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L'IA générative révèle-t-elle ce que la littérature n'a jamais cessé d'être ?

  • Photo du rédacteur: Johan Faerber, Aurélie Jean & Guillaume Sibout
    Johan Faerber, Aurélie Jean & Guillaume Sibout
  • 28 mai
  • 15 min de lecture

Marcel Proust & l'IA (c) Collateral
Marcel Proust & l'IA (c) Collateral



L’émergence des technologies d'IA génératives, accessibles au grand public depuis fin 2022 avec le déploiement public de ChatGPT, a suscité un large éventail de débats sur la place de la création littéraire et le rôle de l’écrivain. Ces discussions ont remis en question la définition même de l’auteur et l’originalité d'une œuvre, en interrogeant si l’IA marque la fin de l’écrivain tel qu’on l’a longtemps connu. Le débat a souvent pris la forme de questions alarmistes : l’IA pourrait-elle remplacer l’écrivain en produisant du texte qui se contente de singer l’humanité, ou pire, transformer l’écriture littéraire en un  produit machinal ou mécanistique ? Certains y voient l’émergence d’un nouveau genre d’écriture fantôme. D’autres voix plus enthousiastes saluent sa potentialité, sa capacité à explorer de nouveaux styles, à stimuler la créativité humaine voire à proposer des œuvres qui n’auraient pas vu le jour sans son intervention. 

L’écart entre un scepticisme catastrophiste propre à une mélancolie décliniste - l’IA tue la littérature - et un enthousiasme parfois techno-centré propre à une euphorie entrepreneuriale n’a cessé de s’élargir, avec toujours cette question sous-jacente : quelle est la place de l’écrivain, de son style et de son œuvre dans cette nouvelle ère numérique, et comment l’IA générative redéfinit-elle les frontières de l’expression littéraire ?



Générer n’est pas créer


Entendons-nous bien d’emblée sur ce point : une IA générative n'est pas créative. Cette distinction repose sur le fonctionnement même des technologies d'intelligence artificielle utilisées pour générer du texte. Une IA générative fonctionne entre autres sur la base de modèles algorithmiques d’apprentissage automatique, principalement entraînés sur de vastes ensembles de données textuelles extraites du web, de livres ou d’articles, quels qu’ils soient. Ces systèmes apprennent à identifier des modèles et des structures linguistiques dans ces corpus, à prédire le mot suivant en fonction du contexte, et à assembler des séquences de mots pour générer un texte qui semble cohérent. L’IA ne "crée" pas au sens où un être humain pourrait le faire : elle réplique et modélise des éléments existants en fonction des régularités observées dans les données d’entraînement, sans apporter d’innovation ou d’intentionnalité personnelle. C’est un processus purement algorithmique, fondé sur la logique des probabilités et des modèles statistiques, ce qui la définit comme "générative" et non "créative"(1). En pratique et écrit autrement, le modèle détecte des signaux faibles et forts sur les jeux de données ainsi que des corrélations statistiques pour construire des analogies. L’écrivain, quant à lui, ne se réduit évidemment pas à un simple assembleur de mots : il possède une vision du monde, une perception intime de la réalité, des relations sociales et de la condition humaine. Son travail est influencé par son histoire personnelle, ses émotions, ses réflexions, il possède des ressorts et des intentions. Par conséquent, aucun outil de génération de texte ne saurait remplacer la plume d'un auteur car il lui manque l’intelligence émotionnelle et l'esthétique personnelle qui confèrent à chaque œuvre sa singularité sinon sa profondeur.



