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  • Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Relire Fanon I : Adam Shatz, nouvelle biographie ou roman d’une vie ?


Frantz Fanon (c) La Découverte

« Je serai le premier à admettre que ce livre est, en partie, une œuvre d’imagination »

Adam Shatz


Dans « La Poésie parole essentielle » en 1983, Aimé Césaire écrivait : « évidemment une vie d’homme ce n’est pas ombre et lumière. C’est le combat de l’ombre et de la lumière […], c’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur. »

 

Ce positionnement de Césaire par rapport au récit de vie est particulièrement approprié, au seuil de notre lecture d’une nouvelle biographie de Frantz Fanon, aux mêmes éditions que celle éditée de David Macey. Le genre biographique attire beaucoup de lecteurs et la plume de nombreux critiques : plus la stature de l’homme concerné est grande, plus nombreuses sont les biographies. Difficile en effet de ne pas comprendre la fascination que l’on peut éprouver pour la trajectoire de Frantz Fanon, accentuée par la brièveté de sa vie. Dans son ouvrage, Le Pari biographique (2011), François Dosse écrit : « Le genre biographique est devenu aujourd’hui un véritable champ d’expérimentation d’avant-garde car il permet de relativiser la posture de surplomb que prétendait avoir l’historien en expliquant le passé ».

 

Lorsqu’il y a plusieurs biographies, chacun va élire la biographie de son choix selon l’orientation que le biographe donne à son récit. On peut aussi préférer les « chronologies », mini-biographies, le plus souvent tout à fait factuelles et sources fiables d’une chronologie existentielle pour entrer ensuite dans l’œuvre de l’auteur. Toutes les biographies reposent sur des faits attestés, désormais enregistrés et, à moins d’erreurs grossières, ce n’est pas ce qui fera préférer une biographie à une autre. Le choix se fait en adhérant au regard particulier et une mise en scène spécifique de la vie et de l’œuvre du biographé, ici Frantz Fanon. Il est aisé aussi de comparer les titres, les photos ou motifs choisis en couverture qui présentent Fanon.

 

Ce mois de mars 2024, les éditions La Découverte publient la biographie de Frantz Fanon éditée en janvier aux Etats-Unis sous le titre, The Rebel’s clinic. The Revolutionary lives of Frantz Fanon ; en français, Frantz Fanon Une vie en révolutions.

 

L’illustration choisie par Adam Shatz montre Fanon en partance, montant dans un bateau. Amplement médiatisée dès sa parution, cette biographie est couverte d’éloges et intervient dans un contexte où Fanon est à nouveau à l’honneur.

Comment, pour ma part, ai-je lu cette biographie ?

 



 

« En novembre 1960, un voyageur d’origine ambigüe, à la peau très brune mais n’ayant pas l’air d’un Africain, débarqua au Mali »

 

 

La phrase que j’ai mise en exergue est la toute première du prologue de cette œuvre de 500 pages … Elle ouvre un paragraphe digne d’un roman d’espionnage avec mystère, identité empruntée, mission secrète et se termine par « il faisait partie d’un commando » …

Ce prologue est précédé de trois dédicaces dont une seule nous parle immédiatement, celle dédiée à Marie-Jeanne Manuellan. La dédicace à Amina Mekahli (1967-2022), poétesse et romancière algérienne, nous étonne de prime abord car elle aurait fait « fructifier l’œuvre de Frantz Fanon ». J’ai beaucoup étudié l’influence ou les traces de l’œuvre de Fanon en Algérie et je suis donc curieuse de découvrir dans la suite du récit cette héritière de Fanon dont j’ai raté le travail de diffusion de la pensée fanonienne.

 

En commençant notre lecture, précisons que ce que l’on attend d’une biographie, en tant que lecteur est une recension de faits attestés qui sont le socle d’une meilleure connaissance de l’œuvre d’un écrivain. Bien entendu le roman d’une vie, lui, enregistre aussi des faits attestés mais remplit les creux et les blancs d’un parcours par l’imagination du biographe. Si on ne connaît pas assez tel ou tel aspect de la vie du sujet, on puisera dans celle mieux connue d’un contemporain. Par ailleurs, le roman d’une vie ne s’interdira aucune interprétation sur les faits et gestes attestés du sujet : sur l’enfance martiniquaise de Fanon, sur sa vie à Lyon, sur son rapport aux femmes, sur son engagement algérien, par exemple.

