Intertextualité, emprunts, influences, autoprésentations… La théorie littéraire a consacré des objets si souples que beaucoup d’entre eux semblent prêts à l’emploi pour aborder la musique. Pourtant, la musicologie ne se précipite que marginalement sur les arts poétiques. Et si c’était pourtant là qu’elles pourraient repenser ses pratiques.
Les analogies entre texte et musique sont légion et l’échange des outils d’analyse est presque systématique quand il s’agit de parler d’opéra. Bien logiquement, Sarah Nancy a besoin de la Rhétorique d’Aristote pour souligner le plaisir du spectateur aux airs de fureur et démêler les ressorts de la catharsis[1]. De même, pour rendre compte de la contribution de la musique au « mouvement du sens », Ana Stefanovic[2] recourt à Ricoeur pour dégager le feuilleté énonciatif prompt à expliciter le mouvement réflexif d’Armide ou Médée au fil de tel ou tel monologue d’une tragédie lyrique de Quinault et Lully.
Devant des productions telles que Don Giovanni aux enfers de Simon Steen-Andersen (un sequel de Don Giovanni) ou le prequel de Cosi fan tutte de Nicolas Bacri et Eric-Emmanuel Schmitt, le livre Fictions transfuges de Richard Saint-Gelais s’impose comme un outil sur-mesure pour l’analyse de tel ou tel débordement « para-diégétiques ». Mais si les pistes de collaboration entre études littéraires et musicologie semblent se multiplier ces dix dernières années, c’est aussi que l'attention s'est accrue sur l’inflation des documents qui en accompagnent la circulation de la musique. Puisque la pratique musicale se prolonge en comparutions médiatiques, il peut être utile, dans la suite des travaux d'Anne Outram Mott sur les entretiens culturels à la radio, de mobiliser les écrits de Philippe Lejeune pour expliquer pourquoi Régine Crespin parle plus de son intimité et beaucoup moins d'opéra dans sa Radioscopie de 1971 que dans ses interviews des années 1950. Même l'analyse des formes musicales (qui pourrait ressembler à une forteresse imprenable par les musicologues les plus formalistes), peut trouver des formulations autrement précises dans les détours par l’analyse des textes de la littérature. Dans un passage de Figures III sur le « monologue intérieur », Genette reprend à Joyce l’idée que l’essentiel « n’est pas qu’il soit intérieur, mais qu’il soit d’emblée (« dès les premières lignes ») émancipé de tout patronage narratif[3] ». Cette même idée sert d’appui à Guy Lelong pour penser la « double multiplicité que sont la polytonalité et la polyrythmie » dans les « trois ballets ’’russes’’ » de Stravinsky[4].
C’est-à-dire que les études littéraires peuvent ouvrir de nouveaux horizons épistémologiques pour la musicologie. L’histoire des rapprochements entre études littéraires et musicologie a pris un tournant quand, en 1981, Françoise Escal abordait les procès en appropriation faits à Mozart sur ses « concertos-pastiches » dans le séminaire que Gérard Genette animait à l’EHESS sur la « transtextualité ». Le recours à des catégories des sciences du texte permettait à la musicologue d’aborder la dynamique poly-auctoriale dans sa fécondité spécifique plus que dans les recherches d’antériorité dont les musicologies plus internalistes ont l’habitude.
De même que la lecture de La Reprise de Kierkegaard peut être utile au musicologue qui enquête sur des œuvres répétitives, la lecture d’un livre comme Du pastiche de Paul Aron ou La seconde main d’Antoine Compagnon apporte à la recherche sur les pastiches musicaux de quoi penser le dédoublement d’autorité dans un texte musical au-delà du seul enchâssement formel entre pastiché et pastichant. Si beaucoup de genres musicaux se déploient sur un modèle littéraire par défaut, c’est donc que les études littéraires peuvent avoir une certaine avance sur des questions comme l’emprunt ou la citation qui, par exemple, peuvent appeler la lecture de L’anxiété de l’influence de Harold Bloom dont les réflexions sur le canon littéraire se prolonge aussi bien dans les travaux du musicologue Joseph Kerman, de la même façon que la génétique des sketch studies a permis d’ouvrir le champ à des recherches récentes sur les Esquisses musicales (dir. François Delécluse) (Brepols, 2023). Alors que Sophie Rabau établit quelques ponts entre les interpolations visées par la philologie et les pratiques de la cadence en musique dans L’Art d’assaisonner les textes (Anacharsis, 2020), il apparaît que la contribution des études littéraires à la musicologie peut dépasser la seule question de la méthode. Il en va d’une affaire de langue et de créativité dans la conduite des recherches.
