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Mazan : anthropologie d’un séisme ?

  • Photo du rédacteur: Simona Crippa
    Simona Crippa
  • il y a 2 heures
  • 7 min de lecture

Mazan (c) DR
Mazan (c) DR


C’est à Avignon, au fil de cinq mois d’enquête et d’écriture, que s’est élaboré le collectif Mazan. Anthropologie d’un procès pour viols (Le Bruit du monde, octobre 2025), consigné dans une série de carnets de terrain. Cette nouvelle publication se saisit avec justesse d’un procès dont la portée demeure historique : Mazan exige encore d’être interrogé, parce qu’il oblige à poursuivre le travail de compréhension et de transformation des représentations liées au viol.

Au moment même où Dominique Pelicot cherche un éditeur pour l’ouvrage qu’il aurait rédigé depuis sa cellule, il apparaît d’autant plus nécessaire de revenir sur les faits : pendant près d’une décennie, Pelicot a sédaté son épouse, Gisèle Pelicot, l’exposant sur un site internet Coco.gg afin que des hommes se rendent à leur domicile pour la violer dans sa propre chambre. Plus de quatre-vingt-douze hommes inconnus – auxquels s’ajoutent ceux que Pelicot n’a pas filmés – ont violée à plusieurs reprises cette femme ; seulement cinquante-deux hommes ont pu être identifiés, deux sont décédés depuis les faits, cinquante ont comparu devant la justice, un parmi ceux-ci a pris la fuite et sera jugé par contumace. L’un des condamnés a fait appel et a vu sa peine augmentée, le 9 octobre 2025, d’une année supplémentaire pour viols aggravés, il n’ira pas en Cassation.

Le grand intérêt de ce nouvel opus sur Mazan réside précisément dans le propre du métier de l’anthropologue, son carnet. Outil qui permet de rendre compte d’une observation participante qui fait du terrain le corps de la recherche, ce travail immersif sans être subjectif, spéculatif sans être abstrait, permet de voir encore plus loin, encore plus de près toute sorte d’espace que nul autre qu’un ethnographe peut contempler. Le procès Pelicot devient dès lors matière d’enquête, ni policière, ni judiciaire, mais espace d’exposition de regards, de croyances, de manières d’écouter, de ressentir, de réfléchir, d’objectiver les faits. Pas facile de se tenir en équilibre entre la distance du chercheur et le trouble provoqué par un « événement » — c’est-à-dire ce qui en sciences sociales signifie rupture de sens, dans la façon dont on se représente le monde y compris dans le langage — couvert par la presse internationale, la télévision, la radio, les réseaux sociaux. Pas facile de revenir sur cet événement ayant déjà plusieurs fois fait objet d’un livre. Pas facile de faire face au scandale de cette affaire, pas facile d’écrire devant la souffrance d’autrui, celle d’une femme qui a failli mourir d’être violée. Et cependant, de ce patient tissage de carnets sont nés trente-huit textes, brefs, précis, rigoureux et passionnants, écrits par douze femmes et deux hommes, spécialistes en études de genre ; chaque contribution porte un titre qui nous introduit dans son terrain. Il nous fait bien une telle polyphonie pour tenter de rendre compte de ce qui déborde l’entendement.

L’un des premiers carnets s’attache à interroger la matérialité du palais de justice et les effets produits par la co-présence des protagonistes. Que signifie pour les anthropologues de croiser systématiquement les accusés dans cet espace transformé en scène d’interactions quotidiennes ? Comment interpréter ce « trop à l’aise » qu’ils montrent ? Satisfaits de leur défense, ils « acquiescent bruyamment, se prennent le bras l’un l’autre, rient ensemble échangent de grandes claques dans le dos avec les avocat×es ». Cette légèreté triomphante, en décalage avec la gravité des charges qui pèsent sur les accusés, produit un malaise que le chapitre analyse : comment décrire ce contraste sans le moraliser ? Que faire également du bruit social qui enveloppe le procès et brouille la mise en scène institutionnelle de la solennité judicaire ? L’écoute et l’observation des applaudissements et hommages à Gisèle Pelicot, distribution de chocolat et bouquets de fleurs, fait partie intégrante du travail ethnographique révélant les dynamiques de groupe et les formes d’appropriation de l’espace.

Un autre carnet se penche sur la transformation concrète du tribunal lui-même. Savait-on que, chargé d’un procès hors norme, il a dû être largement réaménagé afin de pouvoir accueillir : « 51accusés, leurs familles, leurs avocat×es, la partie civile » ? Ce procès-événement s’inscrit en effet dans une justice structurellement sous-dotée : « 1 700 000 euros » auraient été nécessaires pour mener à bien l’ensemble du réaménagement, mais seuls 230.000 euros ont pu être engagés, dont 150.000 euros prélevés directement sur le budget de fonctionnement annuel, dans un contexte où « moins de 2,4% du budget de l’État est alloué au budget de la justice ». Cette réorganisation spatiale bouleverse le quotidien de toutes les personnes travaillant au tribunal : procédures suspendues, circulation ralentie, surcharge logistique. C’est l’ordinaire d’une justice exsangue qui va s’occuper d’un procès extraordinaire.

