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  • Photo du rédacteurSylvie Gouttebaron

Jean-Michel Espitallier : « Ecrire ça n’est pas faire de l’art, c’est créer de la vie »

Dernière mise à jour : 6 mars


Jean-Michel Espitallier (c) DR

S’interroger sur l’écopoétique au contemporain, c’est proposer d’élargir le spectre du sensible et sensibiliser notamment aux enjeux écologiques. C’est ce que propose de faire La Maison des écrivains et de la littérature avec l’action, Par nature, des ateliers avec le vivant. Pour Collateral, sa directrice, Sylvie Gouttebaron a interrogé les écrivains engagés dans lesdits ateliers. Premier à s’être prêté au jeu du questionnaire, le poète et essayiste Jean-Michel Espitallier dévoile ici comment il conçoit les ateliers en lycée et en collège.



Vous avez répondu favorablement à l'invitation de la Maison des écrivains et de la littérature de participer à l'action imaginée Par nature, des ateliers littéraires avec le vivant. En quoi cette proposition d'une action conduite, pour l'Île-de-France, avec le Muséum national d’histoire naturelle était importante pour vous ?

 

Importante parce que, en ce qui me concerne, il me paraît toujours très sain d’échanger avec des publics a priori non acquis, éloignés des fonctionnements endogènes du « champ » (entretiens, tables rondes, rencontres en librairies, conférences, etc.). Là, tout à coup, vous êtes nu, on vous attend au tournant, sans malveillance évidemment, mais il faut mettre de côté le confort (et les petites jouissances) du jargon, des clins d’œil référentiels, des explications scolastiques, de l’entre-soi et des appartenances. Face à des publics scolaires, il s’agit d’opérer des réglages en direct, d’apporter des réponses immédiates à des questions qui ne nous sont généralement pas posées, des questions taboues, refoulées, avalées, c’est-à-dire « incorrectes ». Par exemple, la question du sens, ce « qu’est-ce que ça veut dire ? », « pourquoi vous écrivez comme ça ? », etc. Il faut tenter d’expliquer. Et expliquer c'est s’expliquer. Ce qui revitamine de facto ses propres interrogations. Personnellement, ça me fait bouger, ça me met en bascule, en désordre, en danger. Ça me met en aventure (étymologiquement, « ce qui doit arriver »). Donc, des choses arrivent. Parallèlement, c’est toujours un moment de grande intensité quand ce que je tente d’exprimer se met à prendre. J’ai lancé des fusées et, soudain, elles éclairent un coin du ciel (Louis Zukoksfy à propos de la poésie : « Soudain, on voit quelque chose. »). J’évoque toujours mon travail et la littérature en termes de pratique concrète, matérialiste. Je parle matière première, outils, résistance au matériau, bricolage, mode d’emploi. La grammaire, c'est de la mécanique générale. Le logos, c'est du Lego. C’est très technique. Surtout, j’essaie de désaffubler l’aura magique de la littérature tout autant que les artifices, les faux-semblants, les pièges du langage (j’ai parlé aux élèves de Klemperer, par exemple). Ses potentialités aussi. Par ailleurs je m’évertue depuis longtemps à démystifier le statut et la supposée transcendance de l’écrivain, non par coquetterie, mais pour casser le mur qui sépare. L’intimidation produite par une sorte de valeur symbolique de l’écrivain, du livre, de la littérature. Je ne suis ni thaumaturge, ni prêtre, ni oracle prêchant à des profanes à évangéliser dans une optique de morale ou de « droit chemin ». Il n’y a pas de droit chemin. Il n’y a même pas de chemin. Il y a des machettes et des sécateurs pour tailler dans la végétation et tracer son propre chemin. Je parle donc plutôt de l'art de couper les ronces, d’égaliser les bordures, de ménager des points de vue, en arpenteur, en géomètre, en jardinier. Or, si on le veut, c’est à la portée de chacun. Mircea Eliade écrit que « tout langage poétique commence par être un langage secret, c’est-à-dire création d’un univers personnel ». C’est ce qu’il s’agit de faire passer. La création de son univers personnel. L’invention, ou la découverte, par l’outil, de son univers personnel, de sa langue. Mon rôle est d’aider à forger l’outil.

En ce qui concerne le projet proprement dit, j’avoue que j’ai toujours été fasciné par le Muséum, ce legs d’un xixe siècle positiviste, taxinomique et classificatoire. Ce fantasme scientiste et conséquemment progressiste. C’est aussi le début d’une conscience écologique après le rousseauisme des Lumières. On peut rapporter cette ambition taxinomique au langage. Mais le langage se fertilise constamment là où le corpus taxinomique fige, fixe, inventorie, conserve. Le langage se déconstruit là où le geste taxinomique érige. Il réagit quand la taxinomie s’anesthésie. C’est donc sur ce point d’articulation paradoxale que je voudrais placer l’esprit de cet atelier.

 

 

Fait-elle écho à votre travail en cours ou à venir ?


Oui, bien sûr. J’ai toujours défendu l’idée selon laquelle l’écriture n’est au fond qu’une inscription problématique dans la langue et dans le réel, ou, plus exactement, qu’elle problématise cette inscription. Un geste qui implique et produit une résistance de nature, aux prescriptions et proscriptions du monde (y compris du monde des écrivains), un grain de sel, un cheveu sur la langue (et sur la soupe), un contre-courant non programmatique. Construire un espace de liberté, d’ « univers personnel », de résistance. Le fameux « saut hors du rang des assassins ».

 

 

Quelles formes prennent les ateliers que vous conduisez avec les élèves ?