 

La biographie d’Adam Shatz appartient au genre « roman d’une vie » avec un style parfaitement maîtrisé et agréable à lire, comme un roman : on nous raconte un parcours à partir d’éléments connus et on espère rendre visibles des nouveautés. Le romancier se permet aussi certaines libertés. Dans un entretien donné à Hannah Seavin de l’université de Berkeley au début du mois de février, le biographe confie : « même une biographie comme celle-ci contient une sorte de mémoire cachée […] J’avoue que la plupart de mes décisions en tant qu’écrivain sont plus intuitives que conscientes ».

 

Comme dans tout récit, le narrateur choisit l’ordre dans lequel il mène sa narration et ce qu’il met en lumière et interprète ou ce qu’il met en seconde ou troisième position. C’est la raison pour laquelle, il me semble intéressant d’analyser au plus près le prologue qui donne véritablement l’orientation de ce récit. Notons qu’il s’agit d’un prologue et non d’une introduction, un « envoi », un prélude, mettant le lecteur en atmosphère plus que l’exposé de l’argumentation qui forme le corps de l’ouvrage, objet d’une introduction.

 

Le premier qualifiant désignant Fanon est celui de « voyageur d’origine ambigüe », expression qui impose les idées de déplacement et d’ambiguïté. On est en novembre 1960, un an avant sa mort. Faux papiers, fausse identité, faux lieu de naissance de cet « Ibrahim Omar Fanon ». L’incipit d’une œuvre est toujours révélateur du regard que l’on impose au lecteur sur l’objet observé. Fanon est bien un objet insolite, curieux et connoté : faire partie d’un « commando » n’est pas donné à tout le monde.

Après ce portrait en zone grise, ainsi formulé par le biographe, on entre plus avant dans une information avec l’évocation du voyage jusqu’au Mali comme le ferait un roman. Il faut donner l’impression que le narrateur y était lui-même. Pour écrire ce voyage, Adam Shatz s’appuie sur les notes de Fanon publiées dans Pour la Révolution Africaine, « Cette Afrique à venir ». Les phrases de Fanon sont citées donnant un cachet d’authenticité au récit. Il parle des « pensées d’un mourant », expression qui dramatise le récit (Fanon saurait donc, un an à l’avance, qu’il a une leucémie et qu’il va mourir). La mission du « commando » est évoquée avec présentation du chef, Chawki, de son engagement, puis enchaîne sur l’engagement de Fanon qui est métabolisé immédiatement par une restriction : « Pourtant son désir d’être Algérien n’était guère réaliste […] L’Algérie restait pour lui l’objet d’un amour presque impossible ». Cet amour est comparé à celui des « colons européens » en une comparaison plutôt hasardeuse et tout à fait inadéquate, et sans doute volontairement provocatrice. Le rêve de Fanon pour l’Algérie est reformulé ainsi par le biographe : il rêvait à partir de l’Algérie d’une fraternité dépassant les frontières, rêve que lui avait fait entrevoir la France (sic) à lui l’Antillais… encore une proximité affirmée hasardeuse. Si la France l’a trahi, Fanon, lui, est resté fidèle aux idéaux de 1789.

 

Le récit se poursuit en campant Fanon toujours en décalage par rapport à la situation qu’il vit. Il n’est pas une exception. Il y a eu d’autres cas : « Le XXe s. abonde bien sûr en révolutionnaires venus d’ailleurs, étrangers radicaux attirés par des terres lointaines sur lesquelles ils projettent leurs espoirs et leurs illusions » ; ou comment un engagement politique humaniste et exceptionnel devient un exotisme new style… Mais tout de même, Adam Shatz lui concède un engagement plus profond pour l’Algérie en lutte, engagement que de nombreuses incises suggéreront comme erreur d’appréciation. Il remet en question l’affirmation souvent formulée de Fanon comme « tête théorique » du FLN. Comme il ne cite pas les auteurs de cette affirmation, nous constatons, pour notre part, qu’il rejoint ici les propos de Redha Malek au Colloque international Frantz Fanon à Riadh el Feth à Alger, en novembre 1987, reprises par Mostefa Lacheraf dans un article du Matin (Algérie), dans la même période, que l’on peut synthétiser en « Fanon doit tout à l’Algérie » : ces deux dirigeants politiques et têtes pensantes du parti le campent comme un réceptacle amplificateur, une sorte de scribe des idées du FLN, position assez discutable. Au colloque sus-cité, ces affirmations ont été largement contestées par de nombreux participants.

 

Après cette mise en perspective de l’engagement de Fanon, Adam Shatz glisse vers ce qui est, dit-il, la qualité première de Fanon d’être un « thérapeute », avec modestie et humilité. C’est une dimension importante de cette personnalité que le Portrait Frantz Fanon d’Alice Cherki, édité dès 2000 (et non en 2006), a mis largement en valeur. Adam Shatz met Fanon en parallèle avec Richard Wright et Ralph Ellison et leurs observations de l’oppression raciale : « Peu d’auteurs ont su appréhender de manière aussi vivace l’expérience vécue du racisme et de la domination coloniale, la fureur qu’elle suscite dans l’esprit des opprimés, ou encore le sentiment d’aliénation et d’impuissance qu’elle engendre ». Références clins d’œil d’un biographe américain.

