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  • Photo du rédacteurAnne Charlotte

Nicolas Mathieu : vertige ou transfuge de l'amour ?






En février 2024, Nicolas Mathieu (prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après eux) publie de vibrantes lettres d’amour dans un ouvrage intitulé Le ciel ouvert.

Ces lettres qui racontent la passion amoureuse, l’obsession, l’attente, le désir, s’adressent à une femme réelle dont nous ne connaissons pas l’identité. Les lecteurs assidus de l’écrivain ont pu les découvrir petit à petit avant leur publication, sur son compte Instagram où elles se donnaient à voir à tous les regards. C’est là qu’il les envoyait à cette femme en couple avec un autre homme, là qu’elle les recevait en même temps qu’elles étaient lues par de nombreux lecteurs dont le cœur battait à l’unisson avec celui des amants adultères.

En lisant Le ciel ouvert de Nicolas Mathieu, l’on ne peut que penser à la nouvelle d’Emmanuel Carrère qui a beaucoup fait parler d’elle à sa sortie : "L' usage du Monde".

Carrère fait paraître une nouvelle érotique (certains ont même parlé de pornographie) dans le journal Le Monde, le 22 juillet 2002, jour où sa maîtresse réelle devait prendre le TGV Paris- La Rochelle pour le rejoindre.

La nouvelle s'adresse à elle, à la deuxième personne et elle n'est pas prévenue du petit jeu sexuel que son amant lui a préparé.

Elle a juste comme consigne d'acheter le journal ce jour-là.

L'idée de Carrère était de jouer avec elle à distance, tout en impliquant, comme Nicolas Mathieu le fait au moyen d’instagram, tous les lecteurs.

Le fantasme de Carrère c'est d'amuser son amante, la flatter, mais aussi d'inclure dans leur jeu, tous les passagers de ce TGV : "J’essaye d’imaginer ce sourire, confie-t-il, le sourire d’une femme lisant, seule dans un train, une lettre porno qui lui est adressée mais que lisent en même temps des milliers d’autres femmes (...) je trouve que provoquer un tel sourire est un objectif littéraire exaltant. J’aime que la littérature soit efficace, j’aimerais idéalement qu’elle soit performative.(...) On peut soutenir que de tous les genres littéraires la pornographie est celui qui se rapproche le plus de cet idéal. »


Il y a de nombreux points communs avec Le Ciel ouvert.

Le tutoiement qui est adressé à une femme réelle et aimée mais dont on ne nous donne pas l’identité, tutoiement qui interpelle et touche forcément la lectrice ou le lecteur.

Il y a en commun le jeu érotique, l'idée de rendre public, ce qui habituellement, s'écrit dans le secret, ne se montre pas. Tous les passagers du TGV ce jour-là pouvaient comprendre que la femme à qui s'adressait ce jeu sexuel était avec eux, dans le train, mais personne ne savait qui c'était. Ce jeu de caché-montré est en lui-même éminemment excitant.

Nicolas Mathieu aussi en adressant ces messages sur Instagram a voulu toucher avec ses mots celle à qui il adressait son désir, le démultiplier, le rendre fou et, ce faisant, affoler tous les lecteurs qui en seraient témoins.

Le dispositif littéraire a beau être proche, la nouvelle de Carrère pique la curiosité tout au plus, sans jamais toucher. Il y a dans le livre de Nicolas Mathieu quelque chose d'absolument bouleversant et de terriblement sexy.

Ça fonctionne.


Et ça ne fonctionne pas chez Carrère.


Peut-être que la cause de cet « échec » se situe dans la position de domination qu'il adopte pour s'improviser metteur en scène et tout contrôler dans leur duo fantasmé?

C’est un piège qu'il tend à la femme. Il donne les ordres, il est le maître du jeu, tant par les mots, l'emploi de la langue, puisqu'il est l'auteur de la nouvelle, que dans le jeu sexuel, puisqu'il veut être celui qui dirige les opérations, celui qui dicte à son amante ce qu'elle doit faire, où elle doit poser ses mains, quel vêtement elle doit retirer, ce qu’elle doit ressentir.

En soi, cela pourrait être érotique cette place de maître, il ne serait ni le premier ni le dernier à jouer ce rôle (sérieusement remis en cause de nos jours) : la femme serait sa « chose » ,sa « marionnette», mais ça tombe à plat. Sa volonté d'être excitant par le simple fait de prononcer les mots « je t'excite » ne convainc personne...

A l'inverse, la position de Nicolas Mathieu est si particulière qu'elle émeut. Il se présente, contrairement à Carrère, totalement désarmé.

Il est celui des deux qui est seul, qui doit supporter l'absence, l'attente, tandis que l'on comprend que la femme est aimée ailleurs et a une vie bien remplie à laquelle elle tient et qu'elle ne sacrifiera pas pour lui.

