Le corps des femmes : Shirin Neshat entre Milan, Paris et Téhéran
- Sara Durantini
- 2 juin
- 8 min de lecture

Il y a une réflexion qui revient, qui s’enroule sur elle-même, puis semble disparaître. Après quelque temps, elle réapparaît, s’enroule de nouveau, pour ensuite me donner l’illusion d’une trêve. Avec les années, j’ai fini par la relier à une perspective, à une vision. J’avais besoin de la situer dans un périmètre pour pouvoir l’observer, l’étudier, lui donner une forme et, avec cette forme, un nom. Ainsi, lorsque cela se reproduit et qu’elle s’insinue en moi, je sais comment l’affronter : j’ai un langage pour la nommer. Récemment, face aux œuvres exposées au PAC de Milan pour l’exposition de Shirin Neshat, Body of Evidence, cette réflexion est revenue avec toute son intensité et sa violence. Elle concerne le corps, non pas dans le sens de le posséder comme un objet inanimé, mais dans le sens d’être son propre corps. Et ici, la mémoire me ramène à l’étude de Jean-Luc Nancy : je ne suis rien d’autre que mon corps, « esprit incarné », « corps pensant ». Nancy parle d’une prise de conscience collective : nous sommes le corps. Et dans ce pronom personnel, « nous », est contenue l’humanité entière, ce qui relie chaque être humain à un autre. Chez Nancy, la réflexion s’élargit pour inclure la manière dont les individus entrent en relation les uns avec les autres, et donc les modalités de construction de ce que l’on pourrait appeler un corps collectif. Indissociable de ce discours est alors le partage de la socialité entre les individus : qui décide où finit l’inclusion et où commence l’exclusion ? C’est justement sur cette frontière subtile que se dessinent les trames de la socialité, des trames que, personnellement, j’ai souvent tendance à décliner à travers la question des genres.
Comme je le disais, cette réflexion spécifique sur l’être et sur le corps m’a profondément bouleversée face aux plus de 200 photographies et sélections de vidéos de Shirin Neshat exposées au PAC de Milan, sous la direction curatoriale de Diego Sileo et Beatrice Benedetti. Un parcours d’exposition à la mise en scène cinématographique, qui dès son titre, se présente comme un cri, un appel à prendre position sur notre manière d’être au monde, sur notre place à partir de notre propre corps. Le titre de l’exposition, Body of Evidence, suit ainsi une double trajectoire : d’un côté, il évoque la sphère judiciaire, comme si le corps était la preuve vivante d’un crime, ce qui témoigne de la violence subie, de la répression, de l’oppression politique et culturelle ; de l’autre, le corps devient espace d’identité, de dissidence, de mémoire et de résistance. À travers ses œuvres, Neshat interroge le rôle du corps, surtout féminin, dans des contextes d’autoritarisme, de fondamentalisme religieux et de patriarcat, en mettant en scène des subjectivités souvent réduites au silence. Le corps n’est donc pas seulement un objet de contrôle, mais aussi un sujet politique, un lieu de revendication et de prise de conscience.
L’exposition, qui selon l’intention des commissaires ne suit pas un ordre chronologique mais, comme ils l’écrivent « se déploie à travers les langages et les médiums privilégiés par l’artiste », se présente ainsi comme un appel à reconnaître le corps comme une preuve vivante de nos expériences individuelles et collectives, s’adressant autant à l’Occident qu’à l’Orient. Elle invite à réfléchir à l’urgence et à la nécessité de redéfinir les frontières entre inclusion et exclusion, entre visibilité et effacement, entre appartenance et marginalité. En ce sens, l’œuvre de Neshat devient un outil critique pour comprendre et reconstruire notre manière d’habiter le monde.
