
Peut-être me faut-il, pour commencer cette petite conférence, (Commencer mais comment, en empruntant d’abord, à Paul Valéry, dans Eurêka « Quant à l’idée d’un commencement, - j’entends d’un commencement absolu, - elle est nécessairement un mythe. Tout commencement est coïncidence : il nous faudrait concevoir ici je ne sais quel contact entre le tout et le rien. En essayant d’y penser on trouve que tout commencement est conséquence, - tout commencement achève quelque chose. Mais il nous faut principalement l’idée de Tout que nous appelons univers, et que nous désirons de voir commencer. Avant même que la question de son origine nous inquiète, voyons si cette notion, qui semble s’imposer à notre pensée, qui lui semble si simple et si inévitable, ne va pas se décomposer sous notre regard » et j’ajoute, et le roman dans le même temps. Je voudrais vous expliquer ce que je ne parviens pas à comprendre moi-même, pour quoi il m’aura fallu des journées entières à tourner et retourner cette proposition que j’ai faite à l’invitation si amicale de René Piniès, pour parvenir à ceci qui ne ressemble à rien d’autre qu’à une expérience électrique. Ce que je vais donc - je souligne le « donc » à dessein -, exposer devant vous est une exploration sensible et fragile de certaines limites. Il s’agit, en somme, et modestement, d’une expérience littéraire au bord de l’explosion qui ferait un trou immense dans l’espace des lettres pour tenter de circonscrire, sans parvenir jamais, l’idée du genre roman. Le défi est immense, peut dire en souriant notre Cher René Piniès et sans doute ai-je entendu ce que je voulais bien entendre.
Tentons. Cela ressemblera parfois à une promenade à la Walser, Nijinski, avec neige, sans neige, aucune démonstration, un rêve façonné de jour avec des pièces en lambeaux miroitants, facétieuses, troublantes.
Parce que justement. À tenter cette expérience du courts-circuits en littérature, et plus particulièrement dans le cadre de ce que pourrait être le roman dans sa forme contemporaine, performative, on est amené à trouver des coïncidences qui font saillir et sens et mots littéralement électrisés. J’ai, je l’avoue, amplement usé de cela. Voyez-vous, je me suis mise à chercher du côté de l’écriture de Bousquet, évidemment, puisque tel était le principe de cette recherche, son centre en somme. Je me suis demandé comment je pouvais le faire rayonner, et un rayon, ou plusieurs rayons, cela fait de la lumière. C’est alors une petite chaîne ininterrompue qui s’est fait jour, allant dans un désordre rigoureux de Bousquet aux frères Schlegel, à Novalis bien sûr, de là à Jean-Christophe Bailly, Ernst, de là à Leiris, Stefan Hertmans et Gilles Tiberghien, de là à Ernst Herbeck et Sebald, Virginia Woolf, Laurent Jenny, Eric Faye, Christian Garcin, Claire Fercak, Muriel Pic, Hebel et Jacques Henric, sans oublier tous les autres auteurs que je croise chaque jour, en chair, en os et au travers de leurs textes, celles et ceux qui tentent l’aventure sans jamais espérer de retour après avoir été au coeur du choc tragique, qu’il soit personnel ou universel. Ils sont nombreux, et magnifiques. C’est de ce panorama en forme de constellation ne tenant qu’à mon fil que j’aimerais rendre compte devant vous maintenant. Comme si je vous parlais d’un pays qui n’existe pas et qui existe en même temps, une pure fiction, me faisant moi-même élément/fiction.
Reprenons en définissant un peu : un court-circuit est un phénomène électrique qui se produit notamment lorsque deux fils électriques sont mis en contact direct, le plus souvent suite à un défaut d’isolation. Il se traduit par une augmentation brusque de l’intensité du courant qui peut aller jusqu’à provoquer un incendie. En court-circuit, l’aimant n’offre plus d’extrémité ouverte et donc plus aucun pôle magnétique. Serait-il possible alors que les coïncidences s’invitent à l’envi dans un texte littéraire où l’aimant n’offrirait plus aucun pôle magnétique autre que la pérégrination de son auteur dans l’univers des signes, de tous les signes que lui apporte le monde : mots, images, êtres, mouvements, événements, vents, vagues, et tout ce qui fait un univers ? Associations surréalistes et vitales ? Hasards fabuleux, créateurs de chocs narratifs ? Cher aux romantiques allemands, à leur revue, l’Athenaeum, le Witz, je cite, « est mobilité perpétuelle, « style électrique », « esprit chimique », déplacement équivoque, chevauchement d’une idée sur l’autre. Mais le Witz est aussi une sorte de bombe à fragmentation : c’est littéralement « une bombe d’esprit stable », et c’est en ce sens qu’on peut la qualifier de « génialité fragmentaire ». C’est Gilles Tiberghien qui s’exprime ainsi dans son essai : Courts-circuits. Eh bien je prétends que la littérature contemporaine, pour une part du moins, a un faible pour cette forme électrique qui donne à tous les genres, une sorte de possible et légitime co-existence en un espace unique, reprenant au passé ce qui lui appartient pour mieux le détourner au présent. J’y reviendrai.