Au-delà des théories littéraires qui outillent la musicologie pour aborder des objets, la poétique pourrait aller jusqu’à renouveler ses perspectives à partir des nouveaux récits sur l’histoire musicale. Par exemple, Léonor de Récondo a publié K. 626 (éditions Maison Malo Quirvane, 2020), une lettre imaginaire de Süssmayr – l’élève de Mozart connu pour avoir complété le Requiem – qui part du principe que la motivation principale du musicien au travail délicat d’achèvement de l’œuvre ultime, trois mois après la mort du génie, tenait essentiellement dans un désir très charnel du corps de Constance, la veuve de Mozart. D’autres romans comme L’Affaire Vivaldi de Federico Maria Sardelli (Van Dieren éditeur, 2022) viennent compléter l’histoire connue des spécialistes d’un jeu d’hypothèses romanesques plus vraies que nature. En musicologue spécialiste de Vivaldi, Sardelli témoigne avoir plusieurs fois été amené à s’arrêter sur la vie du compositeur au cours de divers colloques où ses collègues lui renvoyaient : « Mais c’est un roman ! » Il est d’ailleurs symptomatique qu’après avoir récompensé L’Affaire Vivaldi en 2023, le prix Pelléas qui récompense un livre sur la musique « pour ses qualités littéraires », a primé un roman pour la seconde année consécutive en 2024 (Les maîtres de Bayreuth de Charlie Roquin paru au Cherche-midi).
Une musicologie qui devient roman ose à peine s’appeler « musicologie ». Ces romans prolongent les faits avérés de l’histoire de la musique par des fictions spéculatives qui portent à imaginer l’histoire de la musique sous des angles oubliés par la musicologie : le désir, les sociabilités des amateurs ou, pourquoi pas, les errances métaphysiques de tel créateur… C’est déjà par le détour de la fiction et par l’invention d’Adrian Leverkühn que Thomas Mann arrive à formuler les apories de l’humanisme sous régime industriel. Arthur Morisseau publiait récemment sa thèse Les Partitions de Proust (Garnier, 2023) où le recours à un compositeur fictif (Vinteuil) est justifié par la recherche d’une vérité de la musique que le récit de mondanités réelles ne saurait formuler assez précisément. (Quand bien même l’allusion serait alors entendue comme un régime de précision d’un nouvel ordre.) À croire que c’est dans une stylistique de fiction que s’ouvre la conception proustienne de la musique, sont récemment parus coup sur coup La vraie vie de Vinteuil de Jérôme Bastianelli (Grasset, 2019) et À la recherche de Vinteuil d’Etienne Barillier (Phebus, 2021). Là où la musicologie semble engluée dans le biographisme, ce serait donc paradoxalement dans le roman qu’elle trouverait quelques renouveaux. Paradoxe ou tangage ?
La convocation des études littéraires en musicologie va aussi exciter la création littéraire à faire œuvre d’une musicologie alternative. À l’heure où Frédéric Sounac romance à volonté sa biographie du compositeur Hans Rott pour, au-delà du constat à sec d’un destin tragique, penser son nouage avec la situation de suprématie imposée par l’autorité de Brahms sur l’Europe musicale de son époque, nous avons nous-mêmes jouer des largesses de la fiction pour pouvoir faire entendre une parole de fan (fictive), Francine Leduc, dans un colloque consacré à Pavarotti organisé aux Salons Curnonsky à Angers en avril 2022 par l’association Dire et chanter les passions. Dix ans plus tôt, le feuilleton Meurtre au Conservatoire pour France Musique à l’été 2012 permettait de mettre en dialogue un graphologue et un musicologue dans un jeu de rôle au potentiel heuristique alors insoupçonné. À la faveur d’une intrigue qui impliquait un manuscrit de Ravel dans la sacoche de la victime, nous avions organisé la rencontre du graphologue Serge Lascar avec le fondateur de l’association Les Amis de Maurice Ravel, Manuel Cornejo. Le premier ayant, pour de vrai, sympathisé avec le second (au point de devenir adhérent de l’association), celui-ci a spontanément mobilisé celui-là à l’heure de lancer des recherches sur la pathologie dont souffrait le compositeur à la fin de sa vie. À la parution du livre Le cerveau de Ravel (Odile Jacob, 2023), nous pouvions voir à quel point le neurologue Bernard Lechevalier et le médecin Bernard Mercier ont pu avancer plus loin leurs diagnostics à partir des constats graphologiques des écrits des dernières années de la vie du compositeur obtenus auprès de Serge Lascar. C’est ainsi qu’une pure fantaisie radiophonique a créé des dynamiques relationnelles propices à faire avancer la connaissance de Ravel.
En pensant les œuvres musicales dans le continuum des discours qu’elles percent, tranchent ou prolongent, nous pouvons faire de ces expériences de pensée à même d’ouvrir le discours sur la musique à l’expérimentation poétique. Quitte à organiser des jeux de rôle pour mettre la parole experte en situation de redimensionner l’horizon de ses discours.
David Christoffel est auteur de l’essai Les petits malins de la grande musique (PUF, 2023), dans lequel figure un certain nombre des exemples cités ici. Il est aussi auteur et réalisateur de l’émission indépendante Metaclassique, où la musicologie dialogue chaque semaine avec les études littéraires, mais aussi les sciences sociales, l’histoire des techniques, la linguistique, la diplomatie….
Notes
[1] Sarah Nancy, « Chanter l’invective. Les scènes de fureur dans la tragédie lyrique », Invectives. Quand le corps reprend la parole, D. Girard et J. Pollock (dir.), Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2006, p. 187-201.
[2] Ana Stefanovic, La musique comme métaphore. La relation de la musique et du texte dans l’opéra baroque français : de Lully à Rameau, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 303.
[3] Gérard Genette, « Discours du récit », Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 193.
[4] Guy Lelong, Déductions de l’art, Presses Universitaires de Liège, 2023, p. 61.
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