Une nouvelle enquête de la Bmore and investigations
Bmore, le double que l’auteur s’est inventé dans son précédent roman (Le Cœur ne cède pas), et Penny, son assistante, cherchent une nouvelle enquête pour leur cabinet de détective. Penny fait des propositions que Bmore refuse car il affirme qu’il faut qu’ils aient un lien avec l’histoire : « je ne sens aucune vibration. Aucun déclic. Vous comprenez ? c’est le déclic qui fait l’histoire et non l’inverse. » Or, il a eu ce genre de déclic quand il est allé voir, pour la première fois, les Nymphéas à l’Orangerie. Il y a été victime d’une crise d’angoisse qui révèle, selon lui, la présence d’un cadavre sur les panneaux. Penny s’insurge et déclare qu’il pousse « carrément mémé dans les Nymphéas ». Elle refuse de participer à cette enquête. Bmore s’y lance seul. Elle va le mener à Giverny évidemment, mais aussi dans de nombreuses ressources, de la correspondance de Clémenceau à des livres de botanique, en passant par les sciences du langage car « les êtres et les choses tiennent aussi au nom qu’ils et elles portent », pour confirmer sa thèse : « Mon sentiment de l’Orangerie ne s’est définitivement pas trompé : il y a bel et bien quelque chose de pourri au royaume des nymphéas. »
Toutefois, les onze parties sur les différents aspects qu’il creuse pour prouver cette thèse toute subjective, ne répondent pas aux codes académiques, elles s’en jouent et s’en moquent même. Le narrateur fait des rapprochements qui semblent farfelus mais jouissifs, drôles ou émouvants. Les arguments académiques, dont il se moque souvent, se mêlent à des arguments fallacieux (jeu sur les dates, les chiffres, les coïncidences non prouvées). Le narrateur montre qu’il en est conscient mais use, avec ironie, de la prétérition :
« N’empêche l’idée que perdre la vue aurait été, pour Monet, une chance est débile et je la renie. Je retire ce que je viens d’écrire. Zou, à la poubelle. Qu’on n’en tienne pas compte. Désolé pour le dérangement. »
Il mélange les genres et les registres comme l’illustre son usage de l’épigraphe. Celles des onze chapitres vont d’une citation de Stallone, « c’est pas ma guerre », à La Soupe aux choux pour la dernière partie, « ça sent l’écurie », en passant par Rimbaud. Il consacre même un chapitre à une accumulation d’exergues qui commence par une auto-citation et fait se côtoyer également des répliques de film, des graffiti ou des citations d’auteurs illustres.
Cependant, il embarque le lecteur dans ce jeu d’associations si bien qu’il s’y met aussi en attendant que sa référence apparaisse, ce qui ne manque pas d’arriver, lui procurant le plaisir de se croire fin limier, comme dans un roman policier, grâce aux indices discrètement offerts.
Il donne ainsi toute sa place au lecteur dans l’activité de lire, de vivre :
« Une chose est l’imagination qu’on en a ou elle n’est rien du tout, nada, que dalle. Je peux répéter cette phrase car je ne la redirai pas. »
Les paradoxes de la réception artistique
On voit ce que l’on veut voir, on y trouve ce que l’on cherche. C’est une belle mise en abyme du lecteur qui ne s’y trompe pas. Toutefois, le narrateur nargue ce lecteur, le bouscule, s’en moque. Il le met en garde contre les pièges de la réception. Celui d’une lecture patrimonialisante qui pose un philtre entre l’œuvre et la perception subjective qu’il pourrait en avoir. Ainsi, regarder une œuvre, comme les Nymphéas, à travers la catégorisation de chef-d’œuvre, empêche toute perception subjective. Le piège peut être encore plus calculé, comme celui du marché éditorial dont le formatage de la forme influence le contenu. Il s’attaque également aux critiques qui passent à côté de l’œuvre :
« (Quand parlera-t-on enfin de littérature, de peinture, de musique ? Au lieu du sujet de société (à la place du sujet du livre), de l’auteur (dont on se fiche), des chiffres de vente (qui remplacent la critique) ?) »
L’auteur fait explicitement référence à ses propres pavés en retournant l’accusation : le problème relève moins du nombre de pages que du temps que l’on accepte d’accorder à la lecture.
Il engage donc le lecteur à poser un regard neuf, à ne pas bouder la lecture subjective comme il le fait lui-même : « je cherche ce qu’il y a entre Monet et ses Nymphéas en me fiant à ce qu’il y a entre ses Grands Panneaux et mon syndrome de L’Orangerie ». En même temps, que de mots sur ce regard neuf et que de recherches menées par le narrateur qui nous livre son interprétation en cherchant à nous convaincre tout en dénonçant l’interprétation :
« ainsi l’artiste compte-t-il pour du beurre puisque ce qu’il fait dépend uniquement de sa réception. Puisque l’art procède de gens qui ne sont pas des artistes. Puisque l’œuvre ne tient qu’à ce que les uns et les autres projettent sur elle et qui, dès lors, fait force de loi. »
Comme les critiques qui ont voulu catégoriser ses livres précédents dans le genre de l’autofiction et qui se sont trompés :
« Tant pis pour les psys et pour tous ceux qui prétendent depuis toujours que je ne parle que de moi dans mes livres alors que, au vrai, je pars de moi, dans l’espoir d’aller vers les autres, vers le monde, vers la littérature et, en la circonstance, vers les Nymphéas de Claude Monet.
Tout ça pour dire que je vais continuer mon enquête.
J’ai même hâte de connaître la suite ! »
C’est bien l’écriture qui est au cœur du Syndrome de l’Orangerie.
Le syndrome du Syndrome de l’Orangerie
« Qu’on le veuille ou non, une œuvre d’art exprime toujours le contexte dans lequel elle est créée. Elle le réfléchit, que ce soit explicitement ou implicitement. »
Le malaise de Bmore à l’Orangerie résulte de sa perception de cette réflexion du contexte tragique des Nymphéas : la mort du fils de Monet et la Première guerre mondiale. De même, son enquête se fait écho de ce qu’il perçoit du monde contemporain : « En ce moment, c’est Verdun à Bakhmout, c’est Dresde à Gaza », « ça s’enténèbre à toute allure. » L’enquête est rythmée par la répétition de l’annonce du retour des nazis. Même si l’auteur fait le « mariole », on perçoit son inquiétude qui fait écho à la nôtre.
#j’ai vu ce que je voulais voir et j’en ai dit ce que je voulais en dire !
Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l’Orangerie, Flammarion, août 2024, 427 pages, 22 euros
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