Littérature et génération de texte : deux machines à écrire


Plutôt que de s'interroger sur la capacité d’une IA générative à être créative - une question qui conduit invariablement à conclure qu'elle ne l'est pas -, il serait plus fécond de considérer comment l'IA rejoue, sous une forme nouvelle, des problématiques qui traversent la littérature depuis longtemps. Car, loin d'introduire une rupture radicale, l’IA générative pose des questions qui ne sont pas nouvelles et à laquelle la littérature a déjà apporté ses réponses : celle de la mort de l'auteur (La Mort de l'Auteur, Barthes (2)), l'idée selon laquelle toute littérature est déjà contenue dans une combinatoire finie parmi un nombre immense de livres (La Bibliothèque de Babel, Borges (3)), le rêve d'une poésie algorithmique (Cent mille milliards de poèmes, Queneau (4)), le style impersonnel où l'auteur est posé comme une instance narrative froide (L'Éducation sentimentale, Flaubert (5)), l’écriture sous contrainte (La Disparition, Perec (6)), l’effacement problématique du narrateur (La Jalousie, Robbe-Grillet (7), L'Emploi du temps, Butor (8)), ou encore la déconstruction de la figure autobiographique (La Route des Flandres, Simon (9)). La production textuelle par IA générative repositionne, en réalité, une tension constitutive de la littérature entre la règle et l'aléatoire, entre la contrainte formelle et la surprise du surgissement. 

En effet, le style en littérature ne se réduit ni à l’élégance ni à l’originalité mais s’affirme comme construction de ce que la linguistique nomme un idiolecte : une langue singulière au sein de la langue commune, autrement dit l’usage particulier que l'écrivain fait de la langue. Le style émerge par l’élaboration de lexèmes - c’est-à-dire des mots nouveaux ou usages inédits - et par la lexicalisation de la parole, à savoir l’intégration dans l’écrit d’intonations, de rythmes ou de syntagmes propres à l’oralité. Le langage dit littéraire devient alors un milieu d’expression qui lui est propre, plutôt qu’un simple outil de communication - ce qui fait dire à Proust, dans le recueil de critiques littéraires Contre Sainte-Beuve (10), que “Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère”(11). 

Or si l'IA ne remet pas en question l'idée même de création littéraire, elle en exacerbe certaines dimensions - au premier chef, justement, celle du style - comme si l’IA produisait un hyper-style, un style du style du style... Car, au risque de surprendre, qu'est-ce qu'un style sinon une signature répétitive et identifiable ? Prenons l'exemple de Balzac, Proust ou Duras : leur style se caractérise par des motifs récurrents, une syntaxe particulière et des structures bien définies. La répétition mais aussi la réinterprétation des motifs littéraires font partie d’un style littéraire reconnaissable. On parle - là encore - de signaux faibles et forts. L'IA ne présente pas une rupture avec cette tradition, elle reprend cette même logique où le style s’appuie sur des gestes linguistiques réitérés, le propre d’un style étant qu’on puisse le pasticher, c’est-à-dire l’imiter. 