Je ne suis pas venu au monde pour écrire des œuvres mais pour désigner celles qui devaient disparaître, et ôter leur chance d’exister à des poèmes, des romans. Opérer une révolution dans l’art d’écrire. J’aurai montré la voie, écrivait Joë Bousquetn sans fausse modestie aucune, osant à raison, nous faisant entrer dans ce que j’appellerai plus loin dans cette Bousquet/fiction étourdissante. Je lis et relis encore et toujours Blanchot, je relis moins Bousquet. Or, c’est une histoire intéressante que de reprendre, là où on les a laissés, des textes qui ont marqué un cheminement en littérature. La clarté des formules a exacerbé quelque chose qui ne ressortit pas à l’entendement, mais davantage à une forme d’acquiescement intouchable, posé une fois pour toutes.
Sais-je, aujourd’hui encore pourquoi – je veux dire pourquoi, vraiment -, j’ai choisi de me pencher intensément sur l’œuvre de Joë Bousquet, il y a environ 40 ans ? Et comment ce travail a structuré ma manière de lire et de vouloir la littérature ? Peut-être, même, à mon insu. Entrons dans une histoire.
J’avais préalablement porté mon attention sur Henri Frédéric Amiel, je voulais creuser cette manière de roman impossible que constituait, à mes yeux, son Journal. Une forme d’impuissance à dire autrement ce qu’il rêvait de rendre à la fiction. Un accident survenu me fit basculer vers Joë Bousquet qui, au fil de mes lectures devint mon familier, envahit mon univers littéraire. Il se fit alors l’objet de mes recherches, non pas leur sujet. Sans doute le sujet était-il derrière, peut-être même sera-t-il toujours la recherche même, le désir de rester dedans, dans le texte serti, à la manière de la pierre au centre de la bague. Quoi qu’il en soit, nous sommes recherche, écrira-t-il en 1943, dans un article sur Aminadab, de Blanchot. Malgré cette aspiration en son centre aveuglant, je tentai cependant de le garder à distance tandis que je pénétrais dans chacune de ses phrases jusqu’à l’os, jusqu’au trou qu’elles faisaient dans ma conscience épinglée, subjuguée, presque déglinguée. Sa syntaxe réinventait la mienne. Mais en réserve, retenue, toujours. Je songe à Poisson d’Or dont la bague qu’elle m’a offerte me fait signe baroque. En reconnaissance de quoi, ce legs ? Je l’ignore, sinon qu’elle voulait qu’il en soit ainsi. Je porte la bague de Poisson d’Or. Je la porte, mais cela ne change rien à la lecture que je fais de Bousquet, ne l’éclaire que par saccades, même si dans cet échange, je suis un peu elle, Poisson d’Or, imaginant que ces lettres qui font œuvre maintenant me sont, sinon « destinées », du moins offertes doublement, comme s’il m’avait été donné la capacité de les lire non pas sensiblement, mais dans une intelligence passée outre. Ma vie se faisait hors de moi. Elle était le produit d’une imagination que la mienne ne pouvait pas deviner. Ma destinée était fée. Et moi, j’entrais dans une fiction.
Que serait-ce qu’être fée ? Suis-je une fée ? Suis-je, comme Elisabeth Greffuhle pour Gabriel Fauré, « Madame la fée » ? Acceptons un instant, cette posture, sourions bien visiblement et poursuivons. Puisqu’ici la fée sollicitée serait tout simplement parfaitement électricité. D’ailleurs, Bousquet m’autorise ce petit bazar puisque dans Papillon de neige, il écrit, c’est simple : « Ce qui se matérialise en signifiant. La vie est féérique ». Donc, je le suis. Je n’avais voulu que dépasser les circonstances de ma vie, j’y avais réussi : il me plaisait de penser qu’on ne pouvait me comprendre que par un acte d’imagination. Cet acte d’imagination qu’il propose, j’en fais un jeu, jeu de l’esprit. Je m’approche et suis tentée. Je m’approche déjà d’un court-circuit. La littérature me rend fictive.
