Enfin visibles : une intimité politique - « Nous autres » Donna Gottschalk, Hélène Giannecchini avec Carla Williams
- Delphine Edy
- 23 sept.
- 6 min de lecture

Depuis le 20 juin, il est possible de découvrir au BAL une exposition unique en son genre : c’est la première fois en Europe que les photographies de Donna Gottschalk se donnent à voir. Cette exposition est le fruit de la récente rencontre de la photographe américaine et de l’écrivaine et théoricienne de l’art française, Hélène Giannecchini, dont les textes inédits accompagnent les clichés tout au long d’un parcours en huit stations orchestrées avec délicatesse et juste distance. En écho, la présence de clichés de la photographe et historienne de l’art américaine Carla Williams permet de déplacer encore notre regard et de mieux éprouver intimement les enjeux inhérents à toute entreprise artistique visant à représenter. De quoi s’agit-il finalement ? De donner à voir, de transmettre, à moins qu’il ne s’agisse de garder une trace, ou même d’être vu.e… ? Trois femmes, trois générations, trois désirs qui donnent le sentiment de s’être longtemps cherchés.
Tout au long de sa vie, Donna Gottschalk a eu à cœur de garder la trace des êtres chers avec lesquels elle a tissé des relations au long cours, fortes et denses : qu’il s’agisse de personnes avec lesquelles elle a travaillé, vécu ou milité, ses images où l’amitié est reine offrent un panorama inédit de la société américaine LGBTQ+ des années 70. À l’époque, où les relations homosexuelles sont encore illégales aux Etats-Unis, ces clichés dessinent rétrospectivement une traversée esthétique et politique absolument singulière. Ils permettent de se figurer, aujourd’hui, la vie de ces personnes en marge, dans leur intimité et leur quotidien.
C’est cela qui touche Hélène Giannecchini en plein cœur lorsqu’elle rencontre l’artiste pour la première fois en janvier 2023 et qu’elle plonge dans ses archives. Car, elle-même a entrepris de saisir l’amitié dans ce qu’elle a de plus ordinaire, de plus évident aussi, dans les gestes du quotidien qui l’habitent. À cette époque, Hélène Giannecchini travaille à l’écriture d’une histoire « féministe, minoritaire, queer », parue fin août 2024 sous la forme du très beau livre Un désir démesuré d’amitié dont Collateral s’était déjà fait l’écho. On se souvient peut-être du constat initial de l’autrice, formulé sous la forme d’un paradoxe : « Longtemps j’ai cru que je n’existais pas ». Établir sa propre existence consiste alors pour elle à endosser les habits de l’archéologue qui fouille des archives dites minoritaires, afin de consigner des faits et des événements, mais, plus encore, de faire apparaître identités et relations. De tenter de les rendre visibles et audibles. De ne pas les laisser disparaître.