Recyclage et répétition : les pratiques d’un écrivain


Or, si l’IA ne fait que produire des imitations pour ainsi dire, la littérature elle-même n'est-elle pas déjà per se une forme d’imitation latente ? Par son abondance de références implicites et de réinterprétations, elle fonctionne souvent comme un vaste réseau de mimétismes de la langue, c’est-à-dire d’imitations des formes langagières déjà existantes, y compris dans une hyperlangue. En ce sens, elle se réfère à des structures empruntées à d'autres œuvres. La poésie antique reposait sur des  refrains prévisibles tandis que les récits médiévaux se nourrissaient quant à eux de motifs circulant de fabliau en fabliau. Que dire ainsi de Virgile qui a repris Homère pour son Énéide (12), de Dante qui a repris à son tour Virgile pour sa Divine Comédie (13), de Shakespeare qui a repris l'histoire des amants tragiques pour Roméo et Juliette (14), en reprenant le mythe de Pyrame et Thisbé dans les Métamorphoses d'Ovide (15) ? Que penser de Molière qui trouve ses personnages dans Le Décaméron de Boccace (16) et les comédies de Plaute, de La Fontaine qui reprend Esope, de Racine qui puise dans Suétone, Tacite et Euripide pour ses tragédies, et de Proust, quant à lui, qui est un imitateur de Saint-Simon et de Balzac, pour ne citer qu'eux ? Sous l'Ancien Régime, l'Art reposait sur une codification stricte de la mimèsis : il s’agissait d’imiter des modèles idéaux du Beau selon des règles fixes et résolument normatives. Après la Révolution, le régime esthétique des Arts a accordé une liberté créatrice affranchie des normes injonctives (17). La romancière Germaine de Staël défendait l'expression du génie romantique face à la rigidité des arts classiques (De l'Allemagne (18)) tandis que Victor Hugo, dans sa Réponse à un acte d'accusation (Les Contemplations (19)), a revendiqué une esthétique moderne où tout sujet est égal à tout autre, s'opposant à l'Art poétique coercitif et injonctif. On pourrait aussi imaginer cette plaisanterie, ou ce jeu intellectuel selon lequel l’histoire de la littérature n’est, au fond, qu’une gigantesque production algorithmique faite de jeux de données entraînées sur des scénarios avec une apparence d’aléatoire et de contingence. Cela étant dit, en laissant aux IA génératives la génération stricte des prochains contenus, on risquerait d'empêcher ce qu’on appelle du revirement littéraire propre à la création d’auteurs qui ont choisi de faire les choses différemment, parfois de manière diamétralement opposée aux règles d’usages qui faisaient jusque-là consensus. Une IA ne peut générer un nouveau mouvement littéraire comme l’ont fait dans le passé François-René de Chateaubriand, Madame de Staël ou encore Victor Hugo avec le romantisme, ou fonder un nouveau micro-genre comme l’américain Edgar Allan Poe le fit avec le roman policier. Pour aller encore plus loin, des IA qui seraient entraînées sur des jeux de données constitués uniquement de textes générés par des IA, pourraient mener à ce qu’on appelle un effondrement des modèles à cause, entre autres, de l’accumulation d’erreurs embarquées dans les données avec l’impossibilité pour les modèles de les corriger par manque de données strictement nouvelles. Les modèles ne seraient alors plus efficaces. 

Dans son ouvrage Séméiotikè (20), la philologue, universitaire et écrivaine Julia Kristeva explique qu'un texte littéraire ne s’offre pas comme une œuvre autonome ou close sur elle-même mais se donne comme un processus dynamique au coeur duquel s'entrecroisent d'autres textes antérieurs. L'intertextualité désigne alors un fait structurel et culturel selon lequel tout texte est construit à partir de textes déjà existants. Les logiques d’influence, de redistribution et de réinterprétation font que l’intertextualité, en littérature, se voit liée à l’idée que l’IA générative peut être vue, de nos jours, comme un prolongement de cette même démarche. C'est pourquoi aussi un auteur pourra toujours utiliser l'IA pour son style, comme un amplificateur de ses choix créatifs. Par exemple, elle peut proposer des variations sémantiques, suggérer des tournures de phrases ou même générer de nouvelles pistes qu'il n’aurait pas envisagées seul. Le principe selon lequel un auteur ou une autrice - ou un artiste, par extension - pourrait se servir d'une IA générative pour “créer” une œuvre littéraire n'a rien de choquant sur le plan intellectuel ni esthétique. Les prochaines générations d'IA tendront à gommer sinon effacer, cette distinction, et il sera dès lors difficile de faire la part des choses. 

Cependant, cette indistinction n'est peut-être pas l'enjeu le plus fécond lorsqu'il s'agit de penser à la composition littéraire. On pourrait y voir plutôt un révélateur des rapports internes à l'écriture elle-même, celles qui opposent volontiers invention et recommencement, singularité et héritage. Les technologies algorithmiques d’IA génératives mettent en lumière une conception rarement discutée, parce que peu valorisante pour l'image parfois stéréotypée de l'écrivain qui crée à partir de rien : toute inventivité, aussi inventive soit-elle, repose aussi sur des régularités, des procédés et des formes de combinatoire. Elle n’appauvrissent en rien l'acte créatif, elles nous obligent au contraire à repenser ce que l'on entend par originalité en littérature, en soulignant la part de sélection, de reprise et de variation ajoutée - autant d'opérations qui relèvent aussi, pour une part, d'une forme de calcul - et qui travaillent, depuis toujours, toute œuvre écrite, laquelle ne procède jamais d'une pure spontanéité, mais, comme le structuralisme l’induisait déjà, s'appuie sur des régularités, des schémas et des structures formelles répétées : “Le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture”, disait Barthes (21). Comment ne pas lui donner raison ?