Le parcours d’exposition se développe sur deux niveaux : l’un photographique, l’autre cinématographique. Au cœur de la scène photographique, l’image devient témoignage, document, symbole. Les photographies sont de véritables narrations visuelles, racontant des histoires individuelles étroitement liées à la mémoire collective. Ce qui fascine, c’est la profonde interpénétration entre la recherche artistique et la dimension personnelle de l’artiste. Les œuvres de Shirin Neshat puisent dans le patrimoine culturel et symbolique islamique, tout en étant influencées par le cinéma d’auteur des années soixante, le documentaire américain et le réalisme magique sud-américain, qui ont marqué une partie de la littérature moderne et contemporaine, tant américaine qu’européenne. L’intense exploration de Neshat sur l’identité féminine offre au spectateur une nouvelle grille de lecture : une perspective qui part du Moyen-Orient, mais s’ouvre à une dimension collective et globale, dans un dialogue visant à rapprocher l’Orient et l’Occident, au-delà des stéréotypes et des barrières culturelles. C’est dans ce contexte que s’inscrit Land of Dreams, installation vidéo en noir et blanc et série photographique consacrées à des sujets américains, deux œuvres réalisées au Nouveau-Mexique en 2019. Un choix loin d’être anodin : le Nouveau-Mexique est un territoire profondément multiethnique, où la communauté blanche cohabite avec des immigrés hispaniques, afro-américains et des populations autochtones, dans un contexte marqué par une forte pauvreté. Il en ressort une image de l’Amérique contemporaine vue d’en bas, à travers les yeux de celles et ceux qui restent souvent invisibles : immigrés, minorités, classes sociales marginalisées.
Avec ce projet, Shirin Neshat a voulu immortaliser un fragment de société destiné à se transformer en profondeur, en laissant une trace visuelle et humaine qui préserve la mémoire d’une identité en perpétuelle mutation.
Le parcours photographique se poursuit avec certaines œuvres tirées de Women of Allah, la série sur laquelle Shirin Neshat a travaillé entre 1993 et 1997, et à travers laquelle elle a exploré la complexité de l’identité féminine en Iran après la révolution islamique de 1979. Dans ces images, en noir et blanc éclatant (qui deviendra la signature stylistique de sa recherche visuelle) Neshat représente des femmes iraniennes voilées, souvent armées, plongées dans une atmosphère suspendue entre dévotion et militantisme, silence et résistance. Cette exploration part de sa propre chair : en effet, c’est souvent son propre visage, son propre corps, qui deviennent la preuve tangible de la complexité vécue par la figure féminine, prise entre oppression et affirmation de soi. La femme islamique post-révolutionnaire n’est pas seulement victime des restrictions imposées par le régime, elle est aussi un sujet actif, souvent porteuse, et parfois même gardienne, de cette idéologie. La présence des armes aux côtés du corps féminin souligne son implication directe dans les mécanismes du pouvoir, déconstruisant ainsi les visions simplistes et occidentales de la femme musulmane, trop souvent réduite à une figure passive ou soumise. Le regard de Neshat n’est jamais accusateur : au contraire, il devient un dispositif critique et poétique, capable d’explorer les multiples facettes culturelles, sociales et psychologiques de ses protagonistes. Women of Allah devient ainsi une réflexion visuelle profonde sur l’identité, l’appartenance et sur la possibilité (ou l’impossibilité) de concilier foi, féminité et liberté.
Parmi les installations vidéo présentées dans le parcours de l’exposition, il convient de signaler The Fury, qui aborde le thème de l’exploitation sexuelle des femmes prisonnières politiques par le régime de la République islamique d’Iran. Soumises à de graves tortures et à des violences sexuelles, ces femmes ne parviennent pas à se remettre émotionnellement des souvenirs traumatisants des brutalités subies, même après avoir retrouvé la liberté. La protagoniste de The Fury est en effet une ancienne détenue iranienne qui, bien qu’en sécurité aux États-Unis, continue à être hantée par les abus vécus, dans une sorte de cauchemar où les temps et les lieux se confondent. Une fois encore, le corps, et en particulier le corps des femmes, devient un champ de bataille où le conflit continue de se jouer dans une lutte implacable de pouvoir et de répression patriarcale. Les photographies et les séquences vidéo ont été réalisées au printemps 2022, peu avant la mort de Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs à Téhéran le 13 septembre pour avoir prétendument mal porté le hijab, et décédée le 16 septembre à la suite de violents coups. Sa mort a déclenché un vaste mouvement de protestation, Femme, vie, liberté, à la fois courageux et étendu, en Iran et à l’international.

