« Réparer des vivants » : 10 ans après le 13 novembre 2015, Jean-Xavier de Lestrade fait œuvre de mémoire dans une série qui fait déjà date
- Delphine Edy
- il y a 51 minutes
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Dans la nuit du 13 novembre 2015 à Paris, des commandos islamistes revendiqués par Daech faisaient 130 morts et 413 blessés hospitalisés. Ce furent les attentats les plus meurtriers jamais perpétrés en France. La grande majorité d’entre nous a gardé de cette sinistre nuit un quelque chose qui n’a jamais trouvé à se cicatriser : en tout premier lieu, celles et ceux qui ont vécu directement dans leur chair et leur âme cette nuit de l’horreur ; celles et ceux, ensuite, témoins indirects de cette salve d’extrêmes violences, qui ont attendu des nouvelles de leurs proches, les ont cherchés, puis accompagnés au quotidien pendant des mois, des années ; celles et ceux qui ont alors passé la nuit les yeux rivés sur leur écran de télévision ou celui de leur smartphone, scrutant toute nouvelle notification ; celles et ceux, aussi, qui ont ainsi revécu un traumatisme ancien et furent alors privés de la possibilité de prendre le métro, d’aller boire une bière en terrasse, d’acheter une place de concert… Toutes et tous ont pourtant continué à vivre, après avoir enterré leurs morts, leur insouciance, leurs rêves.
C’est à tous ces vivants que Jean-Xavier de Lestrade choisit de s’adresser dans une série en huit épisodes – Des vivants –, dans laquelle le réalisateur se propose de retracer l’histoire, largement méconnue, d’un groupe de (sur)vivants singuliers : les onze hommes et femmes retenus en otages pendant plus de deux heures par deux terroristes dans un étroit couloir du Bataclan, jusqu’à l’assaut de la BRI. Après avoir recueilli les témoignages de sept d’entre eux, avec son scénariste Antoine Lacomblez, ils ont construit un dispositif dramaturgique permettant de raconter au plus près du réel, leur processus de (non-)retour à la vie. Si le récit se construit d’abord au prisme de la temporalité – les titres des quatre premiers épisodes en sont le reflet : « les jours d’après », « les semaines d’après », « les mois d’après », « l’année d’après » – il bascule ensuite dans un processus qui relève davantage du performatif : (se) réparer, « se relever (ou pas), « sortir du couloir », « témoigner ». Au travers de cette « dramaturgie à deux temps[1] », le premier étant celui de la reconstitution pas à pas permettant de se figurer les faits, le deuxième celui de la projection et de la métamorphose qui s’opère, toutes et tous, témoins historiques, actrices, acteurs, spectatrices et spectateurs ont la possibilité de participer à ce long combat pour la vie et de redevenir des vivants dans cette lutte pour la liberté et la défense de la démocratie.
Pour faire le récit de l’indicible, l’horreur de ces deux heures et dix-neuf minutes dont aucun otage n’a jamais pensé réchapper, l’équipe est partie d’une démarche documentaire : entretiens menés avec les vrais otages, archives médiatiques (vidéos prises le soir-même, extraits de journaux télévisés, de la presse, du procès…) retour sur les lieux de l’attentat, au sein même du Bataclan. Il ne s’agissait pas, pour autant, de donner dans le voyeurisme ou dans le film d’horreur, mais bien de figurer de la manière la plus juste possible ce qui reste, dix ans plus tard, toujours assez largement inimaginable. Dès lors, à partir de ces traces documentaires, c’est davantage une « fiction critique » qui s’écrit à l’écran, permettant d’« interrog[er] les conditions de possibilité de tout savoir, de toute saisie cognitive, du sujet, […] mais aussi de l’histoire, de l’être et du lien social, du devenir individuel ou collectif, de l’acte créateur[2] ». Les témoins directs, celles et ceux qui se nommeront ultérieurement les « potages » (contraction de potes et otages), ont eu souvent bien du mal à se souvenir, à remettre les événements dans l’ordre, lorsqu’ils tentent, ensemble, de se re-raconter l’histoire : leurs blancs mémoriels sont nombreux, les séquelles lourdes, les récits lacunaires, ou alors c’est un état d’hypervigilance qui domine (comme celui de David joué par Thomas Goldberg) et entrave la guérison. Comment pourrait-il en être autrement lorsque l’on aborde la question des traumatismes ?