Créer au-delà de l’expérience vécue


On pourrait alors objecter que l'IA générative, privée d'expérience vécue, ne génère que du texte encore une fois, et que cette absence de rapport direct au monde sensible la rend incomparable à toute littérature fondée sur l'expérience. C’est sans doute vrai à cette réserve près qu’une telle objection reflète une vision quelque peu naïve de la conception  littéraire. En effet, la littérature écrit aussi sur ce qu’elle n’a pas vécu : elle se fonde sur l’imaginaire en ne se limitant pas uniquement à l’expérience. L'art de la fiction littéraire va même jusqu’à se nourrir de ce qui n’a pas été vécu personnellement. Flaubert n'a jamais été femme, et pourtant il a donné vie à Emma Bovary. Kafka n'a jamais été insecte, et pourtant il a imaginé La Métamorphose (22) de son personnage Gregor Samsa. Victor Hugo n'a jamais été au bagne, mais il a raconté la vie de Jean Valjean dans Les Misérables (23). Mary Shelley n’a jamais créé de monstre, mais elle a imaginé Frankenstein (24). George Orwell, bien qu’il n'ait jamais vécu sous un régime totalitaire, a écrit 1984 (25), un récit visionnaire sur la surveillance et l’oppression. Toni Morrison, elle, n’a jamais été une esclave, mais elle a décrit cette expérience dans Beloved (26), en s'imprégnant de l’histoire de l’Amérique et de ses racines profondes. Charles Dickens, bien qu'il n'ait jamais été un orphelin comme Oliver Twist (27), a capturé l’innocence et les souffrances des enfants abandonnés dans ses œuvres. Marguerite Yourcenar, qui n'a jamais vécu à l’époque de l’empire romain et n'était évidemment pas un homme, a pourtant reconstitué l’esprit  d’un empereur dans Mémoires d’Hadrien (28), en s'inspirant de l’histoire, de la politique et de la philosophie de cette époque.



L’invisible derrière les mots : ce que l’IA ne peut saisir


La vraie différence se situe ailleurs. Bien que l’IA générative puisse imiter la littérature, elle ne parvient jamais à recréer ce qui constitue la profondeur d’un texte littéraire, c’est-à-dire précisément ceci : ce qu’il ne dit pas, ce qu’il cache ou ce qu’il refoule - ce qui ne se scripte pas. Un texte littéraire n’est jamais entièrement maîtrisé par son auteur. Souvenons-nous de la fameuse sentence de Mallarmé sur “la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots” (29). Le texte se voit toujours traversé par une part d'inconscient, d’inavoué, de désirs refoulés qui affleurent à travers des métaphores, des lapsus ou même des ambiguïtés, et qui témoignent des liens entre ce que l’auteur souhaite dire et ce qu’il dit réellement. En d’autres termes, c'est une politique littéraire à la fois de l'implicite et de la non-coïncidence avec le vouloir-dire : la littérature existe dans le mince espace entre ce que dit le langage et ce que l'auteur entend vraiment dire. Ce sont ces fissures, ces symptômes involontaires, qui révèlent ce que l’écrivain ignore parfois lui-même, et qui donnent au texte sa richesse et sa complexité. L’IA, en revanche, en se fondant sur des calculs statistiques, empêche la production de cette opacité, de cette faille, ou de cet excès qui caractérisent la littérature humaine. Elle peut imiter un style, mais elle ne peut en aucun cas reproduire la dimension cachée qui se trouve derrière les mots. L’historienne du théâtre Anne Ubersfeld parlait de "texte troué" dans son ouvrage Lire le théâtre (30), c'est-à-dire ces absences, ces non-dits et les espaces sous-entendus laissés intentionnellement par l'auteur afin que le lecteur ou le spectateur fasse un travail d’interprétation. Sans inconscient ni désir, elle ne produit pas de texte avec des trous, des interstices ou des fuites, éléments essentiels à l’acte créatif. 

