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  • Photo du rédacteurKevin Even

Relire Jules Verne à la lumière de la question environnementale


Jules Verne (c) Wikicommons

Bien qu’il soit connu pour avoir célébré le progrès industriel en représentant les merveilles techniques (ballon, sous-marin, fusée…) permettant de découvrir des zones géographiques peu connues au XIXe siècle, Jules Verne fut également un auteur inquiet du devenir d’un monde progressivement soumis à l’industrie. Dans ses Voyages extraordinaires, l’auteur n’hésite pas à offrir un aperçu des craintes écologiques accompagnant la modernité technique. Les Voyages abondent de passages exposant les conséquences négatives de l’exploitation des paysages ; de dialogues à propos de l’avenir d’une planète surexploitée ; de commentaires désabusés à propos du destin d’espèces animales et de peuples dépossédés de leurs territoires. Rarement au centre du récit, ces interrogations sont pourtant récurrentes et nuancent les discours triomphalistes à propos du progrès occidental qui sont l’un des moteurs du roman vernien. De plus, elles rappellent que la question environnementale est une préoccupation émergente au xixe siècle.

 

Dans La question environnementale chez Jules Verne, j’ai voulu proposer une monographie consacrée à l’analyse du corpus vernien sous l’angle écopoétique, afin de réactualiser la réception d’une œuvre bien connue pour son importance dans l’histoire de la science-fiction, mais largement ignorée pour sa place dans celle de la littérature environnementale. En effet, Jules Verne alterne fréquemment entre la célébration de la technique et valorisation des lieux, des espèces et des peuples vulnérables. Dans ses textes, la nature est un espace symbolique, mais aussi un lieu décrit dans toute sa matérialité : les points de vue se superposent et le regard de l’admirateur se double de celui du naturaliste, du navigateur et du géographe. Verne rapproche toujours le lecteur du réel en tentant de lui faire voir l’espace, ce qui conduit à des passages encourageant au respect et à l’admiration des paysages.

 

Sans pour autant considérer Verne comme un écologiste avant la lettre, j’ai cherché dans cet essai à rappeler qu’il fut l’un des premier romancier français à nourrir ses textes d’interrogations occupant les philosophes, naturalistes et vulgarisateurs ayant averti tout au long du XIXe siècle à propos du péril écologique. De fait, l’œuvre vernienne est un corpus important pour le champ de l’écopoétique qui, rappelons-le, émerge dans le paysage critique depuis une dizaine d’années, et propose de (re)lire les textes en analysant leurs approches thématiques et stylistiques de la question environnementale. Ainsi, bien que la grille de lecture que j’ai utilisée dans La question environnementale chez Jules Verne, soit éloignée du contexte historique de Jules Verne, elle m’apparaît tout à fait pertinente et permet une réception nouvelle des Voyages extraordinaires.

 

La monographie est divisée en six chapitres s’intéressant à l’intégralité des récits verniens, et propose une analyse approfondies de trois romans dans lesquels la thématique environnementale se distingue dès qu’il s’agit de représenter ou d’évoquer l’exploitation d’espaces terrestres et souterrains. Les Indes noires (1877), un roman d’inspiration gothique faisant le récit d’une mine de charbon inépuisable en Écosse ; Sans dessus dessous (1889), qui narre la débâcle d’artificiers souhaitant désaxer la Terre pour exploiter ses ressources ; L’Invasion de la mer (1905), qui célèbre la puissance coloniale française tout en soulignant ses limites idéologiques. Ces romans abordent des thèmes communs (l’extractivisme, le productivisme, l’hybris) et illustrent, par leurs dialogues, leurs procédés narratifs et leur contenu idéologique, une prise de conscience des dangers provoqués par la surexploitation de la Terre. Ces romans ont aussi en commun d’être l’œuvre d’un auteur aguerri s’affranchissant progressivement des impératifs dictés par Hetzel, l’éditeur historique des Voyages extraordinaires. Moins connus que d’autres œuvres, et peut-être moins représentatifs de l’idée que l’on se fait traditionnellement de cette collection célébrant à première vue la conquête et la technique, ces ouvrages laissent voir un auteur moins « optimiste » que dans ses premiers textes publiés ; et plus libre de porter un regard critique sur le processus d’arraisonnement de la nature.