Il bouscule les vieux stéréotypes de genres, ce que ne faisait pas Carrère dans cette nouvelle. Nicolas Mathieu est dans le désir, dans la frustration, dans une forme de rage passive. Contraint de se plier à l’ emploi du temps de celle qu’il aime, ce qu'elle peut lui céder.

De son côté, la femme, elle, n’est pas dénuée de puissance, elle semble le prendre de haut, se situer au-dessus de tout sentimentalisme. Comme souvent les personnages féminins chez Nicolas Mathieu. Il y a dans ce qui la caractérise : la cigarette, l'excès, la voix rocailleuse, quelque chose de Rock n' Roll, d'absolument libre dans cette femme en jean et en chignon.

La manière dont elle passe en coup de vent, "prend" de lui ce qu'elle veut et disparaît quand elle le souhaite, fait d'elle la véritable manipulatrice au fond.

Même si c’est lui l'écrivain, même s’il est l'auteur du livre, il raconte comment il a été le jouetde son désir pour cette femme, comment il a été agi, hanté, envahi par elle et c'est sur ce point qu’il émeut et bouleverse ...

Carrère se rachète en partie d'avoir péché par orgueil en racontant comment sa tentative de maîtriser le réel au moyen de la littérature a été un lamentable échec...et s'est retourné contre lui. La nouvelle « L’Usage du Monde » n’a pas du tout eu l’effet escompté et a fait voler, au contraire, son couple en éclats comme il le confie 5 ans plus tard dans Un roman russe. La leçon a été cinglante peut-on lire dans Le Monde du 19 juin 2014 où Carrère revient sur on expérience. "Quand on joue au démiurge, qu’on tente comme je l’ai fait de contrôler le réel, le réel se venge et sans pitié ».


Depuis quelques semaines, il semble que le réel se venge aussi de Nicolas Mathieu. Un débat divise ses lecteurs qui ressemble à celui qui a occupé les lecteurs de Carrère après la parution de sa nouvelle, sur la limite entre le réel et la fiction mais qui se double aussi d’une dimension politique.

On reproche à Nicolas Mathieu une double trahison.

Les lecteurs en découvrant les photos récentes de l'écrivain aux côtés de Charlotte Casiraghi, la fille de Caroline de Monaco, ont l'impression que l'on s'est joué d'eux.

Ils étaient dans le secret sans l'être tout à fait et ils se sentent les grands perdants de cette affaire. Tant que la femme était imaginaire, ils pouvaient y projeter ce qu'ils désiraient. A présent, qu'un visage réel s'affiche au grand jour, ils déchantent.

En se confiant comme il l'a fait sur son compte Instagram à ses lecteurs, à ses "fans" pourrait-on dire, Nicolas Mathieu a semé la confusion entre le public et le privé, entre le réel et l’imaginaire.

On lui reproche à présent d’avoir mêlé la littérature à la vraie vie, mais n’en va-t-il pas toujours ainsi ? Les écrivains s’inspirent de ce qu’ils vivent pour écrire et ce qu’ils écrivent a des répercussions inévitables sur leur vie privée. La frontière est poreuse. C’est un jeu dangereux et c’est ce qui fait de la littérature un pari piquant.

Les lecteurs ont cru qu'ils participaient de cet amour interdit. Aujourd'hui, devant les photos des amoureux épanouis qui s'affichent à « ciel ouvert », ils se sentent

définitivement exclus. Et d'autant plus exclus qu’ils pensaient à tout sauf à une femme de cet acabit. Et cette fois-ci, c'est d'une trahison politique dont on accuse l’écrivain.

Comment cet auteur qui se revendique comme un auteur engagé, peignant la France qui souffre, la France des ronds points, des fins de mois difficiles, peut-il jeter son dévolu sur une aristocrate qui serait née dans un cocon de soie et ne connaîtrait rien de ce qu’ils vivent ?

Il n’est pas cohérent, selon eux, de se revendiquer comme « un gosse de prolo », de se classer du côté des « mécontents », des « soumis qui grognent », de « ceux qui tiennent parce que pas le choix et rêvent que leurs mômes feront mieux » (Le Ciel Ouvert), il n’est pas cohérent de les connaître si intimement, de les défendre et de flirter au même moment avec une « Princesse » à Monaco.

Encore une fois, Nicolas Mathieu brouille les frontières, il se peint en mouvement. Naviguant librement entre le réel et la fiction mais aussi entre différents mondes sociaux, tout comme Martin Eden l’avait fait, avant lui, en tombant amoureux de Ruth.

De fait, s'il écrit, s'il reçoit le Goncourt, s'il est un écrivain lu et apprécié, il ne fait déjà plus partie de la petite classe moyenne provinciale qu'il décrit. Il est déjà le transfuge qu'on lui reproche d'être, avant même cette histoire d’amour.... Transfuge, il le devient dès l’instant où il met le pied dans une école privée et entame des études supérieures. Et il ne s’en est jamais caché jusque là.

