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Charles Coustille : « Globalement, j’ai fait preuve d’une certaine paresse théorique, assez propre à ma génération »

  • Photo du rédacteur: Charles Coustille
    Charles Coustille
  • 2 avr. 2024
  • 4 min de lecture



Comment ne pas aller à la rencontre de Charles Coustille lorsqu’il s’agit de théorie littéraire, lui qui a pu signer un essai majeur de ces dernières années, Antithèses revenant sur les thèses de doctorats que certains écrivains du 19e siècle avaient pu entamer ? Evoquer alors les enjeux de théorie littéraire aujourd’hui le temps d’un questionnaire ne pouvait qu’intéresser le jeune chercheur qui développe ici la question de la paresse théorique. Tout un programme.

 


Quel rôle la théorie littéraire a-t-elle joué et joue-t-elle encore dans votre approche du domaine de vos recherches et quelle utilisation vous en avez faites ?

 

Quand j’ai commencé ma thèse, il y a quinze ans, j’avais un esprit très théorique, je lisais plus de philosophie que d’histoire littéraire. J’ai fréquenté des petits cercles de lecture de Benjamin, Derrida, Blanchot, de Wittgenstein même. J’en suis sorti un peu hagard. Ensuite, j’ai surtout lu des théoriciens qui ne s’intéressaient pas directement à la littérature, en me demandant comment ils auraient considéré divers écrivains ou projets littéraires. La théorie littéraire qui m’a vraiment enthousiasmé ces derniers temps est la critique interventionniste de Pierre Bayard, mais parce que c’est une théorie (de la lecture) qui s’accompagne d’une pratique (la réécriture).

 

Mais globalement, je dirais que j’ai fait preuve d’une certaine paresse théorique, assez propre à ma génération (à de très notables exceptions près : je pense notamment à Florent Coste, Andrei Minzetanu ou Mathilde Roussigné). Le rejet à l’égard de l’extrême sérieux théorique des structuralistes et poststructuralistes caractérise la génération de nos enseignants et enseignantes : nous les avons souvent entendus s’attaquer à la surenchère des constructions abstraites, et prôner une forme de modestie, souvent synonyme d’un retour plus ou moins déguisé à l’histoire littéraire. Par conformisme, carriérisme peut-être, ou plus simplement par paresse, disais-je, je pense que nous avons été nombreux à ne pas être les dupes de cette réaction ; nous l’avons comprise, nous l’avons souvent trouvé excessive, nous n’avons pas forcément été enthousiasmés par le retour du lansonisme – pourtant, nous n’avons pas vraiment renoué avec l’ambition théorique.

 

 

 

« […] admettre l’importance de la théorie c’est s’engager sur le long terme et accepter de demeurer dans une situation où l’on ignore toujours quelque chose » écrit Jonathan Culler : vous inscrivez-vous dans cette expérience du théorique ?

 

Symptôme de cette paresse théorique : le livre de Jonathan Culler, pourtant très petit, maniable, avec sa couverture de couleur vive, m’est toujours tombé des mains. C’est sans doute un tort, et je promets de me remettre à sa lecture sous peu.  

 

 

Quelle théorie pour quelle voix critique ? Autrement dit : chacun.e sa théorie afin de produire un discours théorique situé et offrir de la visibilité à des voix minorées ? Je pense à la théorie féministe, queer ou encore post-coloniale et décoloniale.

 

Il me semble ici qu’on s’éloigne considérablement de la « théorie littéraire » pour parler d’autres formes de théories, qui ne souffrent pas du tout du même essoufflement. Les théories que vous mentionnez se sont construites en dialogue avec la littérature, mais ces théories l’excèdent largement, dans leurs références comme dans leurs aspirations, et concernent plutôt la culture (au sens que les « cultural studies » donnent au mot « culture »). C’est sans doute symptomatique du déclin de la place de la littérature dans l’espace social. Et précisément, si nous avons plaisir à lire Sam Bourcier ou Homi Bhabha, c’est parce qu’ils dépassent de très loin le domaine littéraire.