 

Il ajoute que Fanon croyait aussi à la possibilité d’un dépassement, au-delà du combat nécessaire pour la liberté auquel le dominé ne pouvait échapper car cette étape est décisive pour envisager un dépassement. Rappelons qu’en pleine guerre d’Algérie et alors qu’il participe à la Sorbonne au fameux congrès des écrivains et artistes noirs en 1956, Fanon concluait ainsi sa contribution, « Racisme et culture » : « La culture spasmée et rigide de l’occupant, libérée, s’ouvre enfin à la culture du peuple devenu réellement frère. Les deux cultures peuvent s’affronter, s’enrichir (…) L’universalité réside dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproque de cultures différentes une fois exclu irréversiblement le statut colonial ». Cette simple phrase, à elle seule, dit la perspective du dépassement : elle est citée à la p. 186, à la fin du second chapitre consacré à Fanon « l’Algérien ».

 

Ici, dans ce prologue, Adam Shatz opte plutôt pour rappeler l’importance de ce qu’il appelle son « plaidoyer en faveur de la violence », inscrivant donc, dès ces premières pages, un des lieux communs de la plupart de ceux/celles qui écrivent sur Fanon. Il conteste l’influence énorme qu’il a eue tout en donnant des exemples attestant du contraire. Il développe de façon plus nuancée cette affirmation. Chez Fanon, la violence est une « nécessité psychologique » et faire de lui, un penseur qui a fait l’apologie de la violence, donc du terrorisme, est caricatural et biaisé. Face à la violence coloniale, les colonisés entrant en lutte, développent une contre-violence. Adam Shatz s’appuie sur la lecture de Jean Améry : l’opprimé développe par la violence une « revendication de dignité ». Cette aventure africaine est reprise, dans une rédaction plus factuelle à la p. 320.

 

Bien que le monde ait changé, les thèmes analysés par Fanon sont toujours actifs dans notre monde post-colonial : « l’injustice raciale, l’exploitation des pays pauvres par les pays riches, le déni de la dignité humaine, la persistance du nationalisme blanc ». Fanon appelle à une décolonisation des esprits, de part et d’autre. Il le fait dans un style qui emporte le lecteur : « Son écriture continuait à frémir de la colère et de la passion d’un jeune homme cherchant sa juste place dans un monde où tout est fait pour la lui refuser ».

De ce style découle ce qu’il nomme « l’esprit Fanon » c’est-à-dire « le grain d’intransigeance qui caractérise sa voix ». Il dictait ses textes et ne les écrivait pas. Le corps présent, souffrant, en mouvement révèle autant le psychiatre que le descendant de l’esclavage. Comment ne pas penser à la citation de cette magnifique « Lettre à un Français », véritable poème en prose (dont quelques fragments sont donnés p. 194) : « Je veux ma voix brutale, je ne la veux pas belle, je ne la veux pas pure […] Je la veux, de part en part déchirée ».

 

Pour Adam Shatz, Fanon a eu « autant d’illusions que d’illuminations » dans son expérience algérienne. En conséquence le biographe a, pour lui, une admiration qui n’est pas inconditionnelle. Il annonce alors le déroulé de son récit : son objectif sera de mettre à jour les questions posées et celles qui ne l’ont pas été. Ce qu’il a voulu, c’est affronter « l’homme » Fanon et non l’icône sanctuarisée. Car Fanon a porté des masques : « Français, Antillais, Noir, Algérien, Libyen, Africain, sans oublier les rôles de soldat et de médecin, de poète et d’idéologue, de destructeur et de créateur de mythes ». Remarquons que cette énumération propose un joyeux amalgame et a un peu tendance à présenter Fanon dans un habit d’arlequin !

 

Sur France Culture, le 26 mars 2024, dans un échange avec Edwy Plenel, le biographe a déclaré : « Dans cette biographie, j'essaie de souligner les tensions et les contradictions entre Fanon le dissident et Fanon le bureaucrate révolutionnaire » ; plonger dans la vie de Fanon pour saisir les basculements et les nuances de ses écrits : « j'ai voulu casser le code Fanon ». Il est exact que qualifier Fanon de « bureaucrate révolutionnaire » casse sérieusement les codes.