Car la littérature s’offre comme une exposition du sujet de l’auteur, qui écrit pour combler un vide, pour exprimer une quête. Or, l’IA, qui ne souffre pas de manque, ne peut atteindre cette dimension essentielle de l’écriture : celle du risque de soi, c’est-à-dire une subjectivité en quête de sens confrontée à un lecteur. La véritable frontière entre une IA générative et la littérature ne réside pas dans la différence entre humain et machine, mais dans la distinction entre un texte lisse, parfait et sans relief, et un texte qui laisse apparaître une énigme, des aspérités, une zone d’opacité, un tremblement - ce qui, d’un texte l’autre, fait oeuvre. Ce qui échappe à la machine, c’est ce que la littérature n’écrit pas. Autrement dit, ce qui demeure et vit sous la surface du texte.

Pourquoi Proust commence-t-il À la recherche du temps perdu (31) par cette scène apparemment anodine où le narrateur cherche à s'endormir mais peine à trouver le sommeil ? Cette idée étrange de commencer une œuvre en allant se coucher ne se donne pas comme une scène de fatigue. Elle incarne la parole d’un insomniaque, quelqu’un qui ne dort plus, qui ressent que le moment est venu d’affronter un ouvrage de toute une vie, un projet qui ne lui permet plus de trouver le repos. Cet incipit est en réalité un explicit, c’est-à-dire une conclusion anticipée : Proust est-il déjà sur son lit de mort ? Peut-être cette scène liminaire est-elle la dernière, à la fois du livre mais aussi de sa vie même. 

Pourquoi Clarissa Dalloway décide-t-elle tout à coup de faire elle-même une tâche ordinaire, comme acheter des fleurs, à la toute première ligne de Mrs Dalloway de Virginia Woolf (32) ? Ressent-elle un profond sentiment d’angoisse dans sa solitude sociale, et cherche-t-elle à se réapproprier en vain son existence de femme ? Pense-t-elle au suicide ce jour-là ? On sait comment Virginia Woolf mettra un terme à ses jours, en se noyant dans une rivière du cottage de Monk’s House. 

Quelle mort inexpliquée que celle de Louise de Rênal, à la dernière ligne du Rouge et le Noir (33) de Stendhal, qui meurt trois jours après Julien Sorel, en embrassant ses enfants, sans aucune précision qu’on pourrait pourtant attendre de l’auteur. Est-ce un geste ultime qui réconcilie l'affection maternelle et l'agonie d'une femme dévastée par un amour destructeur ? Stendhal n'en dit pas plus.

Comment expliquer que Choderlos de Laclos refuse d’élucider, dans Les Liaisons dangereuses (34), le mystère sur l'avenir de la marquise de Merteuil, qui s'enfuit en Hollande après que ses manœuvres machiavéliques ont été rendues publiques et que la petite vérole a détruit sa beauté ? Reste-t-elle malgré tout libre, insaisissable, échappant à la punition définitive ? Et pourquoi la Hollande ? Ce pays, réputé pour sa tolérance et sa liberté, suggère-t-il que la marquise pourrait y poursuivre sa vie hors des normes sociales qui l'ont condamnée ? Laclos se tait.

