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Photo du rédacteurTimothée Beaujard

L'oreille musicale °9 : La Deep House n’est pas une musique de plage. Focus sur Scissor & Thread




Depuis les labels relativement confidentiels de Brooklyn et Hambourg jusqu’aux interminables playlists youtube à fond d’écran tropicaux, les années 2010 auront vu le renouveau, la globalisation puis un désintérêt croissant pour la Deep House. Etrange destin et sentiment de déjà-vu pour ce courant musical apparu sur la côte Est des Etats-Unis au mi-temps des années 1980. Déjà en 2008, dans un texte accompagnant la sortie et servant d’introduction à son magistral Midtown 120 Blues sur Mule Musiq, Terre Thaemlitz aka DJ Sprinkles disait son écœurement face à la commercialisation du genre qui passait sous silence le contexte politique et social qui lui avait donné naissance :  

 

« Twenty years later, major distribution gives us Classic House, the same way soundtracks in Vietnam war films gave us Classic Rock. The contexts from which the Deep House sound emerged are forgotten: sexual and gender crises, transgendered sex work, black market hormones, drug and alcohol addiction, loneliness, racism, HIV, ACT-UP, Thompkins Sq. Park, police brutality, queer-bashing, underpayment, unemployment and censorship - all at 120 beats per minute. ». 

 

Afin de lutter contre cette décontextualisation, Terre Thaemlitz s’est inlassablement bagarrée pour faire retirer sa musique des plateformes de streaming et de youtube et pour faire en sorte qu’on ne puisse plus y accéder sans connaître l’origine du genre et de son engagement politique et musical. Ses écrits et productions sont donc uniquement compilés sur le site de son label Comatonse.  


 

 

Face A : Frank & Tony – Ethos [Scissor & Thread] 22 mars 2024 

 

Aujourd’hui que l’effervescence autour du courant musical retombe, on est tenté de crier « la deep house est morte, vive la deep house » et de tourner le regard vers des labels comme Scissor & Thread qui continuent de porter scrupuleusement l’héritage des premiers temps. Fondée à Brooklyn en 2011 par Francis Harris et Anthony Collins, la maison de disques entend rester fidèle à l’esthétique et à l’éthique décrite par Terre Thaemlitz avec qui ils ont régulièrement collaboré.  

Sous les pseudonymes Frank&Tony, les deux fondateurs ont sorti l’album Ethos en mars 2024 dans ce but. Stylistiquement, on retrouve les grandes lignes qui caractérisent la Deep House : une house épurée et mélancolique, ramenée à un kickdrum rond et chaud, des claps sur les deuxième et quatrième temps, des hi-hats à contretemps, des nappes de synthé cotonneuses qui empruntent certains accords au jazz, quelques touches de piano et une recherche permanente de la délicatesse. Les deux musiciens ne s’en cachent pas, l’album est même pensé comme une reconnaissance de dette. En marge de la sortie de l’album Anthony Collins précise : « “We’re only able to make house music because of the vast legacy of producers from New York, Detroit and Chicago who laid the foundation for what we do today, In many ways it can never really live up to that legacy as our art is born out of privilege rather than necessity to create spaces of political desire in the face of marginalization. So what does this mean? We take that legacy very seriously and we want our stamp on this history to resonate with current and future generations as a bridge to the real history behind it." 

 



 

Bien loin d’Ibiza et des festivals mastodontes, la deep house est une musique introspective, un écrin où s’exprime une souffrance intime et le besoin d’un espace où danser pour mettre en commun et dépasser cette souffrance partagée. Le ciseau et le fil, emblèmes du label, portent en cela une triple fonction depuis la plaie que l’on suture au travail musical de précision et les liens tissés à travers la musique. Harris appuie dans ce sens : « House music has always been an expression of political desire as it often was the only safe space for communities to come together in ways that society at large disallowed ».  




  

Face B : Soela – Dark Portrait [Scissor & Thread] 6 septembre 2024 

 

L’ethos de Scissor & Thread c’est aussi de proposer une plateforme qui permette aux artistes de prendre leur temps pour s’exprimer sur des formats longs quitte à prendre un risque financier plutôt que de les pousser à sortir des EP et singles pour occuper artificiellement l’espace médiatique. C’est ainsi que le label a fait paraître ce vendredi Dark Portrait, le deuxième album de Soela, pseudonyme de la musicienne russe installée à Berlin Elina Shorokhova. Rejoignant la thématique du dossier hebdomadaire de Collateral, Shorokhova a expliqué dans diverses interviews combien il lui avait été difficile de produire ce deuxième opus. Inhibée par la réception enthousiaste et tout à fait méritée de son excellent premier album Genuine Silk sur Dial Records en 2020, elle ne se pensait plus capable de produire une musique comparable. Elle s’est alors progressivement focalisée et crispée sur sa voix et sa qualité de jeu au piano perçues comme des faiblesses insurmontables. C’est de cette remise en question qu’elle tire la matière première de son deuxième album. Alors que Genuine Silk impressionnait par une insolente maîtrise texturale et de savants emprunts au breakbeat et à la techno, Dark Portrait tend davantage vers l’ambient et le néoclassique. La voix et le piano sont finalement assumés comme imparfaits et mis au service d’une introspection manifestement douloureuse. Soela présente en effet cet album comme l’autoportrait d’une artiste qui doute de sa capacité à dire et particulièrement dans une situation où, russe installée à Berlin, elle constatait impuissante l’offensive menée par son pays d’origine en Ukraine. 

 

On comprend tout à fait comment ce projet a pu intéresser Scissor & Thread et Francis Harris qui n’a jamais caché ce que sa musique pouvait devoir à l’expression du deuil et de la douleur. Il participe d’ailleurs au titre ‘Through the Windows’ qui s’ouvre sur une contrebasse, un piano, quelques bruits parasites devant le microphone et un sample d’enfants qui jouent en arrière-plan. Le piano vient ensuite bégayer sur une note avec insistance annonçant l’entrée de la section rythmique. On retrouve, dans ce piano à contre-emploi, ses propres productions mais aussi celles de John Roberts que Soela cite comme inspiration. 



 

‘Drowning’ accueille Module One qui avait déjà collaboré au premier album. Le titre éponyme, où le delay fait rebondir des sons cristallins en cascade, tire du côté de la dub house hivernale. ‘February Is Not Going To Be Forever’ y répond avec la participation de Lawrence et un rythme plus entraînant. Sur ‘Even If I Ask You To Stay’ Soela assume pleinement sa voix comme instrument principal avec un phrasé et des harmonies qui semblent empruntées au R&B sur une contrebasse, un piano et des percussions downtempo.





L’album se clôt sur l’excellent ‘The Darkest Hour Before Sunrise’ où une contrebasse marche avec délicatesse sur des superpositions de nappes de synthés qui rappellent le meilleur de Boards of Canada.  


A travers ces deux albums, Scissor & Thread continue, avec beaucoup d’élégance, de tirer la Deep House sur de nouveaux chemins sans pour autant en compromettre l’héritage ou négliger les enjeux politiques et sociaux qui le sous-tendent. Et nous leur en savons gré. 

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