 

La première phrase de l’épilogue est une phrase de Marie-Jeanne Manuellan : « Je n’aime pas que l’on découpe Fanon en petits morceaux » (p. 398) Car le découper en morceaux est une façon d’éparpiller sa stature d’homme entier. Or, le plan pour lequel opte le biographe est tout de même une entreprise d’éparpillement. Cette vie de 36 années – et de neuf années actives de publication, de Peau noire masques blancs aux Damnés de la terre, celles qui sont le plus importantes pour approcher et analyser son œuvre –, est traversée en cinq parties, chacune encastrant Fanon dans une qualification : L’Antillais, L’Algérien, L’Exilé, L’Africain, Le Prophète. (I, 6 chapitres – II, 2 chapitres – III, 3 chapitres – IV, 2 chapitres – V, 3 chapitres). L’Epilogue porte le titre « Spectres de Fanon ». Les titres choisis montrent un Fanon successivement ceci ou cela, véritable girouette identitaire.

 

Il serait illusoire d’avoir la prétention de rendre compte de tout le volume. Ce que je veux tenter c’est de pointer certaines affirmations ou mises en récit qui m’interpellent et, de la même façon que j’ai eu du mal à aller au bout de la biographie que tout le monde s’accorde à qualifier de « magistrale » de David Macey, j’ai souvent eu le désir de refermer le livre à cause de trop d’interprétations contestables, de mon point de vue et trop d’excroissances narratives qui n’avait de lien que de loin avec le sujet traité. En fin de volume, dans « Note sur les sources », Adam Shatz écrit :

 

« Pour interpréter les écrits de Fanon, il faut aussi se risquer à une série de conjectures, et je serai le premier à admettre que ce livre est, en partie, une œuvre d’imagination. Fanon a grandi sur une île où, depuis l’époque du marronnage, la liberté a toujours été associée au secret et aux tentations de fuir la captivité ; sa vie intérieure nous échappera toujours. J’ai donc aussi mis en œuvre une lecture symptomale de son œuvre, à l’écoute des lacunes, des silences, des tensions et des contradictions, et attentif à la trace presque imperceptible, dans sa prose impétueuse, de la distance entre l’univers dont il a hérité et le monde que lui et bien d’autres espéraient créer après l’effondrement des empires européens ».

 

Cette note est très intéressante et honnête car elle corrobore le constat fait, à la lecture des 447 pages, du choix des sources. Et ce choix est le socle des orientations de la « lecture symptomale ». La première source qualifiée de « magistrale » est David Macey ; vient ensuite, et ce n’est plus la même qualification, « l’émouvant portrait biographique d’Alice Cherki », puis les mémoires de Mohammed Harbi ; enfin cinq noms : Marie-Jeanne Manuellan, Elaine Klein Moktefi, Jean Daniel, Michel Martini et Serge Michel ; les deux derniers, peu amènes sur Fanon et même hostiles ou exaspérés par cette personnalité. Shatz ne cite par Joby Fanon, le frère aîné auquel il a emprunté nombre d’anecdotes, les prenant pour argent comptant, comme il le fait d’ailleurs avec Marie-Jeanne Manuellan. Tout ce qu’il affirme de Josie est de seconde main et s’il a rencontré Mireille, il n’a manifestement pas rencontré Olivier.

En l’absence de bibliographie – ce qui aurait été très utile –, j’ai regardé avec attention les notes pour préciser les sources qui étaient les siennes pour ses deux pays incontournables, la Martinique et l’Algérie, le pays des origines et le pays choisi pour la lutte anticoloniale. On ne peut que constater combien  elles sont lacunaires et effacent les « héritages » fanoniens.

 

Pour la Martinique et les Antilles françaises, Shatz s’en tient aux classiques : Césaire, Glissant ; et Marcel Manville, René Ménil, Maryse Condé, Chamoiseau, Roumain. En dehors des deux premiers, c’est surtout des citations très ponctuelles. Rien des nombreuses recherches éditées en Martinique et même une absence d’allusion au Cercle Frantz Fanon et aux livres d’un certain nombre d’intellectuels du pays.

