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Le Paris d’Agnès Varda de-ci, de-là

  • Photo du rédacteur: Sara Durantini
    Sara Durantini
  • il y a 47 minutes
  • 5 min de lecture
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Il fut un temps où l’autofiction commençait à faire son entrée dans le cinéma, un temps où l’expérimentation de la caméra dessinait une nouvelle manière de raconter, renonçant à la prétention de vérités absolues pour suggérer des points de vue, des visions intimes et fragmentaires. C’est un cinéma où l’auteur cherche sa propre voix et, en même temps, expérimente de nouvelles structures narratives, capables de donner forme et son à des images et des mots. Vincent Colonna, théoricien de l’autofiction, souligne qu’il “n’y a pas une forme d’autofiction, mais plusieurs”, rappelant ainsi l’idée de la transformation de l’auteur comme élément fondateur de cette forme cinématographique.

C’est dans ce contexte que s’inscrit la recherche cinématographique et photographique d’Agnès Varda, première femme-auteure de la Nouvelle Vague à partir du moyen-métrage La Pointe Courte. “J’étais toute seule dans cette grande vague de la Nouvelle Vague qui a suivi, j’étais l’alibi, l’erreur. Mais je m’en fichais, je faisais mes films, un point c’est tout”. Son tout premier moyen-métrage, La Pointe Courte, consacré par Georges Sadoul comme “le vrai premier film de la Nouvelle Vague, qui a aussi toutes les qualités et quelques défauts d’une grande photographie”, non seulement s’impose sur la scène, mais impose aussi le langage de Varda, réalisatrice libre et ironique qui réécrit les règles du cinéma français.


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Connue pour son soin méticuleux du style, ce qu’elle appelait elle-même cinécriture, Varda a constamment refusé l’idée que le langage cinématographique puisse être neutre ou transparent. Comme le souligne Claire Boyle dans une étude consacrée à la “technologie transformative de soi” dans Les Plages d’Agnès, Varda remet en question la prétendue objectivité du médium cinématographique, mettant en lumière le processus par lequel le sens se construit. Cette tension est particulièrement évidente dans son cinéma biographique, où, déjà avant Les Plages d’Agnès, émerge une capacité raffinée à représenter l’identité comme quelque chose de fluide, multiple, sans cesse en devenir. Cela se remarque, toujours selon l’analyse de Boyle, dans Jane B. par Agnès V., le portrait cinématographique de l’actrice Jane Birkin. C’est précisément dans ce film que Varda, en tant que voix off, confie et transmet à ceux qui écouteront et regarderont son idée selon laquelle le cinéma ne pourra jamais représenter véritablement une personne vivante. Le cinéma ne capture pas, il multiplie : il génère des portraits, partiels et infidèles, et c’est précisément dans cette prolifération que se révèle son pouvoir créatif. Et c’est ici qu’entrent en jeu des dynamiques qui seront propres à d’autres films et à d’autres séries photographiques.

Bien avant Jane B. par Agnès V., sa photographie et son cinéma, surréalistes, imaginatifs et profondément archétypiques, prennent leur origine dans la maison-atelier, la célèbre habitation du 86 rue Daguerre où Varda s’installe en 1951 pour y rester jusqu’à sa mort. La rue Daguerre devient, une vingtaine d’années plus tard, le décor de son Daguerréotypes, qu’elle définit elle-même comme “un film sur un petit bout de cette rue, entre le numéro 70 et le numéro 90”, une œuvre qui “est un document modeste et local sur quelques petits commerçants, un regard attentif sur la majorité silencieuse. C’est un album de quartier, ce sont des portraits stéréo-daguerréotypés, ce sont des archives pour les archéo-sociologues de l’an 2975. Comme dans la rue Mouffetard, où j’ai tourné mon Opéra-Mouffe, Daguerréotypes est mon Opéra-Daguerre.”


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Et à la question de savoir si Daguerréotypes était un film politique, elle répondait : “Je ne suis pas allée demander : Et les impôts ? Et les taxes ? Et l’avenir ? Vous ne voulez pas que quelque chose change ? Vous votez comment ? J’ai plutôt cherché une approche totalement quotidienne, en essayant de saisir le mode de vie de ces personnes, leurs gestes.”

La vie des gens, les regards, les gestes. Des corps qui forment un seul corps, celui, matériel et palpitant, de Paris. Et à l’intérieur de ce corps collectif, se déplace aussi celui de Varda, avec le regard acéré et la vivacité intelligente qui lui étaient propres.

L’exposition Le Paris d’Agnès Varda de-ci, de-là au Musée Carnavalet Histoire de Paris, encore en cours, fruit d’un travail de recherche de plus de deux ans, s’appuie essentiellement sur le fonds photographique d’Agnès Varda et les archives de Ciné-Tamaris, elle met en regard l’œuvre de la photographe avec celle de la cinéaste à travers un ensemble de 130 tirages, dont de nombreux inédits, et des extraits de films tournés entièrement ou en partie à Paris, c’est un voyage de plus de soixante ans dans l’exploration photographique et cinématographique d’Agnès Varda.

L’exposition explore les trois vies que Varda a menées : photographe, réalisatrice, artiste visuelle. Et ces trois identités se reflètent toutes dans Paris, ville qu’elle a habitée de 1943 à 2019, et qu’elle a traversée et racontée avec un regard oscillant entre poésie et réalisme, surréalisme et documentaire. L’exposition révèle son goût du jeu et de l’imprévu : comme dans les carnets où elle notait les noms des stations de métro, entourant certaines lettres pour en faire émerger d’autres, créant de nouveaux mots, des associations inattendues, ironiques, poétiques. Varda a toujours raconté la complexité de l’âme féminine, au point d’être considérée comme la première réalisatrice féministe. En 1961, elle réalise Cléo de 5 à 7, deux heures dans la vie d’une jeune chanteuse qui attend le résultat d’un examen médical suspectant un cancer. Ensuite Le Bonheur, qui lui vaut l’Ours d’argent à Berlin, puis Lions Love et le documentaire Black Panthers, tournés lors d’un court séjour à Los Angeles. Et lorsqu’en 1975, la chaîne Antenne 2 (aujourd’hui France 2) demande à sept réalisatrices de répondre en sept minutes à la question “Qu’est-ce qu’une femme ?”, Varda réalise un ciné-tract dans lequel des femmes discutent de sexe, de désir, de maternité. Parmi elles, une femme nue et enceinte danse et rit aux éclats, suscitant à l’époque des protestations, mais laissant une trace indélébile : une image pleine de liberté, de courage, de vérité. En 1985, elle signe un autre récit au féminin avec Sans toit ni loi, qui lui vaut le Lion d’or à Venise et révèle au monde le talent de Sandrine Bonnaire. En 2005, elle reçoit le César d’honneur et participe comme jurée au Festival de Cannes. Elle ne cessera jamais de raconter : elle est la première réalisatrice à recevoir un Oscar d’honneur en 2017 (occasion lors de laquelle elle prendra position sur le mouvement #MeToo).

Étant récemment à Paris et visitant l’exposition consacrée à Agnès Varda, j’ai essayé de regarder la ville à travers ses œuvres, à travers sa démarche, en faisant mien son mot d’ordre placé en exergue de l’exposition : “Il m’est naturel d’aller de-ci, de-là, de dire quelque chose puis le contraire, et de me sentir moins piégée parce que je ne choisis pas une seule version des choses”.


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