’on porte plainte, nous, pour un chef d'accusation, on peut se retrouver accusées de trois autres chefs et ça souligne une certaine disparité, et on est d’accord que je ne remets pas là en question le fait d'avoir une défense bien sûr.

 

Au-delà du coût social, et ça m'a vraiment sauté au visage par rapport à l'affaire Caubère ou même par rapport à l'affaire Luc Rosello, le directeur du Centre Dramatique National de l'Océan Indien, ce qui est flagrant, c’est que personne ne relaye ; j'ai l'impression d'être la seule sur le front. On a quand même un directeur de centre dramatique national qui est accusé d’inceste et aucun média national n'en a parlé, personne n'a relayé l'information, seuls des médias locaux ont mis en avant la parole des victimes. Il y a en ce moment un appel à candidatures qui ne sera effectif qu’à partir de décembre 2024, donc ça veut dire que, pendant un an, Luc Rosello va continuer d'être directeur sans que rien ne se passe. Et, pour le moment, seul le collectif relaye.

 

On a un peu le sentiment que le milieu théâtral utilise davantage les réseaux sociaux comme outils de communication au service de l’artistique et non comme leviers politiques. Comment vois-tu les choses ?

 

En fait, tout dépend de ce qu’on appelle le milieu théâtral, il y a des personnes dans ce milieu – je pense à Eva Doumbia, Laurene Marx etc. – qui relaient quand même beaucoup de choses qui se passent au niveau politique, je pense à l'affaire Nahel, à la loi immigration… Une petite sphère utilise ces réseaux comme une tribune politique. Mais, dans le fond, je crois que personne ne mesure l'importance de relayer et de dire simplement « on soutient cette personne qui s'est exprimée » et moi, je le fais de façon systématique parce que j'ai été dans ce cas de figure et que j'ai vu qu'on ne me soutenait pas ; on m’envoyait des messages privés quand j'ai porté plainte. C’est intéressant parce que, visiblement, dire publiquement qu’on soutient telle personne, ça a un coût pour les artistes qui ne veulent pas que ça devienne quelque chose de public, parce que ça devient alors politique. Et pourtant, tout le monde fait des spectacles qui traitent des violences sexuelles, des violences raciales… Il y a pour moi un immense écart entre la portée politique de certains spectacles et une certaine pensée théorique qu’on trouve sur les plateaux et ce qu'on fait dans la vraie vie au niveau personnel. Soutenir chaque victime, c’est pour moi un principe ; je pense à Rebecca Chaillon qui a été agressée par l'extrême droite l’été dernier, c'était pour moi extrêmement important : visibiliser, apporter du soutien public, pour que ces questions des agressions, qu’elles soient sexuelles, racistes ou transphobes ne restent pas tues. Surtout que, la plupart du temps, il y a aussi des questions de domination sociale. Les personnes qui portent plainte sont souvent en situation de précarité ou ont un statut social moindre par rapport à la personne accusée, c’est une faille bien connue à présent. Et, de ce fait, il y a toujours une forme de suspicion qui fait que les gens se demandent si la victime ne porterait pas plainte pour se visibiliser…

 

Oui, je comprends. Question délicate bien sûr. Tu disais tout à l'heure que dans les revendications que vous aviez eues au début quand vous avez publié la tribune, il y avait la question de la parité dans les institutions. Il me semble que, dans les dernières nominations au niveau des CDN, il y a un effort particulier qui a été fait, je pense aussi au Théâtre National de Strasbourg où Caroline Guiela Nguyen a été nommée directrice en janvier. Partages-tu cette impression ?

 

Oui, bien sûr, mais c'est toujours en demi-teinte, c'est-à-dire qu’il faut voir quels sont les plus gros CDN qui sont donnés à des hommes, ceux qui ont plus de moyens de production et de diffusion ; et il faut voir aussi par quel parcours il faut passer pour réussir en tant que femme à intégrer un gros CDN. Caroline, c'est vraiment super ce qui lui arrive, mais pour cela, elle a dû faire Avignon, elle a dû jouer à l'Odéon-Théâtre de l’Europe, enfin il y a tout un parcours à suivre en quelque sorte, alors que pour un homme, ce n'est pas obligatoire ce parcours d'excellence. C'est sûr qu'il y a un effort qui est fait, mais quand on pense à ce qui s'est passé au Théâtre du Châtelet avec Olivier Py, c'est juste honteux et ça décrit toujours la même chose, c'est-à-dire le parcours qu’une femme a besoin de faire, et encore plus une femme racisée, pour déjà être shortlistée. Je connais beaucoup de femmes qui ont candidaté à des centres dramatiques nationaux et ont été écartées à cause de leurs propros politiques. La shortliste pour le CDN d’Orléans est sortie la semaine dernière, et elle n’est pas paritaire...