Pour l’Algérie, puisant dès qu’il le peut dans les ouvrages de Joby Fanon, d’Alice Cherki et de Mohamed Harbi, il ne cite aucune étude qui aurait pu nuancer son affirmation de l’absence de Fanon dans son pays choisi. Il privilégie deux études, publiées, comme lui, à La Découverte, ce qui est de bonne guerre : Karima Lazali dont il adopte les thèses (p. 473, note 44) ; et Malika Rahal pour quelques précisions historiques. Il cite Pierre et Claudine Chaulet, Charles Geronimi, Safia Bazi brièvement évoquée. Il revient avec une certaine insistance sur Mouloud Feraoun pour ses points de vue différents de Fanon que l’écrivain algérien n’a jamais cité, plus proche de Camus dont, néanmoins, il ne partageait pas toutes les positions. Et, bien sûr, Camus ! L’épilogue fait une place de choix à la lucidité de Kamel Daoud, dernière référence incontournable pour tout savoir sur l’Algérie de tout ce qui s’écrit sur le pays, en Europe et aux Etats-Unis. Un autre exemple patent de citation de seconde main est l’allusion faite à l’exécution de Fernand Iveton qui sollicite Joseph Andras et non Jen-Luc Einaudi (p. 354). Notons tout de même qu’il y a un paragraphe intéressant consacré à La Grotte éclatée de Yamina Mechakra, p 373 mais sans préciser que l’autrice était psychiatre.

On peut affiner le regard critique sur la bibliographie de ce récit mais l’absence des références à des études contemporaines de ces deux pays est tout de même patente et plus que regrettable. Elle se comprend, Adam Shatz s’adressant d’abord à son public américain mais elle explique quelques positions discutables. Il est sûr que sur Fanon, on ne peut tout lire mais il y a des silences qui interrogent.

 

Quelques exemples encore des techniques du biographe-romancier. Dans le premier chapitre de la première partie, histoire et sociologie de la Martinique sont parcourues à grands traits pour expliquer l’humus en quelque sorte où pousse la plante Fanon. Il est souligné sa peau plus foncée qui l’aurait singularisé dans sa fratrie. Adam Shatz évoque sa détestation de Schœlcher : « Il est difficile de se représenter le petit Fanon âgé de 10 ans faisant un pied de nez au monument à Schœlcher : l’enfant portait encore un masque trop serré pour de tels actes de rébellion. Mais on peut facilement imaginer qu’un Fanon adulte ait pu se souvenir avec honte et horreur de ne pas l’avoir fait ». Alors, imaginons !...

 

Pour évoquer l’engagement pour combattre le nazisme en France, le biographe utilise un procédé qu’il utilisera par ailleurs : la lettre qu’il écrit à sa famille, de France, quand il pense qu’il ne va pas survivre : quelques citations sont données sans rappeler le contexte de sa découverte après la mort de la mère très tardivement, citations qui s’intègrent au récit en continu en 1944. Et pour faire bonne mesure, puisque Fanon a vingt ans, la fameuse phrase de Paul Nizan : « J’avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ». Le biographe romancier doit remplir son récit dans les passages un peu pauvres en information et montrer aussi son érudition. Lors de son escale à Oran, jeune homme engagé contre le nazisme à 19 ans en route pour libérer la France, comme il sonde son biographé, Adam Shatz peut affirmer : « Fanon ne ressentit pas une parenté instinctive avec les Arabes d’Afrique du Nord ». Il s’appuie aussi avec beaucoup de confiance sur les anecdotes rapportées par Joby le frère de Fanon dans son livre de souvenirs de 2004.

 

Dans toutes ces pages des passages extra-fanoniens cohabitent avec des analyses intéressantes des écrits de Fanon et du contexte de leur écriture. Le lecteur les notera aisément au cours de sa lecture. Cette cohabitation donne de l’élan au roman, son ton particulier où la subjectivité du biographe se substitue à son objectivité. Ainsi : « Encore sous le choc du regard apeuré du petit garçon de Lyon, Fanon commence à dicter le manuscrit de Peau noire, masques blancs à sa fiancée Josie Dublé » ; c’est comme s’il avait assisté au début de cette écriture qui ne porte pas ce titre alors car ce qu’il dicte à Josie, c’est un essai qui a alors pour titre, Essai sur la désaliénation du noir.

 

Notons que Fanon n’a pas été directeur de l’Hôpital psychiatrique de Blida mais un des chefs de service auquel on a confié deux services : « les femmes européennes » et « les malades musulmans ». Mais le biographe a besoin de cette distorsion de l’information pour introduire René Maran et son roman qui reçut le prix Goncourt. Il fait une simple allusion au roman analysé par le jeune Fanon dans Peau moire masques blancs, Un homme pareil aux autres.

 

Comme je l’ai dit précédemment, la richesse de cette biographie ne me permet pas d’en donner un compte-rendu détaillé et ce n’est pas mon objectif. Je voudrais revenir sur deux entrées qui m’intéressent au premier chef : la citation pesante d’Albert Camus et le traitement du féminin par Fanon, la seconde se voulant sans doute un des scoops de cette biographie.

