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  • Photo du rédacteurPhilippe Beck

Musique, entre destin et caractère


Philippe Beck (c) Marché de la Poésie

Nous sommes tous « liés à la musique ». Je le suis donc inévitablement. Fatalement ? Avant d’y revenir, et de renouer le destin qui s’entend au caractère qui écoute et entend être libre, il faut se demander qui est ce « Tous » entre chaos informe et multiple dévorant et qui n’est aucune communauté connue. Il ne se réduit pas à l’espèce humaine. Dans un tel ensemble vivant, il y a les animaux et les végétaux, extrêmement sensibles aux harmonies, la science le dit désormais. Les humains, qui embrassent leur âme végétative et leurs « pulsions animales », ne sont que l’extension réputée pensive d’une telle sensibilité générale aux sons harmonieux (consonants ou dissonants, ce n’est pas la question). Le « cri philosophique » des Sirènes, devenu chant, est le possible destin oriental-occidental de l’humanité. Pourquoi ? Parce qu’il est animalement pensif. « Animalement pensif » : on traduit ce fait complexe en le sublimant sous le « concert spirituel » comme si le corps n’était pas principalement engagé dans l’affaire. Et cette expression douloureuse (essentiellement élégiaque, même jusqu’au « drame joyeux ») suscite un plaisir mêlé de peine qui est l’ordinaire toujours étonnant dû à l’émotion (l’expérience) musicale. Les musiques en appellent à « nous tous », à chacun et à ce qui est commun, paradis dispersé des uns et des autres, et elles donnent forme à un tel paradis en enfer. Elles sont même le tissu vibrant de nos relations tendues dans le monde qui se passionne pour la banalité du mal.

Ce qui peut mener une « âme dans un corps » à écrire de la poésie, toujours tentée par la « musique des mots » quoi qu’il en soit (ut musica poesis), c’est l’idée de chercher à dire sensiblement le « concert spirituel » des corps assemblés et déchirés, la guerre dans la paix ou la guerre à la « paix des âmes », la guerre à la guerre, l’infinie souffrance qui veut mettre fin à ses jours et n’y parvient pas. Car la musique (et l’idée de la prose, c’est encore la musique) impose à la lumière de commander à la nuit et, même si elle est aveugle comme l’amour, elle ne peut jamais obéir aux ténèbres. Les Sirènes sont des chanteuses suicidaires et notre résistance à leur charme a autant de force que leur chant.

Je vous ai répondu en impersonnage au milieu du grand multiple d’élans qui se croisent et se retrouvent par exemple au concert ou même seuls, chacun, près des lointains, car la musique, chaque musique, dit (« crie philosophiquement ») ce lointain personnel-impersonnel que nous partageons tous, et tout près des fleurs et des animaux, même s’ils ne dansent pas. De quel lointain s’agit-il ? Je parle du bonheur, car la poésie obéit toujours à l’idée du bonheur, à l’idée d’un caractère près des autres caractères, non pas soumis au même destin par je ne sais quel héroïsme stoïque, mais libre de recomposer de jour en jour le « bonheur public » - si on peut employer l’un de ces mots qui contenaient, selon Arendt, le « trésor perdu des révolutions ». Ses harmoniques résonnent dans les noms propres qui composent nos jours d’héritiers sans testament, Victor Jara ou Mozart, Robert Wyatt ou Schumann, Morton Feldman ou Scarlatti. Et c’est aussi pourquoi chaque vivant a un nom, différence non identique et répétition dans la différence qui passionne. « Mélomane qui oublie la musique de son propre nom », voilà une possible définition de l’être humain. Il a tendance à oublier le chant libre qu’il est avec les autres, et la musique le lui rappelle fortement. Je suis un être humain.




Dernier livre paru : Philippe Beck, Ryrkaïpii, Flammarion, "Poésie", février 2023, 296 pages, 20 euros

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