 

Et qu’en est-il du contenu des spectacles, des formes proposées ? Est-ce que de ce point de vue-là les choses avancent ? Peut-on souligner des efforts dans le cadre des programmations pour visibiliser à la fois des questionnements, des enjeux et aussi une plus grande diversité dans la distribution ?

 

Il y a deux jours, je me suis rendu compte qu'en ce moment j'allais voir exclusivement des spectacles de femmes et, pourtant, je vois beaucoup de spectacles par semaine. Donc, je me suis dit que, là, ça devenait possible de ne voir que des créatrices, que ce soit dans des lieux plutôt dédiés à l'émergence ou dans des théâtres plus institutionnels. Mais bien sûr, il faut être vigilantes et analyser les moyens donnés aux artistes femmes : jouer dans la salle historique de l'Odéon ou aux ateliers Berthier, ce n’est pas la même chose, et c’est pareil pour le festival d'Avignon. Regarder qui joue dans les lieux historiques ou en périphérie, c'est intéressant aussi. Moi, je rêve d'une saison dédiée à des artistes femmes, mais bon, ça n'arrivera pas tout de suite. Quant à la question de la représentation des problématiques liées aux femmes, je suis un peu en demi-teinte. Il y a deux ans, à chaque fois que j'allais au théâtre, il y avait une scène de viol et, à ce moment-là, je n'en pouvais plus, je n'étais pas encore prête à voir ces représentations sur le plateau et surtout, c'était souvent mal amené ou c'était de la violence gratuite. Cette forme d’esthétisation de la violence, moi, ça ne m'intéresse pas. Aujourd’hui, ça tend un peu à disparaître, ça a été une mode, l'effet post metoo justement ou tout le monde a eu envie de se saisir de la question, mais le faisait sans préparation. Il y a eu un grand nombre de pièces d'hommes, centrées sur la question des violences sexuelles et c'est intéressant de voir que les spectacles d'hommes sur les conditions des violences sexuelles sont davantage programmées que, par exemple, le nôtre, avec le collectif : on a un peu de mal à faire exister ce spectacle, on a des coproducteurs etc. mais j’ai le sentiment qu’on fait toujours confiance aux hommes sur cette question-là et pas aux femmes qui pourtant sont les spécialistes de cette question. Mais, en tout cas, c’est certain, on en parle plus, et il y a plus de spectacles sur l'histoire du féminisme aussi.

 

Quelles seraient tes revendications aujourd’hui ? Sur quoi faut-il mettre la priorité ? Et puis, aussi peut-être, de quoi rêves-tu ? Puisque rêver, on en a toujours le droit…

 

Sur la question des revendications, c'est toujours aussi simple : faire en sorte qu'il n'y ait plus de violences sexuelles au théâtre et même plus de violence du tout, ce qui pose aussi la question du harcèlement moral, assez présente. Je ne comprends pas, par exemple, toutes les personnes qui vont voir le spectacle de Krystian Lupa alors que cet artiste est accusé de violence morale sur des technicien.nes. Ce que je voudrais, c’est faire en sorte qu’on n’ait plus besoin de lutter contre la violence et qu’on puisse véritablement créer, réfléchir en termes esthétiques pour savoir comment on peut faire en sorte que le théâtre soit un outil vraiment politique et poétique, comment on peut rendre cet art vraiment percutant. Mon rêve, ce serait de créer un endroit qui soit vraiment communautaire, où l’on puisse vraiment réfléchir ensemble aux manières de lutter contre l'omerta, lutter contre le plafond de verre, faire en sorte aussi qu'il y ait des réseaux de solidarité qui dépassent la question des violences sexuelles. Je rêve aussi d'un moment de vraie lutte dans le théâtre, où chacun se dise qu’il faut faire en sorte de changer les choses, de taper au bon endroit. Je rêve d'une vraie lutte dans le milieu théâtral sur la représentativité, c'est-à-dire la représentation des personnes trans, des personnes racisées, des personnes en situation de précarité… pour avoir quelque chose qui soit moins bourgeois, et là je suis clairement marxiste.

 

Mais pour revenir à une revendication concrète, l’urgence, ce serait de créer vraiment un cadre pour les relations entre étudiant.es et professeur.es dans les écoles de théâtre, car c'est là que tout commence. Au travers de premières relations complètement déstructurantes, on impacte plus tard l'artistique, la santé mentale des artistes et il faut s’emparer des choses à la racine. On le voit bien avec ce qui s'est passé avec Depardieu, c'est vraiment symptomatique, on n’a pas été capable d'interrompre un système,  il y a nombre de preuves, de témoignages, des personnes connues qui ont pris la parole, et pourtant, ça n'avance pas assez vite. Ce dont je rêve aussi, c'est de plus de solidarité et d'entraide dans l'obligation théâtrale. Il faudrait une repolitisation du milieu aussi. Quand j'ai vu le dernier Phia Menard, je me suis dit, qu’en fait, ça coûte rien d'avoir par exemple un affichage à la fin qui dénonce la loi de l’immigration. C’est un procédé qu’elle utilise tout le temps.