L’exposition « Nous autres » s’inscrit dans une véritable continuité. Pour se faire l’écho des affinités électives de Donna Gottschalk, Hélène Giannecchini et Julie Héraut, les deux commissaires de l’exposition, proposent un dispositif inédit, articulant photographies et littérature. Le récit original de l’autrice qui accompagne la déambulation dans le musée éveille immanquablement de multiples résonances, qu’elles soient politiques, intimes ou esthétiques. Aux images de Donna Gottschalk répondent, à plusieurs décennies d’écart, les mots d’Hélène Giannecchini. Leur attention commune pour les images absentes et les mots jamais écrits – qui disent quelque chose de profond de personnes qui n’ont pu s’exposer par peur des représailles – s’entrelace délicatement et donne naissance à un récit actualisé qui fait entendre l’impérieuse nécessité d’une histoire individuelle et collective, capable de faire émerger des forces de vies oubliées, de déplacer les marges au centre et de créer des structures capables d’accueillir du commun.
En parcourant l’exposition, on est frappée par la manière dont les liens se tissent, d’une photographie à une autre, d’une période à une autre, d’un visage à un autre… De ces images – très peu connues – se dégage une force singulière : la puissance du regard de celle – à l’origine si seule, comme exilée en son propre corps – qui reconnait, pas à pas, des êtres qui lui ressemblent et avec lesquels elle noue progressivement des liens exceptionnellement forts. Au fil des huit stations de l’exposition, c’est ainsi une véritable famille qui se dessine, un récit de filiations qui s’écrit, au prisme de visages, de postures et de regards.
Depuis Alphabet City, ce quartier très pauvre de New York, lieu de relégation dans les années 60-70, jusqu’à la côte Ouest où elle rejoindra plus tard des amies, Donna Gotschalk fait des lieux qu’elle habite un terrain d’exploration de l’humain. On rencontre tour à tour celles « qui ont à peine vingt ans » : ses amies Chris, Oak, Binky, sa sœur Myla, une femme transgenre, puis Marlene et Lynn et tant d’autres… Son premier appartement, aussi petit soit-il, lui offre la possibilité de réaliser ses premiers portraits et autoportraits, à l’abri des regards, dans la plus grande sérénité possible : ne surtout pas exposer celles qui souffrent déjà tant, faire en sorte de les garder vivantes tout en les protégeant. Exposées, elles ne le seront que très tardivement, des décennies plus tard, en 2018, au Leslie-Lohman Museum of Art à New York où le travail de Donna Gottschalk est présenté pour la première fois, ce dont le New York Times se fera l’écho en publiant un article au titre explicite : « The Most Famous Lesbian Photographer You’ve Never Heard of – Until Now ».
Ce qui se dégage de cette exposition au BAL, c’est la nécessité pour les visiteur.ses d’adopter une posture délibérément active, Donna Gottschalk ne choisissant que très rarement une position frontale. De sorte qu’elle nous donne à voir bien davantage ce qui apparaît comme des contre-champs, en laissant délibérément le champ absent. En adoptant une posture à front renversé, sans alternance donc entre deux points de vue, elle nous impose de reconstruire la part manquante, conscient.es que nous sommes cependant d’avoir sous les yeux le plus précieux, ce qu’on ne nous a jamais donné à voir : dans ce travail artistique, la marge devient le centre du monde. Comme le souligne Hélène Giannecchini : « Donna dévoile des trajectoires, au sens sociologique du terme, des individus pris dans leur époque, dans leur destin de classe, qui évoluent et se transforment. C’est une œuvre politique sans être démonstrative ». On comprend l’intérêt immédiat que manifeste Carla Williams lorsqu’elle découvre – sans le savoir – un cliché de Donna Gottschalk : il aura fallu attendre cette exposition pour que « cette sœur spirituelle » s’incarne enfin.

À la fin de l’exposition, on réalise qu’on a suivi quatre décennies de la vie de Myla, rencontrée enfant au début. Si une certaine familiarité se dessine alors, elle souligne d’autant les souffrances dont Myla ne parviendra jamais à se défaire. Surtout, bien plus fréquemment, ces tranches de vie sont nettement plus courtes, les décès surviennent alors qu’elles sont encore très jeunes, reflets de la difficulté de ces parcours, de la précarité et de la violence d’une société homophobe et profondément inégalitaire.
Le film réalisé par Hélène Giannecchini, I Want My People To Be Remembered (Souvenez-vous de nous) que l’on découvre à la toute fin de l’exposition offre encore un autre regard sur cette génération de femmes queer largement invisibilisées, en faisant entendre leurs voix. Dans les boîtes à archives de Donna Gottschalk, Hélène Giannecchini a en effet exhumé des enregistrements vocaux sur des cassettes audio : déjà dans les années 70, ces femmes enregistraient leurs voix et s’envoyaient des cassettes par la poste, comme on s’envoie aujourd’hui des vocaux… C’est éminemment troublant de les entendre aujourd’hui. Les images s’animent, ce qui restait spectral devient vivant, si bien que l’on ressort de cette traversée, non seulement avec des mots et des images gravés très intimement, mais également avec une injonction politique qui se révèle lentement : si Donna a demandé à Hélène d’être à présent le maillon de transmission de toute cette histoire, celle-ci ne peut (et ne doit) que continuer à s’écrire. Non seulement certaines luttes sont toujours d’actualité, mais d’autres, nombreuses, se sont ajoutées. Alors, à chacun.e ses outils : crayon, clavier, smartphone, appareil photo argentique, pinceaux, plateau, cordes ou vents… Mais, à tou.tes, la conscience collective qu’il faut rester alerte, raconter et donner à voir et à entendre, encore et encore.