A ce jour, j’ignore encore tout de ce qui m’attira probablement déjà au-delà des formules. C’est ce que j’y entendais obscurément adressé à ce qui, en moi, accourrait vers le sens, comme si les mots me parlaient trop vite. Comme si je cherchais la littérature de demain qui comprendrait aussi le monde.
Mais relisant Horizons de la liberté, texte de 1946, je perçois mieux, faisant ce re-tour, à quel point il annonce, énonce Joë Bousquet, combien il le met en œuvre, le désoeuvre et se désoeuvre dans le même temps, lui qui semble ici même, demander à être compris, entendu, dé-chiffrer. J’écris pour être compris et non pas pour être lu… dit-il. Ce texte au fond, l’épuise. Il y est une nouvelle fois, distancié, l’instrument de sa propre fiction. Et c’est sans doute ce que je retiendrais maintenant davantage que tout : cette forme qu’il cherche en littérature, dans son temps. Pas un hasard si Blanchot et Robbe-Grillet ont chacun, à des époques différentes, analysé cette œuvre comme la tentative qu’elle est de créer une forme neuve et totalement inédite par l’expérience-même en quoi elle consiste. Ma vocation n’est pas de tisser des liens, mais de créer des formes écrit Joë Bousquet qui lui aussi, dans cet article évoqué plus haut, qu’il consacre à Blanchot, exerce une manière critique sur ce qui est en train de recomposer le paysage littéraire, notamment à partir des Fleurs de Tarbes, de Paulhan, livre qu’il tient à son chevet comme capital.
Probablement y ai-je perçu la présence figurée de l’absence, d’un défaut majeur ouvrant une faille vertigineuse, ce fameux « trou dans l’espace » qu’il prétend être, ce manque qui cherche le comble. Expérience qui ne se limite pas mais veut se prolonger au-delà, plantée vivement dans le double fuyant du lecteur. Bousquet entend renverser les faits pour qu’ils ne soient plus susceptibles de parler dans la chair de la souffrance, les apaiser dans l’écriture, les plonger dans le corps d’un texte, de l’œuvre. Pour qu’ils cessent de vouloir dire en l’homme qui les a reçus, comme personne il les donne à lire à cet autre qu’il attend et qu’il espère, qu’il trouve et transcrit et perd, et par là-même, se donne, étant en grande part, cet autre où se dissoudre. Ici, il m’est indispensable de penser à Lévinas, à son épiphanie du visage. Hasard encore, de trouver chez Jacques Henric, cette allusion à Lévinas dans sa Folle nuit, paru il y a un an au Seuil, dont l’axe principal est Bousquet, qu’il nomme le grand écrivain, livre dans lequel René Piniès devient aussi un vrai personnage, comme chacun sait.
Ce que j’écrivais il y a quelques années me semble encore convenir à ma lecture, même si quelque chose de plus prégnant se fait jour, désormais, qui me fascine soudain : Bousquet est dans un don total et retourne son enveloppe de chair pour en finir en écrivant, pour en finir avec son histoire. Ainsi donne-t-il à la littérature une forme inédite, ample dans ce mouvement-là, de ce mouvement là, et c’est peut-être ce que je sentais sans le pouvoir exprimer à l’époque où je l’ai découvert.
C’est cette insuffisance qui, écrit-il, est créatrice, qu’il cherche à délimiter pour multiplier autour d’elle, les voies pour en sortir… Bousquet, en vérité, me conduisait vers des oeuvres à venir, des oeuvres à courts-circuits où je saurai puiser pour revenir à lui, comme aujourd’hui.
Il semble clair que le langage que choisit Bousquet exige, pour être entendu, une adhésion presque totale à sa pensée, à ses ambiguïtés d’être un langage imprégné de l’événement renouvelé et transcendé en destinée. Aucun recul ne semble alors possible, comme si comprendre était se soumettre à sa vision inspirée qui ne se laisse pas réduire à une interprétation mais au contraire tend à l’infini, excluant par on ne sait quelle réfutation implicite, toute définition.
