Depuis quelques semaines bientôt, redoublant la ferveur qui, depuis une décennie, emportent autrices, auteurs et sphère médiatique, les « transfuges de classe » sont plus que jamais partout. Ils saturent, par l’expression déjà sondée par Adrien Naselli il y a peu, et désormais la mise à distance critique de l’expression par Laélia Véron et Karine Abiven, toute l’économie de l’attention qui est la nôtre. Deux verbes en articulent le champ exploratoire qui livrent le titre de l'essai de Laélia Véron et Karine Abiven : Trahir et Venger qui vient de paraître. C’est pourquoi, depuis février, à l’annonce de ces parutions, Collateral prépare un dossier spécial « Transfuges de classe » autour de cette expression sociologique largement galvaudée dans le champ médiatique.
D’Edouard Louis qui fait paraître, cette semaine, Monique s’évade (sur lequel Collateral reviendra) à Nicolas Mathieu en passant, avec évidence, par Annie Ernaux, pionnière de la question, le « transfuge de classe » n’est plus seulement un terme de sociologie. Il est devenu un outil journalistique de labellisation et de catégorisation narrative : il existerait ainsi une littérature minière (il faudrait l’appeler ainsi) qui déploierait toujours le même schéma prototypique : naissance dans un milieu défavorisé dont la culture majuscule serait absente. Scolarité brillante avec l’aide d’un enseignant assimilé au mage de Victor Hugo qui guide vers la sortie des Enfers. Devenu figure orphique qui ne se retourne pas, l’enfant des milieux populaires quitte peu à peu sa classe sociale d’origine : il accède alors à la connaissance puis bientôt la reconnaissance par le labeur, celui des études. Enfin, stade final, souvent enseignant, celui qui est désormais transfuge de classe accède aux ors de l’existence en faisant partie de l’élite intellectuelle.
A la mise en évidence de la redondance sinon la répétabilité de ce schéma narratif avéré et aisément repérable, s’ouvre un foyer inouï de questions que Cécile Vallée dans son très fort article de demain matin à propos de l’essai de Laélia Véron reposera avec puissance. Parmi ces interrogations, quelques-unes qui peuvent déjà permettre de saisir un triple enjeu esquissé ici et que le dossier de Collateral cette semaine aura à charge de commencer à explorer : narratif, social et résolument politique.
Une question narrative, tout d’abord : les transfuges de classe forment-ils un critère pertinent en matière de poétique du récit ? La réponse semble ici se faire résolument négative. Bien évidemment, une morphologie narratologique, telle que formulée plus haut, peut être dessinée mais rend-t-elle réellement compte de ce qui se dessine dans des récits clefs des transfuges de classe : La Place d’Annie Ernaux, La Dernière année de Philippe Vilain, En finir avec Eddy Bellegueule et Leurs Enfants après eux de Nicolas Mathieu ? Si les trois premiers répondent d’une stratégie autobiographique, que dire du Nicolas Mathieu qui n’est pas une autofiction ? Que dire également de son auteur qui n’est nullement un auteur issu de la classe ouvrière comme il le rappelle lui-même assez souvent ? La question du « roman » nous reste sur les bras. Pourquoi La Dernière année de Philippe Vilain a droit à moins de lumière médiatique et critique alors qu’il s’agit d’un important récit dit de transfuge de classe ? Peut-être, pour répondre avec un autre titre de Philippe Vilain, parce que le récit de transfuge de classe n’est pas son genre ? Car, comme le rappellent Laélia Véron et Karine Abiven, ces récits seraient plutôt une reconstitution médiatique : un storytelling qui permet de rendre compte de parcours sous la forme de conte de fées. Autant de récits pour bercer la bourgeoisie et la rassurer : en dépit de toutes les injustices qu’elle multiplie pour garder le pouvoir, la bourgeoisie est généreuse. Elle permet à certaines créatures de la classe ouvrière de réussir. Voyez, il y a toujours une porte dans tous les sérails. Et en plus on arrive à leur faire croire à ces créatures qu’elles pourront se « venger » mais, quand même, on les tient à distance en leur inoculant la « honte ». C’est pire que la peste, vous savez, surtout en soirée.
S’ouvre alors, au motif de cette fameuse honte développée par Annie Ernaux, une question sociale évidente : comment vivent les transfuges de classe après avoir accompli leur bond social inouï ? Sont-ils aussi à l’aise que celles et ceux qui sont aisés et dont ils rejoignent le rang ? La réponse est bien évidemment non, encore une fois ici. Les récits de transfuge, c’est l’équipée malaise et autant de récits affectuels d’où un sentiment seul est absent : la joie. Pas de spinozisme, pas de jovialité. La palette des affects est en asphyxie totale car le récit de transfuge de classe demeure un récit classiste qui déterre la hache de guerre. On le sait : le néolibéralisme post Tony Blair que défend le macronisme croit plus que jamais à la fable de la fin de la lutte des classes. Les transfuges de classe en dépit de la variété de leurs expériences ne sont jamais apaisés ni arrêtés : trahir leur classe et venger leur race, selon la désormais célèbre formule d’Annie Ernaux, déterminent leurs motifs narratifs essentiels. Ils seront à ce titre toujours les grands suspects, jamais à leur place, toujours en déshérence. Socialement, ils sont asociaux. Ce seront toujours les croquants, suspectés de ne pas être apaisés et de pouvoir reprendre la lutte. On a peur de cette vengeance parce qu’elle prend le pas sur la trahison qui est la honte encore plus intériorisée. Edouard Louis propose par ailleurs un troisième verbe pour rebattre les cartes : survivre, tel est le motif majeur des récits de transfuges de classe.