Le corps de la femme et les questions de genre sont au cœur de la trilogie composée de Turbulent, Rapture et Fervor. Il s’agit de trois installations vidéo réalisées par Shirin Neshat entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, dans lesquelles l’artiste met en scène (à travers un usage raffiné du noir et blanc, du son et d’une structure d’image duale (homme et femme, silence et voix, espace clos et horizon ouvert) les dynamiques de pouvoir, de silence et de résistance qui définissent la relation entre le masculin et le féminin dans les sociétés islamiques. Cette relation devient une métaphore universelle de l’identité, du contrôle et du désir. En effet, bien que ses œuvres s’ancrent dans un contexte culturel spécifique, celles de Shirin Neshat s’adressent à tous : elles interrogent les frontières du genre, les formes du pouvoir et les façons dont les corps, en particulier les corps féminins, sont représentés, régulés ou réduits au silence.
C’est précisément l’universalité de son langage et de sa recherche artistique, ainsi que l’actualité d’un récit qui, à partir de l’expérience autobiographique, s’ouvre à des réflexions collectives et politiques, qui constitue le fil rouge reliant l’exposition milanaise à son nouveau défi créatif : la mise en scène de Aida de Giuseppe Verdi.
Du 24 septembre au 4 novembre 2025, Shirin Neshat présentera en effet à l’Opéra Bastille de Paris sa propre interprétation du célèbre mélodrame verdien. Là encore, c’est le corps (corps politique, corps féminin, corps collectif) qui deviendra le centre de la narration. Neshat se confrontera à une histoire située dans l’Égypte ancienne, mais d’une actualité brûlante dans ses dynamiques de pouvoir, d’identité et de conflit. Sa mise en scène promet de relire Aida à la lumière des tensions contemporaines entre Orient et Occident, foi et autorité, amour et oppression, en redonnant une voix à ces personnages, en particulier les figures féminines, trop souvent réduites à des symboles, pour leur restituer une dimension tragiquement humaine. Comme elle l’a déclaré elle-même dans l’interview accompagnant la présentation de ce projet :
L’une de mes signatures stylistiques est l’attention portée à la figure féminine. Étant moi-même une femme, j’ai toujours vu dans les femmes, en particulier les Iraniennes, une source inépuisable d’inspiration. Des femmes qui ont beaucoup souffert, mais qui sont restées rebelles, combatives, fières. Mes œuvres explorent toujours la contradiction, les paradoxes : des femmes soumises, opprimées, sous une pression énorme, mais aussi puissantes, déterminées, jamais vaincues. Il y a toujours une forte dualité […]. En tant qu’artiste iranienne et musulmane, je me suis demandé comment rester fidèle à la beauté originelle de l’opéra, à sa musique, à sa complexité narrative, sans pour autant ignorer les critiques légitimes venant du monde arabe et islamique. L’édition 2025 sera, de ce point de vue, plus brute, plus critique. J’ai voulu proposer une lecture plus honnête de la manière dont l’opéra représente « l’Autre » : qui est l’Occident et qui est l’Orient ? Qui est le « sauvage » et qui ne l’est pas ? Les réponses ne sont pas simples, et ma version reflète cette complexité. Il devient de plus en plus difficile de séparer religion et pouvoir politique. Et ce qui est troublant, c’est à quel point cela reflète la réalité actuelle.
Avec sa nouvelle mise en scène, Neshat souhaite que le public puisse redécouvrir non seulement la grandeur musicale de l’œuvre verdienne, mais aussi son extrême actualité et sa capacité à interroger le monde contemporain. Pour elle, travailler sur Aida n’a pas seulement signifié se confronter à un chef-d’œuvre de la tradition lyrique occidentale, mais aussi entreprendre un parcours personnel, une occasion de réfléchir sur elle-même à travers l’art et la mémoire collective.
C’est à partir de cette même perspective que l’artiste abordera également la mise en scène d’Orfeo ed Euridice, qui sera présentée au Teatro Regio de Parme les 23, 25, 29 et 31 janvier 2026, à travers le prisme du regard et du corps féminin comme moyen de lire et d’interpréter l’Histoire.
Et c’est justement ce corps, fragile et politique, intime et collectif, qui, à la manière de Jean-Luc Nancy, ne se possède pas mais se vit. Un corps toujours en relation, exposé à l’autre, à l’histoire, à la mémoire. Un corps comme premier et dernier lieu de l’être-au-monde : surface sensible où s’écrit l’expérience, et en même temps champ de tension entre visible et invisible, identité et altérité.