Je dois donc le lire comme il l’entend, dans sa langue. Dans une lettre adressée à Paulhan, datant de 1944, Bousquet expose sa manière de concevoir la langue poétique : Une parole qui contienne la conscience et ne soit pas son contenu… Or, le fait est qu’un langage peut être réduit à l’état de vocabulaire, et du coup, s’illimiter, ruiné par la richesse et composé, enfin, de mots qui n’aient plus leur versant poétique, c'est-à-dire de mots ayant perdu la dimension de la vie. A ce vocabulaire, que les jeunes auteurs manient avec une étourderie inconcevable, je veux opposer le langage souverain qui, à se priver d’un seul mot, changerait la vie. Comprendre, c’est embrasser, l’accepter totalement lui qui se rêve unité et/ou néant. En somme, accepter la conscience de Bousquet en moi, l’absorber, la manger. Je pose un acte et je mets mes mots en marche pour le rencontrer hic et nunc. Et moi qui fréquente tant d’écrivains, travaillant avec eux, j’entends maintenant qu’il me révèle ce que précisément doit faire l’écriture : incarner véritablement, irréductiblement. Et clic-clac, refermer le piège. Je comprends mais je n’y crois pas. Je me perds, car ce qui est « possible est un monde clos », écrit-il, comme me prévenant. Il faudra donc que je trouve une autre issue. Or, je le lis désormais à la lueur de Blanchot et au fond, je ne sais plus qui, des deux, a frappé le plus fort. Comme si Blanchot avait fait exploser, en la respectant toute, cette œuvre dérobée. Dans Faux pas, il note : C’est le propre de la poésie de vouloir transformer celui qu’elle inspire. Le poète est invité à être ce qu’il écrit. En écrivant, il fait quelque chose et il ne peut le faire sans chercher à devenir ce qu’il fait… Troublants échos d’une œuvre au regard de qui l’interprète dans la langue qu’elle est, au plus près du mouvement qui la crée. Quant à moi, je ne puis me défaire. Prenons les mots au corps, embrassons-les un instant comme ils veulent et voyons si quelque chose se passe. Et vers quelle déflagration cela va-t-il nous conduite ? Je vais associer ici Laurent Jenny, qui, dans son très bel essai, La vie esthétique, Stases et flux, paru chez Verdier en 2013, montre comment nos sens, notre conscience, sont marqués par notre mémoire culturelle et comment cette conjonction crée le moment poétique par excellence. Tout à côté, je vais placer Virginia Woolf, qui, dans Le métier, « causerie » prononcée dans le cadre d’une série intitulée Les mots me manquent, écrivait ceci : « Peut-être est-ce là leur caractéristique la plus frappante : leur besoin de changement. C’est que la vérité qu’ils essaient de saisir est tellement diverse, et ils la rendent sensible en étant, eux-mêmes, divers, en brillant par-ici, puis par-là. Ainsi signifient-il une chose pour une personne, une autre pour une autre ; ils sont incompréhensibles pour une génération, clairs comme De l’eau de roche à la suivante. Et c’est à cause de cette complexité qu’ils durent. Peut-être une des raisons pourquoi il n’y a aujourd’hui ni grand poète, ni grand romancier, ni grand critique est-elle qu’on refuse aux mots la liberté. On les épingle sur une seule signification, la signification utile, la signification qui permet de prendre le train, de passer l’examen. Et quand on épingle les mots, ils referment leurs ailes et meurent. Enfin, et de la façon la plus certaine, les mots, comme nous-mêmes pour vivre à l’aise, ont besoin de solitude; sans aucun doute, ils aiment qu’avant de les employer on ait des pensées et des sentiments : mais ils aiment aussi qu’on s’arrête, qu’on cesse d’être conscient. Leur vie privée se déroule dans notre inconscient, nos ténèbres sont leur lumière. » Cette réflexion lui vient à propos du mot Incarnadine (Shakespeare, Hamlet). Bousquet ne pense pas différemment, qui veut retourner chaque mot sur l’envers pour en extraire pourriture et lumière, inversant les codes, renversant les tables organiques pour vivifier la littérature, la vérifier. Son expérience est totale car il erre entre ces courbes déterminantes qu’il expurge, vie et mort. Blancheur et noirceur. Cela me fait penser à ce qu’écrit Edmond Jabès à propos de Celan dans La mémoire des mots, que publiait jadis Fourbis : « Le constant combat que tout écrivain livre aux mots pour les forcer à l’exprimer au plus intime, nul plus que Paul Celan ne l’a vécu aussi désespérément, dans sa chair ; vécu doublement. » Il me semble que Bousquet dans un tout autre contexte qui ne comprend pas immédiatement l’extermination finale, approche cette souffrance. Elle devient chez lui, expérience d’un laisser-vivre à mourir. Pas étonnant, là encore, que l’on retrouve Celan dans le livre de Jacques Henric.
Les mots, Bousquet les spiritualise et les incarne. Ainsi : Et tous les mots au service de l’irisation spirituelle qui est dans la lumière du jour. Unissant par ce mot irisation Bousquet et Blanchot - car ce dernier l’utilise pour qualifier l’oeuvre de Bousquet -, je me plais à rapprocher l’Iris et petite fumée de Bousquet, en un jeu poétique, sonore. J’y ajoute les Disciples à Saïs : Je crois avoir trouvé Saïs, écrit Bousquet, à quoi s’ajoute, en reprise/ritournelle : Nous sommes à Saïs quand nous ne savons plus qui nous sommes.