Contrairement à ce que l’on est en droit d'attendre, je ne vise jamais, à marche forcée, un résultat achevé, un produit, un travail fini – on n’est pas à l’usine ! –, je vise à faire vivre concrètement une expérience (de joie, d’aventure, d’étrangeté, de révolte, de dysfonctionnement, de confession, de trouble, de doute, de réflexion). Une expérience qui vient traverser, perturber le corps social microcosmique (une classe de lycée, par exemple). Et tente de décapsuler les a priori souvent négatifs que les élèves peuvent avoir sur la littérature. Il s'agit de perturber les attentes, de créer de petits ébranlements quant à l’idée qu’ils peuvent se faire de la littérature, de l’écriture, de la figure ou du rôle de l’écrivain, j’insiste (d’abord, enrayer cette position d’autorité induite par ma venue, ma place au tableau, ma position de locuteur, ma proximité avec l’enseignant. ll m’appartient donc de casser ce code. Pourquoi casser ce code ? Parce qu’il suggère en creux que l’écrivain serait seul dépositaire d’un savoir, parfois perçu comme quasi magique, seul légitime pour « donner de la voix », être écouté, dans un discours en aller simple où l’échange se fait à partir du locuteur), et ces ébranlements, qui peuvent être ébranlement de soi, servent parfois de mise à feu. Donc engager une conversation en gommant les hiérarchies symboliques et quasi inconscientes entre l’écrivain prescripteur, sachant, et l’auditoire, les apprentis, passivement à l’écoute, aux ordres, soumis à l’évaluation. Prendre la parole, c'est prendre le pouvoir. Je m’efforce d’enrayer cette spirale. « La poésie doit être faite par tous non par un », voilà le message. Mais en changeant le « doit » en « peut ». Je suis un mécanicien, j’ai du métier, comme on dit, mes petites techniques, mes trucs, mes astuces, mes difficultés, et c’est ça que je dois tenter de partager, non une théorie ou des consignes depuis une sorte de magistère. Avec bien entendu ma connaissance du terrain, mon savoir, mon expérience. C’est ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de Proust, lequel préconisait de se débarrasser de l’intelligence, reconnaissant que, pour y parvenir, il fallait beaucoup d’intelligence.

 

 

Ce souci de favoriser l'expression littéraire et de faire de la littérature une "science naturelle du langage" a-t-il une chance de développer le vocabulaire en précisant le sens de ce qui est à décrire ou énoncer ?


Je crois surtout que l’expression littéraire, artistique en général, est la condition de la liberté. Toute pratique créatrice nous permet d’être « regardant ». Notamment parce qu'elle aiguise l’esprit critique, l’esprit d’insoumission. C’est le message que j’essaie de faire passer. Créer c’est inventer de la vie. J’ai noté dernièrement cette très belle phrase de Gaëlle Obiégly (dans Sans valeur) qui formule parfaitement cette idée il est vrai très deleuzienne : « Le sentiment d’avoir créé quelque chose qui a de la vie est supérieur à ces deux notions de laid et de beau. (…) Et ce qui a de la vie ne cherche pas à devenir une œuvre d’art, cela advient. Ou pas. » Voilà, écrire ça n’est pas faire de l’art, c’est créer de la vie.

 

 

Que désirez-vous transmettre aux élèves qui travaillent avec vous, dans un tel contexte ? 


Que l’écriture est une arme, un outil, l’engin qui permet une inscription au monde. Dans le cas de cet atelier, je n’ai pas été vraiment surpris par la position des élèves sur l’écologie. Ils n’ont quasiment pas de conscience politique ou citoyenne. C’est une idée de bourgeois que de penser que les ados, particulièrement ceux qui vivent en banlieue, écoutent exclusivement du rap et ne rêvent que de renverser le système. Une projection fantasmatique rassurante et un brin romantique. Sur la question du réchauffement climatique, tous ou presque s’en moquent. Certains n’y croient pas. Pour d’autres, de toute façon, ils seront morts quand les choses se gâteront. D’autres encore pensent que le réchauffement climatique c’est juste des étés plus chauds mais il y aura la clim. Quasiment aucun n’est prêt à renoncer au dernier iPhone pour protéger la planète. Donc plutôt que de les convaincre de quoi que ce soit, ça n’est ni ma place ni mon rôle et je n’ai pas plus de légitimité qu’eux pour imposer un étalon de vérité, un catéchisme, je les fais travailler sur le discours écologique et/ou climatosceptique. Je leur ai demandé d’imaginer des dialogues entre ceux qui s’alarment et ceux qui n'y croient pas. Donc réflexion et travail plutôt sur le discours. On va pousser l'atelier jusqu’à épuisement des argumentations, on verra, ensemble, où ça ira. Poser un diagnostic, leur faire découvrir par eux-mêmes le fonctionnement d’un discours, c’est ça faire pédagogie. Et même écologie de langue.

 

 

Est-ce que vous définiriez votre travail comme un travail écopoétique, et si oui, pour quelles raisons ?


Écopoétique, au sens où la littérature agit sur les écosystèmes humains, sociétaux, politiques, culturels, etc., sur le langage comme « condition de l’histoire » (Henri Delacroix), sur notre liberté et notre capacité à inventer notre propre imaginaire, à préciser notre vision du monde, à nous mettre en travers des discours dominants, c’est-à-dire à faire jouer notre pleine autonomie de citoyen.


Jean-Michel ESPITALLIER donne ses ateliers au Lycée Gustave Eiffel, classe de 2nde, 93220 Gagny




Dernier livre paru : Tueurs, Éditions Inculte, 2022. Grand prix de poésie de la SGDL 2023

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