 

 

La théorie a-t-elle besoin d’un environnement institutionnel pour exister ou peut-elle en dehors des espaces adoubés ? Doit-elle produire un discours « conforme » aux normes universitaires ou doit-elle, comme lors de sa grande effervescence des années 1960-1970, revenir à des voix multiples afin qu’un véritable renouveau puisse avoir lieu ? Je pense par exemple à la création de la Revue Internationale par Maurice Blanchot accompagné de Dionys Mascolo, Elio Vittorini et Maurice Nadeau, où écrivains, traducteurs, critiques, éditeurs, philosophes étaient conviés à une réflexion commune autour de la littérature et son impact sur la société ?

 

En France, l’étiquette « universitaire » est plutôt antithétique d’un discours subversif : comment en serait-il autrement ? Avec les experts en double-aveugle, le CNU, l’HCERES, l’ANR, et tous les autres acronymes des institutions de contrôle, le moindre texte théorique aux allures avant-gardiste serait immédiatement rendu inoffensif. On peut donc imaginer qu’une théorie telle que vous l’évoquez ne peut exister qu’en dehors de l’université stricto-sensu. 

 


Philippe Sollers dans l’entretien publié par Vincent Kaufmann en 2011 dans La Faute à Mallarmé résume ainsi l’idée directrice de cette époque d’effervescence théorique à propos de laquelle il est interrogé : « Article un : le langage. Article deux : le langage. Article trois : le langage. Article quatre : le langage. L’enjeu, c’est la pensée même du langage : là-dessus, il n’y a pas de variation, c’est-à-dire qu’on a favorisé cela de façon très constante et que c’est une question tellement importante qu’elle peut déstabiliser une culture à un moment donné ». Ce paradigme serait-il encore souhaitable ?


Je répondrais à Philippe Sollers par Molière.

ALCESTE : Ne me parlez pas.

PHILINTE : Mais…

ALCESTE : Plus de société.

PHILINTE : C’est trop…

ALCESTE : Laissez-moi là.

PHILINTE : Si je…

ALCESTE : Point de langage.

 


L’effervescence théorique de la période 1960-1970 est fortement liée à la rébellion antiautoritaire contre le gaullisme qui a débouché sur Mai 68 : peut-on dire que la théorie actuelle aurait besoin d’un feu de rébellion pour redevenir une voix qui porte ? En 2013, réfléchissant à la vivacité de la théorie de cette époque, Claude Burgelin titre son article de manière très évocatrice « Et le combat cessa faute de combattants ? » Qui sont les combattant.es actuel.les ?


La théorie militante, c’est une possibilité bien sûr, une théorie au service d’une pratique, espérons-le oui.

Ce que j’attendrais le plus précieusement d’un renouveau théorique serait une théorie littéraire qui ne soit pas littéraire qu’en théorie. Je veux dire une théorie qui, pour être dans le sillage du moment 60-70, soit extrêmement soucieuse de sa forme, ou pour laquelle la forme soit un début de réponse pratique à la théorie. Je retiendrais volontiers de ces années-là le fait que les théoriciens et théoriciennes (ceux et celles qui sont restés en tout cas) étaient de grands stylistes, à la prose prophétique, autoritaire, souvent péremptoire, parfois prétentieuse, mais presque toujours élégante. La théorie des années 80 et 90 est nettement plus indigeste. 68 impliquait une certaine forme d’humour, de finesse. Espérons que la théorie qui vient ne nous accable pas de son sérieux.


(Questionnaire de Simona Crippa / Propos recueillis par Johan Faerber)



Charles Coustille, Antithèses : Mallarmé, Péguy, Paulhan, Céline, Barthes, Gallimard, « Bibliothèques des idées », 2018, 312 pages, 24 euros

 

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