Pour se réapproprier sa propre histoire, chacune, chacun va avoir besoin des autres, de celles et ceux dont les destins se sont liés à jamais cette nuit-là. Et l’écriture prend alors une tournure tchékhovienne. Non seulement, il n’y a pas de centre, pas de personnage principal : toutes et tous sont sur le même plan, aucune vie ne compte double ou triple comme au Scrabble. Au fil des huit épisodes, les portraits des « potages » s’esquissent lentement, à grands traits d’abord, puis de plus en plus finement, en donnant à voir leurs fragilités, leurs fantômes, mais aussi leur joie et leur courage. Surtout, la tragédie s’écrit dans les gouttes d’eau du quotidien de vies saccagées, leurs vies d’avant sont en effet condamnées dans ce qu’elles avaient pourtant de plus banal. Comme chez Tchekhov, l’avenir est compromis. Pourront-ils se réinventer ? C’est la trame qui se donne à lire, écho à la toute fin de Platonov : « Il faut enterrer les morts et réparer les vivants ».
Cette série est en réalité un genre de work-in-progress : c’est en faisant le récit de ces vies dévitalisées que la vie semble pouvoir rependre ses droits. Entre amis, dans leur vie intime, chez la psychologue, au sein des associations de victimes ou dans les bureaux de la BRI, c’est le Verbe qui s’impose : raconter, dire, interroger, se remémorer, à plusieurs, ensemble. Il faut que le récit advienne, de manière horizontale, sans hiérarchie, personne ne peut l’imposer d’en haut. Chacun en détient une part. Et ce n’est que lorsque toutes les pièces du puzzle auront été dites qu’une image pourra se former : celle, magnifique, que l’on découvre à la toute fin de la série – comme un nouveau clin d’œil à Tchekhov puisqu’il y aurait là un autre dénouement à La Cerisaie –, dans un véritable processus de reenactment.
Difficile de résister à enchaîner les huit épisodes (tous disponibles gratuitement sur France TV jusqu’au 16 décembre 2025). La série est éminemment bien construite et réalisée : le rythme est haletant, il suit celui des battements du cœur, entre accélération et ralentissements – parfois même jusqu’à l’apnée – ; les images sont belles, précises, justes, laissant toute sa place à une émotion qui ne va jamais vers le grand déballage : il y a de la pudeur et de la place pour la honte qui fut celle de ces êtres fauchés en pleine vie lors du concert de hard-rock des Eagles of Death Metal. La direction d’acteurs a été pensée au scalpel, de sorte que l’équipe puisse rester en tension, au plus près du réel, sur le fil du récit qu’ils (re)construisent.

Surtout, le vivant déborde sans cesse : ces formidables comédiennes et comédiens ont visiblement trouvé le chemin intime vers celles et ceux qu’ils incarnent, ce qui leur permet de « sortir » de leurs rôles et de dire quelque chose de plus juste encore, comme si un je ne sais quoi de l’expérience de ces « potages » leur avait été donné de vivre ensemble. C’est dans les relations nouées aux autres, dans l’interpersonnel, que s’écrit le récit, que des personnalités prennent forme, que le regard et le discours peuvent se (re)construire, le leur, mais aussi le nôtre. Tous ces êtres sont complexes et pétris de contradictions : Stéphane (Cédric Eeckhout) est attaché aux traces de cette effroyable traversée, il les conserve comme des talismans, mais c’est aussi lui qui a à cœur de retrouver toutes celles et ceux qui ont partagé le couloir, lui qui est le premier artisan de cette famille recomposée. Sébastien (Félix Moati) ne semble plus vouloir (pouvoir ?) sortir de sa nuit et, paradoxalement, il est plein d’une puissance de vie retrouvée ; Marie (Alix Poisson) est profondément entravée par son exceptionnel courage qui l’empêche pourtant longtemps de trouver le chemin ; son conjoint, Arnaud (Benjamin Lavernhe de la Comédie Française), vole littéralement en éclats pour mieux, ensuite, ramasser ses propres fragments et les recoller avec de la poudre d’or, à la manière d’un kintsugi, trouvant dans la recherche artistique une possible reconstruction.