Dans sa nouvelle Bartleby le scribe (35), Herman Melville, l’auteur de Moby Dick (36), raconte l’histoire étrange d’un personnage engagé par un notaire pour copier des actes juridiques, qui finit par répondre systématiquement “Je préférerais ne pas” à toute demande, jusqu'à cesser complètement de travailler et se laisser dépérir. Cette formule de refus - “I would prefer not to”, devenue célèbre dans l’histoire de la littérature moderne (37) - s'apparente à une  résistance passive, un retrait de l'action qui soulève des questions existentielles sur la stratégie de fuite, une sorte de “blanc” sans affrontement direct avec l’autorité. En comparaison, l'IA générative, qui répond à des requêtes - des “prompts” - fonctionne de manière opposée : elle n'exerce pas de refus, elle ne “choisit” pas de se soustraire à une tâche. Contrairement à Bartleby, elle s'inscrit, en tant qu'outil, dans un cadre managérial contemporain qui valorise l'efficacité et l'assertivité de ses usages, sans remettre en question les demandes, proposant une réponse toujours fonctionnelle et sans opposition. Cette nouvelle de Melville nous fait apercevoir quelque chose : la littérature, en tant qu’elle diffère complètement de la requête machinique, est aussi, bien sûr, un acte de résistance qu’il s’agit d’interpréter.

Ces quelques exemples sont minimes dans le tableau immense que forme la littérature mais ils nous conduisent au moins à la réflexion suivante : loin d'apparaître comme l’ennemie de la création littéraire, les technologies d'IA génératives s’imposent bien plutôt comme un révélateur des dynamiques profondes qui traversent toute œuvre. En produisant des textes fondés sur des structures héritées voire biaisées, elles révèlent aussi cet ancrage de la littérature dans des mécanismes formels. Cependant, cette capacité d'imitation souligne tout autant ce qui fait justement la singularité de la littérature : elle ne se réduit jamais à la seule maîtrise de codes ou à la production d'artefacts. Si tout talent littéraire peut s'appuyer sur des techniques de répétition et de combinatoire, seule la répétition créatrice, à chaque nouveau texte - celle qui fait surgir une singularité soudaine - confère à un texte sa puissance littéraire. La littérature se tient comme cet espace de circulations entre langage et expérience, conscience et inconscient, maîtrise et échappée. Elle résiste à la reproduction mécanique, en ouvrant une temporalité où l'inattendu et l'indicible prennent forme. C’est la différence entre une répétition sans vie - celle de la machine - et une répétition qui ouvre à une vision du monde, à travers un style novateur. Ce n'est donc pas la littérature qui doit craindre l'IA, mais l'IA qui bute sur cette part inassignable de la littérature : l’irréductible mouvement par lequel l'écriture excède toujours ce qu'elle produit à travers ce qu'elle donne à voir et à lire entre les lignes.

L'IA générative réactive donc une idée essentielle dans l’histoire littéraire qui peut parfois inquiéter les débats contemporains : celle que la littérature elle-même n’est pas simplement une création ex nihilo mais un ensemble de reprises, de variations, de jeux intertextuels, de recyclages et d'influences. Ce qui pourrait apparaître comme une machine produisant des  des "pastiches" est en réalité un miroir tendu à un phénomène plus ancien : l'idée que chaque œuvre, même la plus originale, s'inscrit dans une chaîne infinie d'échos, et de ré-interprétations. 

L'IA générative révèle-t-elle ce que la littérature n'a jamais cessé d'être ? Oui, elle révèle que la littérature s’affirme avant tout comme un dialogue perpétuel avec ce qui l’a précédée, une création toujours prise entre invention et réécriture, et nous amène à nous dire ceci : que toute créativité littéraire oscille entre la volonté de créer du "nouveau" pour un auteur, et la nécessité pour lui de se confronter à un héritage textuel, et culturel, qu’il ne peut éluder. L’IA générative fera toujours ressortir cette ambivalence chez nous les humains, et c’est une bonne nouvelle. 