 

Oui, j’ai vu ça aussi mi-janvier en Belgique, au théâtre de Liège, dans la mise en scène d’Héloïse Ravet d’ödipus de Maja Zade. Juste avant les saluts, les acteur.ices ont accroché une pancarte « Don’t stop talking about Palestine », et c’est vrai que c’est un dispositif clair et efficace.

 

Oui, le plateau est alors un vrai outil, une tribune politique, à la fois espace de fiction et espace de réalité ce qui permet une prise de conscience pour les spectateur.ices. J'en ai parlé avec Phia Ménard quand j'ai vu son spectacle, et elle m'a dit qu'elle en avait marre qu'on la qualifie de courageuse. De son point de vue, il suffit juste de se saisir de la question et pour ça, il faut que les gens se sentent concernés par ce qu’il se passe et qu’ils s’emparent des enjeux. Là aussi, un théâtre moins bourgeois, plus divers permettrait une autre prise en compte de ces questions.





 


Une dernière question si tu veux bien. Voudrais-tu dire quelques mots du spectacle que vous êtes en train de créer en résidence ? Nous donner un avant-goût en quelque sorte ?

 

Alors, ce spectacle s’appelle Les histrioniques. Histrionique, c'est le terme utilisé en psychiatrie pour qualifier généralement les victimes de violences sexuelles, c’est un terme négatif, une manière de décrédibiliser les personnes qui s'expriment sur les violences qu'elles ont subies, comme si elles inventaient leur agression, ou en tout cas l’exagéraient ; et donc c'est un terme absolument relié à la théâtralité parce qu’on dit que ces femmes mettent en scène leur souffrance. On a donc décidé de l’utiliser pour en faire une force à la fois politique et intime. Tout le spectacle revient en fait sur la création du collectif, sur nos méthodes de lutte. On a un fil rouge où on suit une affaire de violences sexuelles dans le théâtre, dans un dispositif vraiment très performatif (on joue notamment des directeurs de théâtre qui écrivent des tribunes pour soutenir des hommes accusés qui disent être traînés dans la boue) pour tenter d'exorciser tous les trucs qu'on a vécus et toute la rhétorique utilisée par les hommes accusés et tous les trucs auxquels on a dû se confronter.

 

L’idée, c’est aussi d’entrecouper cette fiction par des moments un peu plus politiques, plus intimes aussi. Moi par exemple, je ne suis pas comédienne, et j’ai dit aux filles du collectif que je voulais utiliser cet endroit pour pouvoir dire des choses que je ne peux pas dire ailleurs, parce que ma parole sur les réseaux n’est pas libre, elle peut être utilisée contre moi. J'ai donc eu envie que ce spectacle soit un endroit où je puisse faire et dire ce que je ne peux pas faire normalement, partir de toutes les choses que j'ai pu ressentir, toutes les choses que j'ai vécues et toutes les choses que j'ai imaginées. Utiliser l'endroit de la fiction pour faire du politique et déjouer les codes pour dire des choses fortes sur le monde dans lequel on vit, sur le réel.

 

Vous avez déjà une date pour la création ?

 

Oui, ça se profile pour novembre 2024 au Quartz 

 

Est-ce qu’il y a une dernière chose que tu voudrais dire ?

 

Oui peut-être. En 2022, on a fait une manifestation devant les Molières, on avait été invitées puis on a été censurées car on s’est élevées contre le fait que des personnes accusées de viol soient nommées au Molière. A l'époque, on n'avait pas dit le nom de la personne, mais c'était Philippe Caubère, l’affaire était déjà rendue publique, la première plainte avait eu lieu en 2018 et j’ai été vraiment choquée – malgré l’immense médiatisation qu’on a eue – que personne ne se demande qui était la personne accusée et surtout que personne ne fasse le lien entre Caubère et l'accusation de violence en 2018. C’est là-dessus que je voudrais insister : la presse culturelle n'est pas du tout au niveau de ces enjeux quand personne n'interroge le fait que Caubère soit nommé aux Molières alors qu'il est accusé de viol et que d'autres, alors que les plaintes sont connues, continuent d'exercer leur métier sans problèmes. Là, pour moi, il y a un manque de courage politique ou alors un manque d'intérêt de la part de la presse culturelle et théâtrale. Il est urgent de repolitiser la presse culturelle qui ne peut pas se contenter de faire de la critique théâtrale. On gagnerait toutes et tous à recréer du lien : oui, le théâtre crée des liens entre la scène et le public, crée des passerelles entre plein de choses, mais il faut le faire aussi entre individus du monde théâtral et la presse peut jouer un rôle déterminant. C'est important de le leur dire.





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