On pense à Novalis, bien sûr.Et ainsi le nouveau roman prend appui et peut croître. Ces dernières années cependant, une petite révolution est venue, de Belgique, secouer les lettres françaises. Je vous renvoie à la Tribune parue dans Libération en novembre 2018, signée par des auteurs (qui ne cachaient par leur date de naissance), comme, pour les plus connus, Sophie Divry ou Antoine Wauters. Elle était intitulée : « Pour dire notre époque monstrueuse, il faut des romans monstrueux ». Cela respire encore. Et cela prend souvent les formes d’une révolution. Et ça tourne et retourne. D’autres écrivains, plus ou moins solitaires, ne manquent pas de secouer la littérature. Et puisqu’elles sont géniales, je nomme volontiers ici Nicole Caligaris et Gaëlle Obiégly. L’avenir semble assurer. Heanel à côté et par-delà Faulkner, Bataille, Michon, Rolin… Lisons plus loin encore. Mais comprenons bien ce qui se dégage ici et devient littérature. Revenons à Bousquet/Fiction.
Bousquet accepte sa métamorphose et observe, décidé et lucide. Il aimera Kafka. En le transposant dans l’écriture, il porte et soumet ce qui lui est advenu. L’accident devient le pur produit de sa pensée, et au-delà, celui de son existence. Il le nomme comme n’importe quel autre élément de son imaginaire dont il faut s’accommoder pour que le cours du récit se poursuive sans faille. L’événement est factuel et non constitutif. Ainsi amoindri, il peut se permettre de le dépasser, de le regarder comme extérieur, en faire l’objet d’une narration sans qu’il n’en soit plus la raison. Ce qui change tout et regagne le terrain d’un art sans pareil. Il ne demande pas que l’on voie en l’accident sa vie, mais sa mort à venir perpétuellement ajournée, c'est-à-dire sa vie. En lui donnant un sens, le poète sait tout ce qu’il laisse de côté pour qu’elle lui paraisse vraisemblable, viable, supportable. Et ce qu’il laisse le hante. Blanchot écrit : Il (Bousquet) a eu à combattre la pensée que, loin d’avoir choisi son destin solitaire, il ne faisait que se duper en croyant l’avoir décidé librement. De sorte que Bousquet alimente sa propre vie par le récit qu’il s’en fait, tout comme ce récit est la matière ignée qui la nourrit. Sa vie devient, à proprement parler, une fiction qui s’enrichit d’elle-même, visage double de l’auteur, acteur ambigu de l’agir et de l’écrire qui eux-mêmes se fondent en rêves. Auto-fiction ? Non. Rien à voir. Tout le contraire même puisque d’abord et avant tout affaire de langage en vie.
Il peut donc écrire : Puisque nous devons vivre en société, accepter que ma vie soit au sein des autres existences, une Fiction qui les aide. Et ailleurs : Si ta vie est fiction, elle ne doit rien contenir de factice, et l’imaginaire doit y entrer jusqu’à toi. Jusqu’à l’os, pourrait-on ajouter. Ainsi, immanquablement, la « fiction » Bousquet m’aide à comprendre les oeuvres qui m’attendent sans que je le sache au moment où je me mets à lire assidument. Une ville est faite pour que l’on se rencontre dit la publicité. La littérature forme ce voeu aussi. Elle le réalise. « Devant chaque livre nouveau, je dois me demander comment faut-il prendre celui-ci pour que sa présence imaginaire m’aide à me reconnaître », écrit Bousquet. C’est une féérie obscure.
Par où en finir ? Où en venir me direz-vous, avec ces linéaments, ces fils tendus, textuels, ces relations entre telle et telle oeuvre, ces correspondances infondées ou seulement fondées par moi, par intuition.
Artaud, dans une lettre à Jacques Rivière, écrit ceci : Je suis celui qui a le mieux senti le désarroi stupéfiant de sa langue dans ses relations avec la pensée. Je me perds dans ma pensée en vérité comme on rêve, comme on entre subitement dans sa pensée. Je suis celui qui connaît les recoins de la perte. Et : Puisque se perdre, et se perdre sans condition, voilà à quoi conduit l’expérience.
Bousquet, lui, par d’autres voies, nous conduit étrangement à la raison, parfois saturée, pleine, absorbante, en passant par d’autres expériences, moins vives dans la langue, moins extrêmes mais envoûtantes tout autant et pas si éloignées d’un délire qui lie entre eux des textes aux formes extravagantes et toujours neuves.
