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Joy Majdalani : « L’énergie érotique a une intensité particulière : pour peu qu’on la condense, elle devient esthétique » (Jimmy Freeman)

  • Photo du rédacteur: Cécile Vallée
    Cécile Vallée
  • il y a 1 heure
  • 5 min de lecture
Joy Majdalani (c) Grasset
Joy Majdalani (c) Grasset

Les éditions Grasset se sont associées au Centre Pompidou pour lancer la collection « un seul art » qui propose à dix écrivains de créer une œuvre littéraire en intertextualité avec une œuvre d’un autre art. Dans ce volume, l’écrivaine Joy Majdalani dont le deuxième roman (Jessica seule dans une chambre) est paru en septembre 2024, rencontre Jimmy Freeman, une photographie de Robert Mapplethrope, un des artistes emblématiques de l’underground new-yorkais des années 1980. Il représente le mythe de la transgression, amorcée dans les années 1960, d’un monde « dévot, conformiste, petit bourgeois ». Après une série sur le milieu sadomasochiste et le bondage, il expose son fétichisme pour le corps des hommes noirs auquel il consacre deux ouvrages : Black Males (1980) et The Black Book (1986) dans lequel figure Jimmy Freeman. Les cinq chapitres de l’essai creusent en parallèle l’interprétation de cette photographie et l’analyse de l’autrice de sa propre conception de l’écriture littéraire. 



« À chaque fois, que je la regarde, l’œuvre recommence. » 


C’est le portrait de Robert Mapplethrope et non la photographie Jimmy Freeman qui figure sur la quatrième de couverture. Bien que centrale, elle n’est accessible que par un QRcode. Cependant, les cinq ekphrasis qu’en fait l’écrivaine pour en révéler les différentes strates d’interprétation, permettent au lecteur de se représenter précisément cette œuvre photographique, de la garder en mémoire et de la questionner. En effet, dès le premier chapitre, l’ambiguïté de l’œuvre est posée. L’esthétisme de la mise en scène du modèle et de la transgression n’occultent pas la gêne qu’elle suscite : n’est-ce pas une représentation stéréotypée et raciste de l’homme noir ? En effet, sa position et sa nudité interpellent : il est accroupi, la tête baissée, cachée par une sorte de bonnet blanc. Joy Majdalani construit son interprétation au fur et à mesure, comme si elle regardait à chaque fois la photographie sous un angle différent. 

Elle commence par un détail : sur le bonnet blanc qui cache le visage du modèle, elle distingue un petit pentagramme satanique qui met en abyme les lignes de la position du modèle. Ce signe satanique pourrait passer pour une transgression mais l’autrice, forte de sa propre expérience de l’orthodoxie religieuse dans le Liban des années 2000, démontre que le satanisme fait partie de la pratique religieuse, « Satan est le grand complice des moralistes ». Si Mapplethrope pose en Méphistophélès, il n’est pas toujours allé au bout de sa transgression. Il remplace ainsi les photos de nus d’une exposition par des photos de fleurs parce que sa mère a annoncé qu’elle viendrait la voir et il ne parvient pas à révéler à son père son homosexualité. Cette pusillanimité de l’artiste ne serait qu’anecdotique si elle n’était associée à d’autres aspects « universellement condamnable[s] » dans sa biographie, « son individualisme, son avidité, sa férocité », et décelables dans son œuvre : 

« Son racisme envers les hommes noirs qu’il adore, mais qu’il fétichise – qu’il aime appeler « nigger » en leur faisant l’amour. Sa traque du bon sauvage aux proportions parfaites qu’il pourra dompter par le sexe, la drogue et l’argent. Toute cette vie d’excès, de fulgurance et de douleur, enchevêtrée dans un art sublime, un art qui vous met à genou. La vie fondue dans l’art, l’art impossible à démêler de la vie. »

L’autrice interprète alors son esthétisme comme une volonté de tout contrôler, de dominer : « je me méfie de ce qui peut se mesurer. Les proportions parfaites sont la grande affaire des esprits tyranniques amoureux de leurs névroses, assoiffés de contrôle ». 