 

En ce qui concerne Camus, quinze citations d’inégale longueur, intéressantes pour les questions qu’elles posent : peut-on écrire sur l’Algérie sans citer Camus ? Peut-on écrire sur Fanon sans citer Camus ? Si l’on peut répondre oui à la première question, on ne le peut à la seconde. C’est un bon exemple des lectures du biographe qui viennent suppléer aux lectures que l’on ne connaît pas de Fanon.

 

p. 41 : Engagé dans les Forces françaises libres, Fanon fait escale à Oran. Oran : réflexe citationnel : La Peste de Camus… D’ailleurs chaque fois que l’occasion se présentera, le biographe cite Camus dont on ne sait même pas si Fanon l’a seulement lu ; l’inverse, par contre, se sait : Fanon ne faisait pas partie des lectures de Camus.

p. 71-73 : A Lyon, a dû voir les pièces de Camus. Evocation synthétique de l’opposition Sartre-Beauvoir/Camus.

p. 96 : Jeanson mandaté par Les Temps Modernes pour porter l’estocade contre L’Homme révolté.

p. 139 : l’écrivain, Français d’Algérie, est qualifié d’« écrivain scrupuleux » ne partageant pas les « visions chauvines » de Louis Bertrand. Et de citer la conférence de 1937 à La Maison de la culture à Alger. Shatz émet ensuite de sérieuses réserves sur son regard sur les habitants d’Algérie.

p. 142 : une critique assez précise des invraisemblances de L’Etranger. 

p. 158 : « Dans L’Etranger de Camus, un livre que Fanon connaissait certainement, Meursault assume devant le tribunal sa responsabilité dans le meurtre de l’Arabe algérien sur une plage ». Shatz met cela en confrontation avec l’article de Fanon et Raymond Lacaton, « Conduites d’aveu en Afrique du Nord ». C’est la première allusion à Camus dans une biographie de Fanon qui ne soit pas hors sujet.

p.166 : évocation d’André Mandouze, professeur de Lettres latines et grand spécialiste de Saint Augustin : les excursions avec ses étudiants, aux ruine romaines de Tipasa, « sujet d’un essai lyrique de Camus ».

p.173-175 : sur l’Appel à la trêve civile de janvier 1956. Suivent les commentaires très critiques de Simone de Beauvoir et de Charles Géronimi mais avec un rappel, prudent, des ultras « Algérie française » contre Camus et l’opinion de Jean Amrouche et Feraoun.

p. 179 : dans un des cas exposé par Fanon dans Les Damnés de la terre, des deux adolescents qui ont assassiné leur meilleur ami européen, Shatz voit, un « résumé involontaire de l’intrigue surréelle de Camus L’Etranger » ?

p. 213 : « Malgré ses désaccords avec Camus sur l’indépendance, Jean Daniel partageait avec l’auteur de La Peste un certain scepticisme mélancolique sur l’avenir de l’Algérie sous l’égide du FLN » (il aurait dû écrire, « avec le journaliste des Chroniques algériennes »).

p. 215 : Camus aurait pris ses distances avec Albert Memmi car il s’était reconnu dans le colonisateur de bonne volonté du Portrait du colonisé de Memmi.

p. 298-301 : les quatre pages conclusives de la troisième partie, « L’Exilé », sont entièrement consacrées à Camus et à son livre posthume, Le Premier homme. Shatz éprouve le besoin de se justifier en disant que le nom de Camus apparaît une seule fois dans un appendice de L’An V de la révolution algérienne, pas sous la plume de Fanon, mais dans le témoignage de Charles Géronimi. Le développement n’est pas inintéressant mais il occupe une place un peu trop valorisée et pas vraiment utile à la connaissance de Fanon dans le continuum du récit.

p. 327 : allusion aux manifestations des Algériens de décembre 1960 à Alger pour l’indépendance : « A Belcourt, un quartier pauvre de la capitale où vivait la mère de Camus, plus de dix mille Algériens occupèrent les rues ». 

p. 410 : un des dirigeants du SNCC, activistes noirs, « Bob Moses, grand lecteur de Camus ». p. 428-429, Kamel Daoud et Camus : une analyse qu’on peut ne pas partager qui montre que Kamel Daoud est devenu la référence en matière d’analyse de l’Algérie contemporaine.

 

En ce qui concerne le féminin, je mets sous ce vocable citation d’écrivaines, misogynie, machisme de Fanon, Shatz prend la suite des travaux de féministes américaines et du travail de Matthieu Renault sur Beauvoir et apporte quelques anecdotes sur Fanon séducteur.