Pour cela, écrit Bousquet, il faut que la vision à révéler soit étroitement associée à son envers humain et sensible et que chacun puisse s’y reconnaître à travers la lumière où il se perd soi-même de vue. On connaît cette phrase de lui : Je voulais que ma blessure eut un sens. C’est probablement ce sens que moi-même, j’ai cherché dans l’œuvre une fois qu’elle m’a été donnée. Mais je ne sais plus si la blessure ouverte, je l’ai refermée. Je crois qu’elle continue de produire le même travail sur moi, et je la multiplie, je la diffracte, je la cherche dans les livres qui me parlent vraiment d’un pays que je connais sans le connaître, un pays qui n’existe pas, le pays des livres qui ne se contentent pas de raconter, qui sont impossibles à démonter et qui nous contentent justement parce qu’ils ne savent dire ce qui est qu’en nous perdant. Dans une lettre à Bousquet, Simone Weil écrit : Je suis convaincue que le malheur d’une part, d’autre part la joie comme adhésion totale et pure à la parfaite beauté, impliquant tous deux la perte de l’existence personnelle, sont les deux seules clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable ; le pays du réel.
Y serons-nous jamais ? Cette question reste ouverte et la littérature contemporaine ne cesse d’arpenter cette côte et de la redescendre, et de la remonter, et de la redescendre et ainsi de suite, Sisyphe des mers et des terres, non vain. C’est son métier. C’est son rôle. Et notre besoin en est grand. Ce que Bousquet produit, avec ses visions, avec sa vision du réel, mais celle aussi du rêve, qu’il s’agisse d’exprimer les êtres, les objets, les paysages, les événements de tous ordres, dont il fait contes, poèmes, romans ou journal, j’aime à supposer que c’est ce qu’il advient toujours en littérature, quand elle est présente, quand elle se présente, et qu’elle sait se présenter, se dresser. Alors la vie, oui, s’interpose, se « charge » au sens électrique du terme, de la fiction. Elle prend en charge et refait de l’énergie. C’est pourquoi je ne peux imaginer la vie sans le roman, sans la littérature, sans la fiction, sans l’imagination de cette vie/fiction. C’est le désir qui est alors actionné. Action : poésie. Dans Critique de la raison impure, Bousquet écrit : « Tu te souviens du temps où les coïncidences m’obsédaient : je comprends depuis peu qu’elles revenaient à un phénomène très simple qui consistait en ceci : tout d’un coup, ma pensée, la domination de ma vie intérieure, se perdait dans le coup d’état d’un objet dont je devenais tout entier la pensée ». Coup d’état, uppercut, direct des deux poings et de tous les doigts pour bousculer l’ordre lettré. Ainsi avance aussi, encore et toujours, le roman quand il sait ce que littérature veut dire.
En effet, le court-circuit a toujours été là pour redonner sa dynamique au fragment. Je songe ici au travail de Suzanne Doppelt, empruntant souvent aux présocratriques (mais pas seulement évidemment).
La coïncidence est un court-circuit exemplaire. Et c’est un « grand jeu » que de les chercher et les mettre en oeuvre, ou pour le dire mieux : à l’oeuvre.
On sait combien Max Ernst a compté pour Joë Bousquet, même en terme de coïncidence si l’on revient sur les circonstances de la blessure de Bousquet. Dans un court texte que Jean-Christophe Bailly consacre aux Forêts de Ernst, voici ce qu’il nous dit à propos de la technique du « frottage » chère à Ernst : « Le frottage, comme le collage, est un prélèvement. Prélever, cela veut dire prendre tels quels des fragments de réalité et les introduire de force (ou en douceur) dans un champ qui n’est pas le leur. Au sein du champs nouveau où ils sont introduits, ces fragments continuent de faire consister leur singularité, qui est d’appartenir au monde des choses. Devenu signe iconique, le fragment prélevé ne cesse d’évoquer en même temps le lieu de sa provenance, il introduit dans l’oeuvre d’art le chant insistant et provocateur de sa modeste origine. » Cette technique que met en oeuvre Ernst vient d’un fait datant du 10 août 1925, survenu dans une chambre d’hôtel, à Pornic, fait que Ernst relate dans Au-delà de la peinture. Il pleut, il est alors obsédé par les lames de parquet… Pour se délivrer de cette obsession, il dispose des feuilles sur les lames du plancher, qu’il frotte à la mine de plomb. Alors les traces apparaissent et d’autres se révèlent. Et Jean-Christophe Bailly d’ajouter : « C’est un monde qui surgit, c’est un sens, obscur encore et comme divinatoire, qui s’annonce ».