Depuis quand abandonne-t-on ses combats politiques, renie-t-on ses origines sociales parce que l'on devient écrivain et un écrivain estimé ?

Il ne va pas changer de vision du monde ou de sensibilité du fait de son nouveau statut.

Les lecteurs mécontents se trompent en pensant que Nicolas Mathieu les a trahis ou les aurait dupés. Il ne fait que poursuivre le mouvement dans lequel l’acte d’écrire le place inéluctablement. Écrire c’est déjà s’extraire de sa « réalité », se poser en observateur et transformer ce que l’on voit en littérature. Il y a forcément dans l’acte d’écrire une transposition, une trahison.


Un pas de côté.


C’est ce qui fait dire à l’auteur lui-même qu’en devenant « écrivain », il ne se situe plus « nulle part ». Il ne sera jamais tout à fait légitime face à ses « amis bourgeois et diplômés » et il n’appartient plus, désormais, à la France dite « périphérique » et populaire dont il est issu.

Il est dans un entre deux, inconfortable certes, mais c’est précisément cette position singulière qui donne à son regard toute son acuité et lui permet de peindre des personnages, comme lui, en devenir.

On comprend pourquoi la lecture d’Annie Ernaux fut pour lui une révélation à l’adolescence.

La question de la « place », en effet hante ces livres. Les personnages masculins de ses précédents romans, Anthony de « Leurs enfants après eux » tout comme Christophe dans Connemara, sont tous deux amoureux fous de femmes inaccessibles socialement : Stéph et Hélène. L’écart social fait partie intégrante de leur désir. Ils aiment ces femmes et tout ce qu’elles représentent les excite, c’est écrit noir sur blanc.

La vie privée de l’auteur n’est donc en rien un coup de théâtre pour qui sait lire.

Nicolas Mathieu est, au contraire, parfaitement fidèle à lui-même en tombant aujourd’hui amoureux d’une femme qui n’a rien à voir avec ses propres origines sociales.

Qu'exige-t-on aujourd'hui des écrivains pour scruter ainsi leurs faits et gestes, ausculter jusqu’à leurs amours et le leur reprocher ? L’amour n’est-il pas le lieu de tous les paradoxes, de toutes les projections, des désirs les plus inavouables ?

Tomber amoureux d’une aristocrate serait, selon ses détracteurs, une faute politique mais n’est-ce pas, à l’inverse, une forme d’affirmation de sa liberté totale en tant qu’individu ?

Est-ce que cette liberté ne correspond pas parfaitement à celui qui affirmait à Philosophie magazine en mars 2023 qu’il se méfiait des étiquettes et même de celle de transfuge qui confine souvent à la posture ? Toute assignation est un danger, ajoutait-il, pour un auteur.

On ne choisit pas la personne dont on tombe amoureux, du moins consciemment, et tout est permis si l’on a le courage de relever le défi d’un improbable amour.

Loin d’être hypocrite, on pourrait y voir une nouvelle preuve de la profonde sincérité de Nicolas Mathieu, le courage de ne pas se trahir lui-même, d’aller au devant de son désir.

C’est ce qu’il nous confie dans Le ciel ouvert, il se parle à lui-même et, ce faisant, nous le souffle comme un conseil : "Tu n’as pas l’éternité pour toi, il te faut vivre et aimer tout de suite (...) Aucun calcul ne justifie que tu cèdes encore sur l’essentiel" .

Ainsi, il ne se renie pas, il est exactement ce qu’il a toujours été, il suit sa trajectoire. Et il continuera à écrire sur ce qu’il connaît, ce qui le touche au plus profond de ses tripes. Sur notre société. Sur son besoin de Justice. Sur les rapports de force entre les êtres et aussi sur le désir. Sur ce qui l’indigne car c’est son moteur. Ce qui le meut.

Il est intéressant de relever le fantasme de pureté qui s’immisce dans le procès que certains font aujourd’hui à cet écrivain.

Il faudrait écrire uniquement sur ce que l'on est sociologiquement au moment où l’on écrit, ce qui fonde notre identité sociale, sans quoi l’on serait un imposteur... Ainsi, par exemple les hommes n’auraient plus le droit d’écrire à propos des femmes et les « riches » à propos des « pauvres ». Hugo ne pourrait plus écrire « les Misérables » et Flaubert n’aurait plus le droit de dire : « Emma c’est moi »...

Mais alors, il n'y aurait plus d'écriture... car l'écriture est forcément un déplacement.

L'écriture met en mouvement celui qui écrit, le fait sortir de lui-même, tout comme elle doit mettre en mouvement le lecteur...


Si l'écriture devait être la photographie d'une identité statique, les livres ne seraient plus des livres mais des tombeaux.




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