 

Il s’est donc agi pour moi au cœur de La question environnementale chez Jules Verne moins d’amplifier l’importance de cette thématique dans l’œuvre que de lui accorder une attention particulière à la lumière de son contexte historique comme du nôtre. Car si cette question n’a pas encore fait l’objet d’une longue étude, c’est parce que les avertissements environnementaux du xixe siècle ont eu un écho limité à l’époque, et ne sont étudiés en France que depuis l’accélération du bouleversement écologique. À ce titre, le champ de l’écopoétique n’a pu émerger que dans un contexte donnant aux représentations qui nous intéressent un relief qu’elles n’avaient pas jusqu’alors. Si ce sont bien nos « préjugés » actuels qui motivent la lecture écopoétique de ce corpus, il est heureux que cette fusion entre notre horizon et celui de Verne soit génératrice de nouvelles lectures. En effet, les questions liées à l’extractivisme, aux conflits environnementaux et à la destruction des écosystèmes résonnent avec plus de force aujourd’hui que, par exemple, celle de la mise au jour des dernières grandes interrogations géographiques, mais pour le voir il fallait le concours d’une autre lumière, d’un autre contexte ; il fallait que les craintes d’une époque deviennent l’urgence d’une autre. On le sait, il est désormais possible de circonscrire l’imaginaire de l’Anthropocène en étudiant les textes qui représentent ses effets. Verne commence d’ailleurs à publier à une époque déjà consciente des limites de l’industrialisme.

 

Dans la première partie de l’essai, ma réflexion revient donc sur l’émergence des inquiétudes environnementales au xixe siècle afin d’en circonscrire les enjeux. J’y analyse l’importance de la notion de milieux, ainsi que les commentaires sur leur dégradation. J’y rappelle que l’attachement grandissant pour les espaces menacés s’accompagne de réflexions économiques et philosophiques qui furent à l’origine de la pensée écologique. De nombreux commentaires inquiets sont relayés dans les « Voyages », ils sont toujours rappelés et commentés.

 

Dans la seconde partie, j’ai désiré montrer comment ces discours trouvent écho dans les Voyages extraordinaires. Passionné de géographie, Jules Verne s’attache à représenter la nature en prolongeant l’esthétique romantique, ainsi qu’en utilisant des textes scientifiques. Riches, spectaculaires et admirables, les paysages verniens sont aussi menacés et fragiles. À ce titre, La question environnementale chez Jules Verne m’a permis de commenter l’ambivalence des machines extraordinaires puisque, tout en permettant l’impossible, elles menacent parfois la pérennité des lieux parcourus. Enfin, je brosse un parallèle entre les sensibilités de Michelet, Reclus et Verne, pour évaluer la position de ce dernier par rapport aux pionniers de la pensée écologique en France, qu’il lit et dont l’influence sur ces ouvrages est significative.

 

Dans la troisième partie, il s’agit d’étudier Les Indes noires, dans lequel le spectre de l’assèchement du globe est abordé de manière pédagogique, comique et prospective. Ce roman montre que les paradoxes coexistent bien souvent chez Verne puisque l’on y voit une cité saint-simonienne prospérant, alors même que le récit est ponctué de commentaires sur les conséquences désastreuses de l’exploitation de la houille. Symbolisant l’ambivalence des sous-sols verniens, ce terrier fascine autant qu’il terrifie, fait une place au fantastique comme au merveilleux scientifique, et oppose les vieilles légendes au mythe du progrès. Enfin, il met en question notre rapport à la nature en montrant que celle-ci n’est inépuisable que dans l’espace clos et atemporel de l’utopie. 

 

Dans la quatrième partie, j’en viens à étudier le traitement de la thématique eschatologique dans l’œuvre vernienne. S’inscrivant à la suite d’auteurs ayant abordé la question tout au long du siècle, le romancier participe à la modernisation de l’imaginaire de la fin du monde en conjuguant ce dernier avec la question environnementale, ainsi qu’avec une vision pessimiste de l’utilisation de la technique par des hommes inconséquents.

 

Dans la cinquième partie, il s’agit de commenter le roman Sans dessus dessous. Dévoyant le groupe d’astronautes de son roman De la Terre à la Lune, Verne critique l’esprit conquérant et industriel dont il faisait l’éloge dans ses premiers récits. Se plaçant du côté de la farce, il use de procédés comiques et satiriques pour imaginer jusqu’où pourrait conduire l’incurie humaine. Mettant en danger la planète pour exploiter un gisement carbonifère, les membres du Gun-Club prennent à contre-pied l’ingénieur vernien typique et montrent que la crainte de voir la planète menacée par l’avidité est une perspective récurrente dans les « Voyages ».

 

Dans la sixième et dernière partie, l’analyse se concentre sur L’Invasion de la mer. Dans ce récit opposant colons français et algériens colonisés, Verne alterne entre patriotisme et réflexions sur l’impérialisme. Bien que fasciné par les projets saint-simoniens et convaincu de l’inévitable hégémonie des grands empires, il n’oublie pas de souligner les risques que ces derniers génèrent. En donnant voix à des insurgés combattant un projet industriel menaçant leur terre, Verne examine la pertinence des entreprises faisant fi de la nature, des peuples et du bon sens. Mettant en récit un conflit colonial reposant sur des enjeux environnementaux, il conclut son œuvre par une réflexion sur la place de la nature dans un monde soumis aux diktats des financiers.





Voir pour plus de détails :

Kevin Even, La Question environnementale chez Jules Verne : écrire, prédire, prévenir la catastrophe écologique, PUL, « Littérature/idéologie », février 2023, 185 pages, 15 euros

 



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