Ce qui est particulièrement frappant dans ce casting, c’est qu’il n’y a pas de faiblesses. Chacun est à sa place, l’occupe pleinement, sans s’imposer : qu’il s’agisse des « potages », de leurs proches, des membres de la BRI, des psychologues et autres experts, ils ont réussi à incarner des êtres réels avec une sensibilité et une tenue qui révèle leur grande maîtrise de jeu : si certain.es restent dans l’ombre (pour les besoins du récit), ils n’en sont pas moins des maillons clés du work in progress qu’ils accompagnent pas à pas. C’est là encore un des tours de force de Jean-Xavier de Lestrade d’avoir réuni une équipe qui défend un projet mémoriel commun, où chacune et chacun semble s’être mis au service des autres.
Dans Réparer les vivants (2014), Mailys de Kerangal auscultait la manière dont on peut réparer celles et ceux qui restent après la perte d’un être cher, en redonnant vie aux condamné.es via le don d’organe. Ici, Jean-Xavier de Lestrade creuse le sillon de la réparation impossible de vies fauchées qui peinent à survivre au présent et se voient brutalement privées d’avenir, et qui, pourtant, peu à peu, en s’articulant les unes aux autres, parviennent à trouver une voie pour se réparer ensemble. La place de la musique dans leurs vies (ils se rencontrent quand même à un concert) et la place dramaturgique qui lui est donnée dans la série sont des clés de lecture importantes, capables de nous faire effleurer le réel, mais aussi de le transcender : les dernières images dans le jardin de leur nouvelle maison sont d’une justesse maximale. Car, il y a ce qui se dit, mais aussi ce qui ne se dira pas, qui restera tapi, faisant de ces pans de vie des choses vraies. Ce qui est certain, c’est que nous sortons de cette série grandis, réparés, plus vivants, plus vivantes. Nous voilà détenteurs et détentrices d’un savoir humain dont nous héritons par procuration et qu’il nous appartient de protéger et de transmettre.
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Réalisé par : Jean-Xavier de Lestrade
Scénaristes : Antoine Lacomblez et Jean-Xavier de Lestrade. Musique originale composée, dirigée et interprétée par Raf Keunen
Avec : Les « Potages » : Benjamin Lavernhe de la Comédie-Française, Alix Poisson, Antoine Reinartz, Félix Moati, Anne Steffens, Thomas Goldberg, Cédric Eeckhout Et avec Megan Northam, Aude Ruyter, Sophie Cattani, Foëd Amara, Stéphanie Palies, Mathias Jacquin, Denis Eyriey, Sylvain Debry, Genc Jakupi, Caroline Arrouas, Giovanni Ortega, Marie-Josée Gonzales, Sam Karmann, Aliocha Reinert, Anette Lowcay, Jean-Paul Comart, Gaétan Peau, Nicolas Wanczycki, Julie Sicard de la Comédie-Française, Sharif Andoura, Catherine Vinatier, Sarah Le Picard, François Perache
[1] J’emprunte ici l’expression à Henri Gouhier, Le Théâtre et les arts à deux temps, Paris, Flammarion, 1989.
[2] Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent : héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, p. 212.