Enfin, troisième et dernière question ouverte par les récits de transfuge de classe et que le dossier de Collateral déploie et qui semble insuffisamment esquissée : la question politique des transfuges de classes. Ils sont à la fois des alibis et des dangers. Alibis : parce que les transfuges de classe permettent de croire à la fable bourgeoise de la méritocratie. Ce sont ce qu’en sociologie on nomme les exceptions heureuses quand bien même ils n’ont pas l’air très heureux, c’est le moins que l’on puisse dire. Il existe là une véritable instrumentalisation médiatique puis politique des transfuges de classe qui apparaissent comme des effets de réel de cette méritocratie de la IIIe République : le système est injuste mais, voyez, quand on veut on peut. Alors pourquoi pas vous ? Les transfuges de classes, en dépit de leurs propos polémiques, sont des facilitateurs de la bonne conscience bourgeoise. Parce que quand ils essaient de trop critiquer le système dont on dit qu’ils sont les produits accomplis, alors qu’ils ont précisément réussi à échapper aux déterminismes, on les ramène immanquablement au commercial : ils se vendent. Leurs récits se répètent. « Transfuges de classe » est un concept marketing pour générer du buzz, etc. Bref : ça ne va jamais quand vous n’êtes pas bien nés.
Quid alors par exemple de Christophe Honoré qui a consacré un texte majeur de notre temps, sa formidable pièce Le Ciel de Nantes à sa jeunesse, au milieu populaire dont il est issu et à la question précisément du transfuge de classe ? Pourquoi Christophe Honoré n’est-il presque jamais interrogé sur cette question conceptuelle ni cité ici ou ailleurs sur cette question politique et sociale pourtant problématisée avec force et grâce dans cette pièce ? Peut-être parce que cette pièce neutralise le jalon majeur de la constitution de la vulgate socio-médiatique des transfuges de classe : en faire le récit premier, condition à sa prise de parole. Honoré a pris la parole sans faire le récit préalable de la possibilité de sa prise de parole : il a arraché la parole à sa contextualisation sociale. Le geste politique perturbe durablement les grilles de lecture. Personne ne savait que quand il montait les marches de Cannes il dansait enfant tous les samedis soirs avec sa grand-mère dans une HLM sur Spacer qui passait chez Drucker. Il s’est joué des préjugés classistes – ou plutôt les a piégés.
Enfin, si les transfuges de classe sont des alibis, ils sont toujours des dangers car, quoi qu’ils fassent et quoi qu’ils disent toujours, ils sont issus de la classe dangereuse. Quand la sociologie invente des concepts, il y a toujours de grandes chances pour qu’ils soient détournés et récupérés à des fins d’intimidations politiques. Dernier cas en date : l’aventure sentimentale entre Charlotte Casiraghi et Nicolas Mathieu qui s’est étalée en Une des magazines. L’idylle entre la princesse de Monaco et l’écrivain lauréat du Goncourt a été, bien entendu, lue au prisme de leurs classes sociales : l’aristocrate amoureuse d’un écrivain issu des classes populaires ou moyennes. Collateral reviendra sur cette question le temps d’un article sur les problèmes que pose la lecture de ce non-événement au regard d’une œuvre. Mais peut-être déjà quelques pistes : les « fans » auraient été déçus par l’écrivain, lui qui se fait le chantre précisément des classes populaires. Comment a-t-il pu nous trahir ? Est-ce que son œuvre finalement ne se révèle pas par contrecoup un mensonge ?
Ce sont évidemment là des réactions clairement bourgeoises où le discours sur les transfuges subit un provisoire dernier retournement politique : est-ce que le discours sur les transfuges de classe peut se retourner contre les transfuges eux-mêmes afin de les empêcher de continuer à bouger socialement ? Est-ce que la médiatisation autour des transfuges de classe ne sert finalement pas la classe dominante à empêcher les transfuges de classe de vivre leur vie comme ils l’entendent ?
Autant de questions que, cette semaine, Collateral va déployer autour de différents articles notamment sur les transfuges de classe issus de la décolonialité, trop peu interrogés dans l’ensemble des travaux sur cette mobilité sociale qui pose définitivement problème à notre société. Alors, en définitive, les « transfuges de classe », nouvel outil de domination bourgeoise ?
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