Coïncidence ici avec Leiris et son magique « Reusement ». (Lire court extrait de Leiris).Coïncidence encore lorsque j’évoque cette journée et ce thème à l’un de mes amis écrivains, Eric Faye, qui reprend immédiatement cette idée de courts-circuit en me disant que le Fantastique, genre qu’il affectionne particulièrement et qu’il honore, fonctionne sur ce principe. Je crois me souvenir que c’est ce que l’un de mes professeurs en Sorbonne appelait cela « l’imminence contrecarrée ». La rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie arrive plus souvent qu’on ne le pense quand on cherche bien.
La coïncidence fait événement. Elle intègre le tout d’un texte percuté, « upercutté ». Bousquet considérait « le moi comme élément d’une coïncidence ». Et cela ne s’invente pas, mais se crée, se fait. Poétiquement.
Cette petite conférence électrique avance, mais je ne peux ici ne pas évoquer la figure de Sebald qui me paraît avoir créé un « courant » littéraire que d’autres ont repris après lui, et tout cela dans la filiation directe de Benjamin. Par parenthèse, car il s’agit ici aussi d’emboîter les choses les unes dans les autres pour que cela tienne solidement, je signale la parution d’un ouvrage passionnant : Une collecte d’images -Walter Benjamin à la Bibliothèque nationale, signé Steffen Haug. On y découvre ce que l’on savait, l’attachement de Benjamin, son attraction pour Grandville. L’anneau de Saturne, oeuvre de Grandville, n’a-t-il pu inspirer le titre du livre de Sebald : Les Anneaux de Saturne ? On peut se poser la question/fiction. Et creuser. Ainsi va la percussion, en avant la musique qui cogne et n’a crainte de devenir.
Dans ce travail qui fait se frotter continu et discontinu, où l’image poétique entre dans la narration, la force et interrompt le cour du récit linéaire, oui, je tiens Sebald pour l’un des plus important représentant de ce « courant ». Voyez un peu comment il met en scène hasard et coïncidence (lecture p. 127 à 131). N’oublions pas que Sebald refusait catégoriquement que son oeuvre rentre dans une catégorie littéraire quelconque.
Mais que pensait de lui-même l’immense Laurence Sterne ? Se disait-il romancier ?
Que sont tous ces textes ? Que nous font-ils ? Qui sont-ils ? Éric Faye, que j’ai nommé tout à l’heure, Christian Garcin, Muriel Pic, qui va venir… et bien d’autres encore, sont des héritiers de Sebald, tout comme, en passant par Enrique Vila-Matas, d’autres se jouent de l’héritage de Blanchot, comme Jean-Benoît Puech.
Avançons encore quelques instants. Le travail de l’intuition, écrit Hans Bellmer dans Anatomie de l’image, consisterait donc en ceci : « dégager les deux composantes inconscientes de l’image vue et incorporée à la mémoire, démontrer leur identité irrationnelle et transporter ces deux composantes - comme représentation ou comme « perception trompeuse » à la surface de la conscience. Ce travail fourni par l’intuition est celui de l’imagination ».
Poursuivons encore un peu. Ne lâchons pas ce fil. On ne rend pas assez grâce, me semble-t-il, à l’intuition. Elle est électrique. J’en suis certaine.
Un jour que je devais dialoguer avec Muriel Pic, j’ai fait, pour elle et pensant à elle, allusion à Annette Von Droste-Hüslhoff dont j’avais découvert l’existence dans un livre dont on ne parle pas assez, Allemands - Une série de lettres, de Benjamin. Notre conversation prit alors l’allure d’une performance, forme qu’elle pratique. En recevant L’Argument du rêve, son dernier livre paru, quelle ne fut pas ma surprise de retrouver Annette, partie prenante de cette élégie documentaire, poème/récit de l’autrice.Il suffirait donc de faire se rencontrer, de relater, de mettre en relation, pour que quelque chose se passe quand cela doit se passer. Et faudrait-il toujours connaître l’origine du court-circuit qui provoqua l’oeuvre pour mieux la comprendre ? Je ne sais pas. Je n’aime pas l’adjectif « augmenté », aujourd’hui très à la mode, comme si l’augmentation permettait d’apprécier davantage. J’ai même entendu un jour l’expression : Littérature augmentée. Je n’ai toujours pas compris ce que cela voulait dire. Dans un texte inédit : L’homme sauf, Bousquet a nommé un personnage : L’intermittent. Je me plais à songer qu’il a tout à voir, ce personnage, avec mon présent court-circuit. Et je suis bien aise de l’avoir rencontré, comme pourrait le dire Robert Bober, en pensant surement, au moment où il le dit, au Je et tu, de Buber.