Cependant, elle ne s’arrête pas à ce qui peut gêner dans l’œuvre et chez l’artiste, elle creuse la question de cette objectivisation du modèle par l’objectif et la mise en scène du photographe. Ce regard masculin blanc homosexuel offre aux corps masculins noirs la possibilité d’exposer des facettes différentes des stéréotypes : « Devant l’appareil, ils se montrent timorés ou agressifs, racoleurs ou impassibles, ils célèbrent la polymorphie de leurs corps d’hommes noirs » et ainsi « se défont des postures archétypales de leur genre et de leur race pour en essayer de nouvelles ». Le second degré d’interprétation, que revendique l’artiste lui-même, peut alors s’entendre : « la pose de Freeman est voulue pour exagérer les dimensions de la verge, ce qui excite, inquiète ou fait rire » et ainsi déconstruit la représentation du sauvage lubrique : « il prouve, par l’exagération, le ridicule de nos représentations fixes ». 

Joy Majdalani offre ainsi les différentes interprétations de cette œuvre ambiguë qui la fait réfléchir à sa propre écriture du corps et du désir.



« L’extase sexuelle est offerte à tous, presque gratuite, notre droit de naissance : n’importe qui peut jouir. Il faut un certain génie et tous les raffinements de l’art pour la reproduire sur le papier. »


La posture de soumission de Jimmy Freeman rappelle à l’autrice son premier fantasme. Enfant, elle s’imaginait qu’elle retenait prisonnier un homme dans sa cave. Elle l’interprète comme la première manifestation du pouvoir de la création artistique : « il était possible de créer des scénarios à partir de rien, seulement pour en jouir ». Ce rapport au corps et à la sexualité, transgressif dans les milieux religieux dans lesquels les deux artistes ont grandi, est leur point de rencontre : « Ce ne sont pas seulement leurs vies déviantes que l’on reproche aux artistes, mais d’avoir élargi, par la force, les contours de l’art. A cause d’eux, il finit par englober les domaines de l’existence que l’on se plaisait à mépriser ». En ne faisant pas de différence entre les sujets jugés a priori « moraux », comme les fleurs et « immoraux » comme les sexes masculins – « il n’y a aucune différence de nature entre une bite bandante ou une tige de fleur, entre la courbe d’un vase ou celle de fesses nues » –, le photographe abolit la frontière entre le licite et l’illicite mais aussi les catégories : « le sérieux avec lequel nous classifions les choses est caduc. Aristote est nu ». Il s’agit de donner à voir la « fluidité fondamentale du monde ».

Cette fluidité permet de dépasser les stéréotypes des représentations genrées. Les canons esthétiques du corps masculin le dépeignent en action, « il n’est pas un paysage, il est une mécanique », quand ceux du corps féminin insistent sur ses formes molles et sa délicatesse : « même les mots cheville et poignets sont nimbés d’une délicatesse féminine ». Le sexe masculin, partie du corps la plus fragile, est réduit sur les statues antiques. Or, la photographie de Robert Mapplethrope lui accorde une place centrale. L’autrice défend cette poétique du corps masculin désiré que ce soit par un regard féminin ou masculin. 

Cette rencontre avec l’art photographique permet également à l’autrice de s’interroger sur le cœur de la création artistique. Elle affirme qu’il s’agit de la même façon de « découper des formes fantasmées dans l’étoffe dont la vie est faite », ce qu’elle souligne par une belle métaphore photographique : 

« Tout ce qui m’arrive me sert de préliminaire. Les jours qui passent nourrissent le magma d’affects, d’informations et de souvenirs qui macère quelque part dans mon cerveau. S’il est remué à la bonne cadence, avec suffisamment de vigueur, il se recouvrira d’une pellicule de phrases. »

Cependant, elle finit par distinguer l’immanence de la littérature :

« Le plus intangible des arts échappe à la matière. Les phrases n’ont même pas besoin d’être écrites pour exister. Je me moque des livres, ils peuvent tous brûler. La littérature ne dépend pas d’eux, ils n’en sont que la trace. La littérature est divorcée des sens. Elle est la jouissance d’une intuition esthétique qui se réalise. On la fait advenir par le médium le moins fastidieux qui soit : celui du langage. La littérature est dans ma tête. »


Qu’elle ait choisi ou qu’on lui ait proposé cette photographie, Joy Majdalani joue le jeu de l’intertextualité sans complaisance et avec précision pour offrir une réflexion riche sur le rapport de l’art au réel et inviter le lecteur à être actif et transgressif dans sa réception de l’art. 


Joy Majdalani, Jimmy Freeman, collection « un seul art », Grasset/Centre Pompidou, avril 2025, 128 pages, 17 euros.

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