Concernant les dispositifs de sécurité, un carnet met en lumière un paradoxe révélateur : ce sont moins les accusés que les journalistes et le public — composé en bonne partie de militantes féministes — qui sont perçus par l’institution comme susceptibles de provoquer des débordements et de perturbations. Les accusés eux-mêmes les pointent comme dérangeants, ce qui conduit à un contrôle tatillon de leurs téléphones et effets personnels. Le carnet montre comment ces pratiques, loin d’être neutres, contribuent invisibiliser les formes d’intimidations déployées par certains accusés, notamment à l’encontre des spectatrices militantes. Le renversement du soupçon — surveiller celles qui observent plutôt que ceux qui sont jugés — devient ici un matériau ethnographique essentiel permettant de saisir la manière dont se reconfigurent les rapports de force au sein du tribunal. Ce carnet réveille forcément notre mémoire historique qui se souvient d’un autre procès emblématique, celui d’Aix-en-Provence en 1978. A l’époque les violences verbales à l’encontre de Gisèle Halimi et des plaignantes Tonglet et Castellano, avaient marqué les esprits (des femmes, toujours !) au moment où, pour la première fois, le huit clos était levé. La détermination d’Halimi avait ouvert la voie à une redéfinition juridique du viol, débouchant sur la loi de 1980. On peut ainsi replacer le procès de Mazan dans cette généalogie des luttes féministes, et souligner la persistance d’un schème social : la volonté de contrôler, disqualifier ou injurier les femmes qui contestent l’ordre établi. Ce carnet nous montre que, même dans une situation où une seule femme fait face à cinquante-et-un hommes, les mécanismes de surveillance et de suspicion continuent de se déployer prioritairement contre celles qui regardent et écoutent, et souligne combien ces asymétries structurent l’espace ethnographique du tribunal.

Ce ne sont pas d’ailleurs les accusés qui sont désignés telle une « meute », mais les femmes qui se rendent au procès pour soutenir Gisèle Pelicot. Organisées d’ailleurs en différents collectifs « que parfois tout oppose », comme NousTous×tes 84, OLF84 ou encore les « colleuses » qui, elles aussi, se divisent en différents groupes (Les Amazones d’Avignon, Osez le féminisme 84, féministes rebelles 84), elles sont sans cesse « pointées du doigts et régulièrement épinglées comme des “extrémistes”, des “radicales”, voire de des “barbares” », et régulièrement renvoyées au registre misogyne de l’hystérie. L’exploration de ces terrains montre comment ces accusations servent un objectif clair : empêcher que les femmes se réapproprient un imaginaire de la puissance et de la colère, c’est-à-dire un imaginaire politique que l’ordre social continue de leur refuser. La violence symbolique exercée contre ces collectifs apparaît dès lors comme une réaction isolée mais comme un instrument récurrent de maintien des hiérarchies genrées.

Le carnet consacré aux avocat×es de la défense de Dominique Pelicot poursuit cette réflexion sur les représentations genrées. Bien que le groupe soit presque paritaire — dix-neuf avocates et vingt-deux avocats — la visibilité médiatique reste largement masculine. A l’exception d’une avocate tik-tokeuse Nadia El Bouroumi, comparue par ailleurs devant ses pairs ce mercredi 26 novembre pour des « manquements à la modération et à la délicatesse », ce sont les confrères qui occupent, systématiquement, « les feux de la rampe ». Voilà que des normes implicites structurent l’espace professionnel du droit : même dans la mixité, la légitimité demeure distribuée de manière inégale.

On apprend aussi beaucoup de l’enquête plus intime menée auprès des familles confrontées au procès. « Dis maman, c’est qui Dominique ? » est le titre de ce nouvel espace exploré ; le titre est né de la question posée par une fillette de trois ans à sa mère, entendant les informations à la radio. Le carnet ouvre une réflexion sur la manière de parler du viol au sein des foyers : comment expliquer, nommer, ou au contraire, contourner ? Faut-il atténuer, éuphimiser, taire ? Les témoignages recueillis auprès de mères et de pères montrent que ce procès agit parfois comme un révélateur de silences accumulés, et soulève la question : la transmission de la parole sur la violence sexuelle est-elle, elle aussi, et encore une fois, genrée ?

Un autre carnet de terrain déplace l’enquête vers les lieux de culte au sein de la Cité des Papes. Que disent les prêtres, les rabbins, les imams ? Se caractérisent-ils par le silence, celui qui est chargé d’une forme de vile retenue collective ? C’est un carnet qui dialogue avec les analyses de Mathilde Levesque dans Procès Mazan : une résistance à dire le viol (Payot & Rivages, 2025) et qui montre combien l’impossibilité à prononcer le mot « viol » constitue déjà une manière de nier la réalité. Ne pas dire, c’est refuser d’affronter, et cette réticence participe d’un mécanisme plus large qui converge vers le déni social. La géographie du non-dit traverse plusieurs espaces observés.

On ne dressera pas ici l’inventaire exhaustif des espaces et terrains d’enquête mobilisés, mais on sera attentifs à ce que certains carnets donnent à voir et à entendre : ce qui se dit et se joue dans le café où se rendent les accusés pour leur déjeuner ; ce que révèlent la visite d’une chercheuse dans un sex-shop où le gérant s’autoproclame « expert en orgasmes » ; ou encore ce que l’on peut apprendre du programme nommé Isofaculté, dont bénéficient les femmes en tête du cortège du 5 octobre 2024 en soutien à Gisèle Pelicot. Autant de carnets vifs et surprenants qui ouvrent des portes insoupçonnées.

Un ensemble de récits où chaque page déploie un univers singulier, où chaque détail contribue à la mise en lumière du réel mazanais. Une traversée intellectuelle d’une rare densité qui, malgré la dureté du sujet, incite à revenir à ce matériau exigeant et d’une remarquable profusion.

 

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Mazan. Anthropologie d’un procès pour viol, Collectif, Le Bruit du monde, octobre 2025, 336 pages, 22 euros

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