Commençons par l’accusation d’un emprunt caché que Fanon fait à Simone de Beauvoir (p. 103), signalé dès le prologue. Rappelons que Le Deuxième sexe, édité en 1949 et prix Goncourt, a pu être connu de Fanon. Martin Legros dans son article dans Philosophie Magazine, en avril 2024 écrit : « la déconstruction du racisme opérée par le psychiatre et essayiste Frantz Fanon doit beaucoup à la fréquentation par le penseur martiniquais de la pensée de Beauvoir, même si le nom de cette dernière n’apparaît qu’une seule fois dans l’œuvre majeure de Fanon, Peau noire masques blancs (1952) ». La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave n’a-t-elle pas pu nourrir la pensée du jeune Fanon par ailleurs ? Et l’attention au corps, patente chez Fanon n’a-t-elle pas une autre référence et réalité ? On sait que, dans ce premier ouvrage, Fanon a inscrit la « peau » comme signe d’identification de celles et de ceux dont il veut parler. Il veut engager une lutte contre « l’épidermisation de l’infériorité ». Je ne reviendrai pas sur l’analyse de cet essai déjà faite mais je rappellerai qu’elle inscrit fortement Fanon dans une tradition des afro-descendant.e.s de la Caraïbe. Et puisqu’on lui reproche son anti-féminisme revenir à la lecture de L’Espérance-macadam de Gisèle Pineau, de Rosalie l’infâme d’Evelyne Trouillot et de L’Enfant-bois d’Audrey Pulvar. Ce sont des convergences qui sont moins « légitimes » dans la lecture dominante en France, que celle avec Beauvoir mais très parlantes. Adam Shatz corrobore cette attaque à la p. 103 où il affirme que Fanon aurait volontairement gommé Beauvoir au profit de Sartre, « reléguant sa compagne féminine aux oubliettes ». On peut noter toutefois les analyses très intéressantes de certains écrits de Sartre (p. 340 et sq.).

Que Fanon ne soit pas féministe est évident mais antiféministe, beaucoup moins. Tout vient de son exécution du récit de Mayotte Capécia, Je suis Martiniquaise, remise en cause par Christiane P. Makward, Mayotte Capécia ou l’aliénation selon Fanon, (1999) qui se veut une lecture gynocentrique face à la lecture de Fanon, phallocentrique. On sait pourtant aujourd’hui que ce récit a été fabriqué par des hommes à partir d’anecdotes racontées par Mayotte comme l’a montré l’étude d’A. James Arnold, « Frantz Fanon, Lafcadio Hearn et la supercherie ‘Mayotte Capécia’ », en 2002. On se demande parfois si celles qui prennent la défense de ce livre l’ont vraiment lu et ont apprécié sa médiocrité. N'oubliant jamais le corps, au centre de son dispositif conceptuel, Fanon en fait un argument dans son plaidoyer contre la déshumanisation du Noir et un incontournable de son écriture. Il partage ce positionnement avec la plupart des écrivain.e.s de la Caraïbe et des Etats-Unis.

 

Autre ignorée par Fanon : Suzanne Césaire. Lorsqu’il évoque la revue Tropiques, le biographe précise qu’il n’est pas certain que Fanon l’ait lue. Qu’à cela ne tienne, après avoir inséré sa fiche de documentation sur Tropiques, il affirme que Fanon n’a jamais cité Suzanne Césaire car « il était trop obnubilé par l’aura de son partenaire masculin pour reconnaître l’influence de l’écrivaine ». Mais s’il n’a pas lu Tropiques, comment aurait-il pu citer Suzanne Césaire dont la découverte de son importance est due au travail éditorial de Daniel Maximin en 2009 ?

 

On peut prendre Adam Shatz en flagrant délit de préférence masculine, lui aussi, quand il cite le bel hommage de Césaire, une semaine après la mort de Fanon, dans Jeune Afrique ; car il y a un autre article, en regard : la première lecture des Damnés de la terre par la poétesse algérienne Anna Greki. Et donc en ma qualité de femme et d’Algérienne comme Anna Greki, il m’est difficile d’oublier le chapitre de L’An V de la révolution algérienne, « L’Algérie se dévoile » pour taxer Fanon de misogyne. On s'est plu depuis à souligner sa naïveté dans ses analyses et dans ce chant à l'émancipation de l'Algérienne grâce aux actes posés pendant la lutte parce que les femmes n'avaient pas eu la place qui devait être la leur à l'indépendance. S'il fallait analyser avec lucidité l'éventail des attitudes et des exclusions post-indépendantes, cela n'en infirmerait pas les analyses de Fanon qui pointait la qualité du changement possible et non sa réalisation post-indépendance. Son texte voulait convaincre des nouvelles réalités et il affirmait comme points de non-retour ce qui a été des preuves tangibles d'une transformation profonde de la société algérienne dans une situation d'exception. S'il n'y a pas eu points de non-retour, il n'y a pas eu non plus retour au point de départ, comme le prouvent les oppositions à une régression dans le statut des femmes et les tensions violentes qui animent la société algérienne actuelle dans sa marche vers une modernité. Mais des militantes s’y sont reconnues comme Safia Bazi qui a témoigné, à la Rencontre Internationale d'Alger de 1987, de l’adhésion qui avait été la sienne à la lecture de L’An V, en prison. Une origine se construit autant qu’on en hérite. Faire le choix de ce nouvel héritage et refuser les aliénations et les soumissions de la tradition est une revendication essentielle du mouvement féminin algérien et surtout depuis qu’il s’est exprimé avec la remise en cause du Code de la famille dès le début des années 80. Les écrits de Fanon ne peuvent faire de concession à une Algérie mutilée de sa moitié vive.