Notes

(1) Sur les mythes de l’IA générative cf. 5 mythes à déconstruire sur l’IA générative et la créativité - Harvard Business Review France, par Aurélie Jean,Luc Julia,Luc de Brabandère,Martin Saive,Thomas Doutrepont, HBR, 2024

(2) “La mort de l'auteur”,dans Le Bruissement de la langue, Roland Barthes, Essais critiques IV, ed.Seuil, 1968

(3) Dans le recueil de nouvelles Fictions, Jorge Luis Borges, 1952, Folio Gallimard, 2018 

(4) Cent mille milliards de poèmes, Raymond Queneau, 1961 Gallimard, Collection Hors série Beaux Livres, 1982

(5) L'Éducation sentimentale, Flaubert, 1869 Folio Classique, Gallimard, 2005

(6) La disparition, George Perec, 1969, Gallimard, Collection L’Imaginaire, 1989

(7) La Jalousie,  Alain Robbe-Grillet, Les Editions de Minuit, 1957 

(8) L'Emploi du temps, Michel Butor, Les Editions de Minuit, 1956

(9) La Route des Flandres, Claude Simon, Les Editions de Minuit, 1960

(10) Contre Sainte-Beuve, Marcel Proust, 1954 Gallimard, Folio Essais, 1987 

(11) Sur la façon dont une autre langue se crée dans la langue, voir aussi Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Les Éditions de Minuit, coll. "Paradoxe", 1993.

(12) L’Enéide, Virgile, 29-19 av. J.-C., Le Livre de Poche, 2016

(13) La Divine Comédie, Dante Alighieri, 1303-1321, Gallimard, Collection La Pléiade, 2021

(14) Roméo et Juliette, William Shakespeare, 1597, Gallimard, Collection Folio Classique, 2016

(15) Les Métamorphoses, Ovide, Ier siècle, Gallimard, Collection Folio Classique, 1992

(16) Le Décaméron, Boccace, 1349-1353 Gallimard, Collection Folio Classique, 2006

(17) Pour une réflexion sur les régimes historiques des Arts, voir Le Partage du sensible, par Jacques Rancière, La Fabrique Éditions, 2000.

(18) De l’Allemagne, Mme de Staël, 1813, GF, 1993

(19) Les Contemplations, Victor Hugo, 1856, Gallimard, Collections Poésie, 1973

(20) Sèméiotikè, Julia Kristeva, 1969, ed. Seuil, Collection Points Essais, 2017

(21) Op. Cit. dans Essais critiques IV, ed.Seuil, 1968

(22) La Métamorphose, Franz Kafka, 1915, Le Livre de Poche, 2024

(23) Les Misérables, Victor Hugo, 1862, Gallimard, Collection Folio Classique, 2017

(24) Frankenstein ou le Prométhée moderne, Mary Shelley, 1818, GF, 2023 

(25) 1984, George Orwell, 1950, Gallimard, Collection Du monde entier, 2018

(26) Beloved, Toni Morrison, 10/18 Poche, 1987

(27) Les Aventures d'Olivier Twist, Charles Dickens,1838, Gallimard, Collection Folio Classique,1973

(28) Mémoires d'Hadrien, Marguerite Yourcenar, 1951, Gallimard, Collection Folio, 2019

(29) Poésies et autres textes, Stéphane Mallarmé, 1893, Le Livre de Poche, 2005

(30) Lire le théâtre I, ed. Belin, coll. « Lettres sup », réédition 1996

(31) Cf. Du côté de chez Swann, Marcel Proust, 1913, Gallimard, Collection Folio Classique, 1988

(32) Mrs. Dalloway, Virginia Woolf, 1925, Gallimard, Collection Folio Bilingue, 2022

(33) Le Rouge et le Noir, Stendhal, 1830, Gallimard, Collection Folio Classique, 2019

(34) Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos, 1782, Gallimard, Collection Folio Classique, 2006

(35) Bartleby le scribe, Herman Melville, 1853, Gallimard, Collection Folio, 1996

(36) Moby Dick, Herman Melville, 1851, Gallimard, Collection Folio Classique, 1996

(37) Cf. Dialogues, par Gilles Deleuze, Claire Parnet, 1977, Flammarion, 2023

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