Ferdinand Alquié a écrit : « Bousquet ne se construit pas, ne s’exprime pas : il se manifeste. » Comme s’il touchait ici à l’unité de l’être et de l’événement. Rencontre choc et productive.
Mais s’il n’y a plus une feuille de papier à cigarette entre celui qui écrit et ce qu’il écrit, s’il n’y a plus une ombre-once de conscience - et quelle alors ? - n’abordons-nous pas aux confins de la littérature qui peut-être roman, poème, conte, journal, et tout cela ensemble et séparé si l’on veut ? Cela, cette apocalypse du langage, elle est dans des oeuvres qui fascinent et ont toujours fasciné, voire inspiré le contemporain. Il s’agit de la brute, la littérature court-circuitée absolument. Et cela se produirait-il quand toutes les conjonctions logiques auraient sauté ? Donc, Voici Igitur. Définitive et radicale conjonction. Nous allons lui faire un sort.
Dans Mallarmé le sorcier, écoutons Bousquet : « Nous pensons que la fiction est la liberté pour un homme de se donner à chaque instant une conscience issue de circonstances ailleurs ou autrefois vécues. Cette faculté de donner asile à celui que l’on n’est plus (Julien Sorel abattant Madame de Rénal) a pour envers le privilège de rendre inefficace la personne qu’actuellement on est. Or, (si belle conjonction, c’est moi qui souligne), plus qu’Igitur, nous intéresse le progrès majestueux et définitif que Mallarmé fait accomplir enfin à l’idée de fiction… Nous ne disposerions pas de la fiction si nous n’étions nous-mêmes fiction. Mais (encore une) la fiction que nous sommes aborde et se reconnaît dans notre vie qui est l’oeuvre poétique par excellence, ou dans notre oeuvre, s’il arrive que nos jours n’en soient que la mesure. Dans l’un et l’autre cas, elle multiplie les cercles où se poursuivra l’invention, proposera à celle-ci différents registres d’expression et d’inspiration, mais jamais ne l’enfermera dans une opération scientifique.
CAR ETRE ET FICTION SE RELAIENT EN NOUS pour que nous demeurions toujours au centre de notre vie. »
Stefan Hertmans dans un admirable essai paru naguère : Poétique du silence, pourrait me donner le mot de « l’explosion », du non sens, car il raconte que Sebald allait parfois rencontrer Alexander Herbrich, poète schizophrène qui publiait sous le nom de Ernst Herbeck (des poèmes de lui sont paris chez Harpo & et Anouk Grinberg en lit quelques-uns dans ce qu’elle a imaginé, mis en scène par Alain Françon : Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? (Formule qui n’est pas sans rappeler le titre d’un recueil de l’américain Jack Spicer : C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça).
Hertmans écrit : « Nous nous trouvons ici sans aucun doute confrontés à un langage d’un autre calibre, un langage né après la mort du langage: un langage qui ne commence à parler que lorsqu’un être humain, trop conscient de son déchirement et de son aliénation, ne peut exister qu’en dépit de lui-même ».
Voici un poème d’Herbeck :
Dors, mon cerveau dors.
Penser petit, et chanter contribue
À cela. De même les petits chants
Populaires, ne laissent pas le travail du cerveau
Survenir et le cerveau
Dort.
Ainsi arrivons-nous au bord de la folie, une falaise voyez-vous. Et dans les marges d’elle, cette coïncidence extraordinaire.Si « être et fiction se relaient en nous », comme l’écrit Bousquet, alors oui, nous sommes aussi ce personnage nommé l’intermittent. Toute oeuvre de vie vivante frôle l’explosion, est explosion dans le langage. Elle ne peut se résoudre à n’être qu’une vue de l’esprit. Sinon, comment expliquer que l’un des derniers paragraphes de Mallarmé le sorcier est intitulé simplement : Court-circuit ?
Rien dans mon art, au-delà de l’acte d’écrire prévient Joë Bousquet. Eh oui : sa vie a donc une surface…, surface sur laquelle nous posons la nôtre, oreille collée sur le miroir où nous entendons le vibrant bruissement d’une connaissance comme un appel à plus de clairvoyance, à plus de profondeur et pourquoi pas même un peu de cette immense folie ? Il y a toujours eu des romans bien plus courts qu’on ne le croit, qui brisent et briseront toujours toute tentative de mise en ordre, dont la radicalité nous conduira vraiment au coeur du réacteur nucléaire. C’est de ce big bang précis et confus à la fois, où tout se conjugue, se résume et dilate que vient le grand récit. Et qui le sait vraiment ?
Je tiens à remercier très sincèrement René Piniès de m’avoir permis de faire sauter tous ces fusibles pour me ramener au pays de la littérature, je veux dire ici.