 

Dernier volet du « féminin » : la chasse aux maîtresses du grand homme, incontournable si on veut accrocher le lecteur mais d’une signification contestable pour l’approche de ses œuvres. Au chapitre 10, il est question de l’arrivée de C. Géronimi et d’Alice Cherki à Tunis et le biographe note : « Fanon se rapprocha particulièrement de Cherki, une jeune femme menue et élégante »… Au début du chapitre 11 et sur la foi des propos de Michel Martini, le machisme de Fanon est pointé : « Il semble que Fanon n’ait pas été un mari fidèle, surtout lorsqu’il était en déplacement ». A la fin du même chapitre, la parole est amplement donnée à Marie-Jeanne Manuellan sur un rapprochement manqué entre elle et Fanon. A la p. 314, à Léopoldville, enfin une maîtresse est trouvée et nommée, la militante belge, Maryse Périn.

 

Il est juste de remarquer que les pages les plus intéressantes sont celles où le biographe s’attaque, avec souvent beaucoup de pertinence, aux écrits de Fanon, que ce soit ses trois essais et le recueil posthume. Il faut y ajouter Écrits sur l’aliénation et la liberté en 2015, recueil par Jean Khalfa et Robert JC Young, d'écrits psychiatriques et autres. Est-ce dans la « Note sur les sources » qu’on trouve sa dernière appréciation de Fanon, par laquelle nous conclurons nos impressions de lecture ? « Tous ces témoins ont énormément enrichi ma perception de Fanon : bon vivant et ascète, rebelle et psychiatre consciencieux, homme ambitieux et militant désintéressé, intellectuel urbain idéalisant la paysannerie, adversaire de la France profondément nourri de ses traditions révolutionnaires jacobines et, enfin, nomade en quête perpétuelle d’une patrie ».

 

Au bout du compte (conte…), on prend conscience en refermant l’ouvrage qu’Adam Shatz nous a conviés à partager une enquête psychologique sur Fanon en célébrant le psychiatre – d’autres l’ont fait pour ne citer que Tosquelles et Cherki et les pages lumineuses de Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment (2020) – mais en nous conviant, avec une certaine adresse, à prendre avec distance critique son engagement algérien aux côtés d’un peuple en résistance contre le colonialisme pour compromission avec des dirigeants peu crédibles et en l’interprétant comme une recherche identitaire individuelle. On oublie trop souvent la dureté d’une lutte de libération dans une colonie de peuplement et la solidarité internationale concrète comme un apport qui dépasse les étiquettes chères au biographe, de "FLN" et "Musulmans". Ainsi, le positionnement de cet ouvrage ne peut que mettre du baume sur la plaie, jamais fermée en France et plus largement en Occident, de l’indépendance de cette colonie, arrête difficile à avaler d’une Histoire encore si contemporaine. Alors ? pour conclure, relire l’hommage d’Aimé Césaire dont sa conclusion :

 

« Tel fut Fanon : homme de pensée et homme d’action. Et, homme d’action et homme de foi. Et, révolutionnaire et humaniste. Et, celui qui transcenda d’un seul coup et comme d’un impétueux élan les antinomies du monde moderne où tant d’autres s’enlisent. Il y a des vies qui constituent des appels à vivre. Des « paraclets », disait le poète anglais Hopkins. On peut appliquer le mot à Fanon en le dépouillant de son contexte religieux et mystique. Celui qui réveille, et, celui qui encourage. Et, celui qui somme l’homme d’accomplir sa tâche d’homme et de s’accomplir lui-même, en accomplissant sa propre pensée.

Dans ce sens Frantz Fanon fut un « paraclet ». Et c’est pourquoi sa voix n’est pas morte. Par de là la tombe, elle appelle encore les peuples à la liberté et l’homme à la dignité ».

 

 



 

Adam Shatz , Frantz Fanon – Une vie en révolutions, La Découverte, mars 2024, 500 pages, 28 €

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